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La Bosnie est un miroir de l’avenir de l’Europe

mardi 25 février 2014   |   Igor Stiks
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De puissantes mobilisations sociales organisées contre la pauvreté, les privatisations et la corruption du gouvernement se développent actuellement à Sarajevo et dans plusieurs villes de Bosnie-Herzégovine.

Mémoire des luttes publie ce témoignage d’Igor Štiks. Ce jeune intellectuel bosniaque est actuellement présent au cœur des « plénums » – ces assemblées populaires – de Sarajevo. Sur place, il ne s’agit pas seulement de dénoncer les injustices sociales et l’oligarchie, mais d’investir le terrain de la refondation politique de la société et de l’Etat.

Exactement trente ans après que la flamme olympique eut été allumée à Sarajevo en 1984, la ville était à nouveau en flammes. Au cours des dernières semaines, des manifestants ont pris d’assaut les bâtiments du gouvernement dans une explosion de colère contre leur situation sociale, la pauvreté endémique, l’économie moribonde et la stagnation de la vie sociale et politique. Lorsque la flamme a été allumée en 1984, j’avais sept ans et je vivais juste en face du Stade olympique. Nous n’avons pas pu dormir pendant deux semaines, tant la flamme était puissante. Mais nous étions dans le même temps très heureux : c’était une flamme de prospérité, de paix et de possibilités infinies.

À l’époque, Sarajevo projetait une image de ce que l’Europe voulait que ses pays membres deviennent : prospères, diversifiés, séculaires, des pays dotés d’industries efficaces, œuvrant à la promotion de l’égalité et de la mobilité sociales, des pays où la croissance serait constante. L’Union européenne, comme nous le savons maintenant, a échoué à être à la hauteur de ces ambitions.

Il y a aussi une autre scène du passé qui me revient. Dix ans après les Jeux olympiques, Sarajevo était en ruines, l’image exacte de ce que l’Europe pensait avoir laissé derrière elle : une ville assiégée et détruite, victime de la résurgence du nationalisme et du sectarisme, et le paysage de la Bosnie parsemé de camps de concentration et de fosses communes. L’Europe regardait sans rien faire, comme si l’image qu’elle croyait avoir enfoui pour toujours dans son passé avait un effet par trop hypnotique.

Et voici qu’une fois de plus Sarajevo et la Bosnie tendent un miroir à l’Europe, à son présent et à son avenir. Les villes de Bosnie ressemblent au Londres de l’été 2011 et aux banlieues parisiennes de 2005 : on y voit une explosion de colère et la destruction anarchique de tous les symboles du pouvoir politique, économique et social. Près de vingt ans après l’accord de paix de Dayton, il semble que les élites locales et les acteurs internationaux n’aient trouvé un consensus que sur un point : comment restaurer rapidement le capitalisme dans le pays. Pourtant, ce sont les privatisations massives qui ont conduit à la désindustrialisation presque totale du pays et à sa dépendance à l’égard des importations de biens et services financés par l’endettement esclave des citoyens et de leur État ​​affaibli aux marchés financiers.

Le résultat est que les élites ethno-nationalistes, largement responsables de la guerre, ont été récompensées lorsque la paix est revenue, non seulement par le fait de la partition ethnique, mais aussi parce que ce sont elles qui contrôlent les richesses des territoires. Ce sont ces mêmes élites que la communauté internationale et l’Union européenne, au travers de leurs obscurs responsables politiques envoyés comme « Hauts représentants », ont choisis comme principaux partenaires. Les citoyens, eux, ont été tenus à l’écart.

En Bosnie, il existe néanmoins une grande différence avec les émeutes qu’on a vues se développer dans d’autres villes européennes. Ce qui se déroule actuellement dans ce pays reflète directement la situation historique de l’Europe : nous n’assistons pas à une rébellion de groupes discriminés et ghettoïsés, territorialement contenus à la périphérie des grandes villes, mais à une rébellion de l’ensemble de la population qui a été soumise à l’appauvrissement économique, la dévastation sociale et la misère politique. En cela, la Bosnie constitue une projection de l’avenir de l’Europe : des populations ingouvernables, épuisées par des mesures d’austérité et abandonnées à elles-mêmes après l’effondrement des restes de l’État-providence – un État sans aucune perspective de croissance, dirigé par des élites à la légitimité douteuse, sinon inexistante, qui déploient des policiers lourdement armés pour se protéger contre les citoyens ordinaires.

Cependant, la Bosnie-Herzégovine d’aujourd’hui envoie aussi une autre image. Dans tout le pays, des assemblées populaires – ou plénums – ont été mises en place, et un exemple particulièrement remarquable est celui de Tuzla. Son plénum y est devenu si important qu’il est désormais en mesure de procéder à des nominations au sein de l’administration locale. Nous parlons de gens ordinaires qui sont désespérés et en colère, mais en même temps déterminés à lutter pour une vie meilleure, en dépit de tous les obstacles institutionnels. Ils ne se contentent pas simplement de crier des slogans sur ce à quoi la démocratie devrait ressembler, mais mettent en pratique la démocratie participative.

La Bosnie fait bel et bien écho aux troubles existants dans d’autres villes européennes, mais les mobilisations qui s’y déroulent indiquent également, à travers la lutte de ses citoyens pour la justice sociale, l’égalité et la démocratie, le moyen de sortir de cette situation. De fait, elle offre une image de ce que l’Europe doit devenir pour éviter de courir, de nouveau, vers une catastrophe comparable à celle qu’elle a connu il y a un siècle, lorsque l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand de Habsbourg à Sarajevo marqua le début de la Première guerre mondiale. L’Europe n’a pas écouté alors, comme elle n’a pas été fidèle à l’image que la flamme olympique de Sarajevo projetait devant ma fenêtre en 1984. Va-t-elle une nouvelle fois échouer à comprendre le message que les citoyens de Bosnie envoient aujourd’hui ? L’Europe préfèrera-t-elle voir étouffer cette flamme pour la laisser ressurgir immanquablement dans un autre coin du continent, très vite, lorsqu’il se pourrait qu’il soit trop tard ?

Source : http://www.tlaxcala-int.org/article.asp?reference=11465

Cet article a été initialement publié dans The Guardian  : http://www.theguardian.com/commentisfree/2014/feb/17/bosnia-terrifying-picture-of-europe-future

Révision et édition : Mémoire des luttes





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