Quelques clochards végètent sur un banc défoncé tandis que des gamins Tsiganes jouent au foot à côte d’eux. Nous sommes à quelques centaines de mètres à peine du boulevard qui ceinture le centre-ville de Budapest, sur la place Jean-Paul II. Avec la station de métro qui s’y construit, cet endroit délabré devrait trouver un lustre qu’il n’a jamais connu du temps récent où il était une simple place de la République. Le pays aussi a changé de nom : avec la nouvelle Constitution, la « République de Hongrie » devient officiellement la « Hongrie », tout court. Le gouvernement de Viktor Orbán ne s’embarrasse pas de faux-semblants. « Nous sommes fiers de ce que notre roi Saint-Étienne ait établi l’État hongrois sur des fondations fermes il y a mille ans, et qu’il ait fait de notre pays une partie de l’Europe chrétienne. Nous reconnaissons le rôle du christianisme dans la préservation de notre nation ». C’est ainsi que débute le préambule de la Constitution rédigée sous la direction d’un membre du Parti chrétien démocrate du peuple (KDNP) [1], un parti à tendance fondamentaliste. Un exemplaire a été remis à chaque collégien et lycéen du pays.
Vers une "théocratie néolibérale" ?
Un lien très étroit est en train de se nouer entre l’Etat et les églises sous le gouvernement conservateur et nationaliste de Viktor Orbán. Notamment en raison de la pression exercée par le Parti chrétien-démocrate, son partenaire de coalition qui assure à son parti, la Fédération des jeunes démocrates (Fidesz) [2], une majorité des 2/3 au parlement. Existe-t-il encore une séparation entre l’Eglise et l’Etat en Hongrie ? Pour le docteur en histoire du christianisme Attila Jakab, la réponse est clairement négative. Selon ce spécialiste du rôle des églises dans une perspective géopolitique [3], son pays se dirige même tout droit vers une "théocratie néolibérale" dans laquelle morale religieuse et prédation économique iraient de pair, la première étant censée canaliser les frustrations engendrées par la seconde. Depuis l’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement en mai 2010, "toute la législation adoptée va dans le sens d’une morale judéo-chrétienne fondamentaliste. Sa seule idéologie politique est constituée par la morale religieuse fondamentaliste, tandis que sa politique socio-économique est outrancièrement néolibérale et favorise les très fortunés et les hautes classes moyennes. Elle ne s’intéresse pas aux classes plus modestes et criminalise les pauvres", résume Attila Jakab.
Cette analyse prend tout son sens avec l’inscription dans la Constitution d’une nouvelle loi fiscale qui taxe tous les revenus à un taux unique (de 16%). Cette loi très favorable aux plus hauts revenus lie les mains des prochains gouvernements car elle nécessitera une majorité des 2/3 pour être modifiée par le parlement. Cette "guerre civile économique" est aussi visible avec la nouvelle politique familiale qui favorise les très hauts revenus. Les familles nombreuses profitent de nombreux allégements fiscaux, mais seulement celles qui disposent de revenus élevés. Un moyen imparable pour disqualifier les familles Roms. Tout un arsenal de mesures a aussi été pris à l’encontre des plus nécessiteux : interdiction pour les plus pauvres de ramasser du bois mort pour se chauffer l’hiver, interdiction de « faire les poubelles » et amendes exorbitantes de 150 000 forint (500 euros) ou peine d’emprisonnement de 60 jours pour les sans-abris « récidivistes » occupant la voie publique.
La nouvelle loi sur la religion adoptée au mois de juin est révélatrice à la fois de la volonté de la Fidesz de restructurer en profondeur la société hongroise sur des bases religieuses et de resserrer les liens entre les églises et l’Etat pour renforcer à long terme son pouvoir politico-économique. Par ce texte, quatorze églises ont été officiellement reconnues et bénéficieront de subventions publiques automatiques. Outre le fait qu’il renforce la position des églises implantées de longue date en Hongrie [4], deux communautés religieuses fondamentalistes jusque là « périphériques » font partie de cette liste. La communauté juive ultra-orthodoxe du rabbin Slomó Köves (affiliée au mouvement hassidique de Habad Loubavitch) a été retenue pour faire contrepoids à la Fédération des communautés juives de Hongrie , proche de la gauche libérale. La communauté évangélique pentecôtiste Hit Gyülekezete (l’Assemblée de la foi) qui s’inscrit dans le sionisme chrétien rassemble quant à elle une classe aisée et influente composée de personnalités (artistes, sportifs, etc.) et d’industriels. Elle détient notamment la majorité du capital de la chaine de télévision par câble ATV et l’hebdomadaire Hétek. Toutes deux bénéficient désormais du même statut et des mêmes avantages que l’Église catholique.
Selon Attila Jakab, la Hongrie est en train de perdre la notion d’espace public neutre au profit d’un "espace public global régit par une idéologie unique et totalitaire, où il n’y a de place que pour ceux officiellement reconnus". A l’instar d’analystes politiques qui estiment que la Hongrie tendrait à évoluer vers un modèle chinois, avec un Etat autoritaire et ultra-centralisé (adoption d’un arsenal de lois visant à étendre l’influence du gouvernement sur les médias publics, sur la cour constitutionnelle, sur la banque centrale, etc.) et une économie ultra-libérale, il estime que "la Hongrie est en train de redevenir une société de type orientale où l’individu ne compte pas".
"Orbán veut une démocratie différente"
Il ne faut pas s’y tromper cependant. Ces évolutions ne s’accompagnent pas d’un retour de la ferveur religieuse dans le pays. Contrairement à la situation en Pologne, l’Eglise catholique hongroise n’a pas d’ancrage social fort et n’a historiquement jamais été aux côtés du peuple, qui est plus enclin à la percevoir comme une institution moralisatrice et culpabilisatrice que comme un refuge spirituel. La religiosité des Hongrois reste tiède et les bancs des églises restent clairsemés.
C’est également sans compter sur la capacité de résilience de la société hongroise, sa capacité à se conformer aux exigences et à courber l’échine, en apparence, tout en résistant passivement. "Les gens ont une grande capacité à ne pas respecter et à négliger les règles en Hongrie. A partir du moment où une loi n’est pas acceptée par la population, celle-ci va trouver les moyens de la contourner", explique Attila Mong [5]. Ce journaliste avait été licencié il y a un an de la radio publique Kossuth Rádio pour avoir protesté par une minute de silence à l’antenne contre une loi limitant la liberté de la presse. "Je ne pense pas qu’Orbán veuille une dictature ni même un système autoritaire « à la russe » car les Hongrois ne le supporteraient pas. Il veut une démocratie différente, dans laquelle la majorité des Hongrois se sente à l’aise car il a réalisé que la majorité de la population se sent mieux dans un système un peu plus à l’Est qu’à l’Ouest", estime-t-il.
Il y a l’idée défendue par la droite conservatrice que la Hongrie doit se recentrer après avoir sacrifié ses racines orientales sur l’autel de l’Union européenne. Convaincu que le pays s’est détourné de ses racines naturelles, le député du parti d’extrême-droite Jobbik [6], Márton Gyöngyösi, défend une vision largement répandue au sein même de la Fidesz : "Après le changement de régime en Hongrie, on nous a dit « le communisme et le centralisme, c’est mal, tout ce que vous devez faire, c’est ce que vous disent l’OCDE, le FMI, la Banque mondiale, Bruxelles et Washington ». L’intégration à l’UE et à l’OTAN était la priorité absolue de la Hongrie. Mais c’est une mauvaise direction, ce n’est pas dans notre intérêt."
Il existe une sorte de pacte implicite entre le peuple et Viktor Orbán - dont les tendances autoritaires étaient bien connues et même attendues - qui dit en substance : laissez-nous les mains libres, ne vous préoccupez pas de politique et nous améliorerons votre niveau de vie. "Le Hongrois moyen pourrait facilement dire « je me fous de la politique, de la liberté de la presse, mais à condition que mon niveau de vie s’améliore », pense le journaliste Attila Mong, appuyé par un récent sondage selon lequel près de la moitié de la population serait prête à brader le système démocratique contre une amélioration de ses conditions de vie. "Même le système Kádár était basé sur le niveau de vie [le dirigeant communiste à l’origine du « socialisme du goulash » qui avait assuré un certain bien être matériel à la population]. Quand il a cessé d’augmenter, ça a été le début de sa fin.". Le salut du régime Orbán passe donc avant tout par ses résultats dans ce domaine. Depuis son arrivée triomphale au pouvoir au mois de mai 2010 après huit années de pouvoir socialiste, il a perdu le soutien d’une partie importante de sa base électorale. Avec des indicateurs économiques dans le rouge [chute du forint, dette qui augmente de pair, faibles prévisions de croissance, chômage élevé] et le nouveau budget d’austérité qui va frapper une population au bord de l’asphyxie, sa chute pourrait être plus rapide que prévu.