Initiatives

La mère de toutes les crises

samedi 1er novembre 2008   |   Ignacio Ramonet
Lecture .

Le premier grand Sommet international pour tenter de juguler la grave crise économique et « refonder le capitalisme » à Washington le 15 novembre 2008 n’a pas été convoqué par l’Organisation des Nations unies, seule instance internationale légitime pour le faire, mais par le président sortant des Etats-Unis, M. George W. Bush, qui termine son double mandat calamiteux sur un échec encore plus terrible en laissant le monde en proie à la mère de toutes lesz crises.

Cela témoigne de la marginalisation croissante de l’ONU. Son Secrétaire général, M. Ban Ki-moon, avait proposé qu’un sommet du G8 élargi se tienne avec cet objectif au sein et au siège des Nations unies à New York avant la fin de l’année 2008. Mais sa demande est restée sans réponse.

C’est une preuve supplémentaire et significative des changements survenus au cours des trois dernières décennies pour réduire le rôle des Nations unies en matière de gouvernance planétaire, et de les remplacer par des organisations autoproclamées (surtout le G8) qui s’arrogent le droit de piloter le monde sans aucune légitimité, si ce n’est le droit du plus fort.

C’est révoltant. D’autant que la crise actuelle, par son intensité, fournit l’occasion de transformer enfin l’architecture géoéconomique et géopolitique du monde. Parce que les séismes qui ont secoué les Bourses et les banques durant les récents « septembre et octobre noirs » ont précipité la fin d’une ère du capitalisme. Le système financier international a été très violemment ébranlé. Plus rien ne sera comme avant. L’État revient.

Le croulement de Wall Street es comparable, dans la sphère financière, à ce qu’a représenté, dans le champ géopolitique, la chute du mur de Berlin. Un changement de monde et un tournant copernicien. Selon Paul Samuelson, Prix Nobel d’économie : « Cette débâcle représente pour le capitalisme ce que la chute de l’URSS a été pour le communisme. »

Nous voilà plongés dans la pire des crises systémiques. Qui s’est transformée en récession globale. Et tout indique que l’on va droit vers une nouvelle Grande Dépression. Aussi spectaculaires soient-ils, les plans de sauvetage adoptés en Europe et aux Etats-Unis ne parviennent pas à stopper le glissement vers l’abîme. Henry Paulson, Secrétaire d’Etat américain au Trésor, l’a lui-même admis : « Malgré l’importance de notre intervention, d’autres institutions financières vont faire faillite [1]. »

Une phase s’achève qui avait commencé, en 1981, par la formule de Ronald Reagan : « L’Etat n’est pas la solution, c’est le problème. » Durant trente ans, les fondamentalistes du marché ont répété que celui-ci avait toujours raison, que la globalisation était forcément heureuse, et que le capitalisme financier bâtissait, pour tous, le paradis sur Terre. Ils se sont trompés.

L’ « âge d’or » de Wall Street est terminé. Une étape de dérégulations irresponsables, de gabegies et de dilapidations incarnée par une aristocratie de banquiers d’affaires, « maîtres de l’univers » dénoncés, dès 1987, par Tom Wolfe dans Le Bûcher des vanités. Possédés par une avidité de gains à court terme. Une insatiable soif de plus-values exorbitantes. Prêts à tout pour gonfler leur butin : invention d’instruments sophistiqués et opaques, manipulations abusives, ventes à découvert, « titrisation » d’actifs, credit-default swaps, hedge funds… Comme une peste, la fièvre des gains faciles a contaminé toute la planète. Les marchés se sont emballés jusqu’à la surchauffe, alimentés par un excès de liquidités qui a favorisé encore plus la spéculation et la hausse des prix.
La globalisation a conduit l’économie mondiale à prendre la forme d’une économie de papier, virtuelle et immatérielle. La sphère financière a atteint plus de 250.000 milliards d’euros, soit six fois le montant de la richesse réelle du monde. Et soudain, cette gigantesque « bulle » a éclaté.

Provoquant un désastre aux dimensions apocalyptiques. Les banques d’affaires ont été effacées de la carte. Les cinq plus grands établissements, piliers du système, se sont effondrés : Lehman Brothers en faillite ; Bear Stearns racheté - avec l’aide de la Réserve Fédérale (Fed) - par Morgan Chase ; Merrlll Lynch repris par la Bank of America ; et les deux derniers, Goldman Sachs et Morgan Stanley (celui-ci, en partie racheté par le Japonais Mitsubishi UFJ), se sont sabordés comme banques d’affaires, et reconvertis en simples banques commerciales soumises désormais au contrôle de la Fed.

Toute la chaîne de fonctionnement de l’appareil financier apparaît miné et n’est plus fiable. Pas seulement les banques d’affaires mais aussi les banques centrales, les autorités de régulation, les banques commerciales, les caisses d’épargne, les compagnies d’assurances, les agences de notation (Standard& Poors, Moody’s, Fitch) et même les agences internationales d’audit comptable (Deloitte, Ernst&Young, PwC).

Le naufrage ne peut surprendre personne. Le scandale des « hypothèques pourries » (subprime) était connu de tous. Ainsi que l’excès de liquidités orientées à la spéculation, et l’explosion délirante des prix de l’immobilier. Tout cela a été dénoncé – en particulier dans ces colonnes – depuis longtemps. Sans que les autorités responsables ne s’en émeuvent. Parce que le crime profitait à trop de gens. Et on continua à affirmer, avec le soutien des grands médias, que l’entreprise privée et le marché pouvaient tout arranger.

L’administration néolibérale du président Bush a été contrainte de renier ce dogme. Et de faire appel, massivement, à l’intervention de l’Etat. Les principales entités de crédit immobilier, Fannie Mae et Freddie Mac, ont été nationalisées. L’ American International Group (AIG) aussi, qui est la plus grande compagnie d’assurances du monde. Et le Secrétaire au Trésor, M. Henry Paulson (ex-président de la banque Goldman Sachs…) a dû proposer un plan de sauvetage pour purger le système des actions « pourries » des subprime, d’un montant de 500 milliards d’euros, que l’Etat (c’est à dire les contribuables américains) avancerait également.

Preuves de l’échec du modèle, ces interventions de l’Etat – les plus importantes, en volume, de l’histoire économique – montrent que les marchés sont incapables de s’autoréguler. Ils se sont autodétruits à cause de leur propre voracité. Par ailleurs, cette entorse à l’évangile néolibéral ne vise pas à aider les épargnants victimes des spéculateurs mais, au contraire, à sauver ces derniers ! En application du vieux credo cynique : privatiser les profits, mais socialiser les pertes. On fait payer aux pauvres les excentricités irrationnelles des banquiers, en les menaçant, au cas où ils rechigneraient à payer, de les appauvrir davantage.
Malgré les réticences du Congrès, l’Administration américaine ne regarde pas à la dépense à l’heure de venir à la rescousse des « banksters  » (banquiers gangsters). Il y a quelques mois, le président Bush a refusé de signer une loi qui offrait, pour un montant de 4 milliards d’euros, une couverture médicale à neuf millions d’enfants pauvres. « Une dépense inutile. », selon lui. Aujourd’hui, pour aider les ruffians de Wall Street, rien ne lui semble suffisant. C’est le monde à l’envers : le socialisme pour les riches, et le capitalisme sauvage pour les autres.

Dans une récente étude sur les crises économiques des trente dernières années [2], le Fonds Monétaire International (FMI) confirme que celles qui naissent à partir des secteurs immobilier et bancaire sont particulièrement « intenses, longues, profondes et nuisibles pour l’économie réelle. »
Les effets s’étendent déjà sur les cinq continents : la Bourse de Reykjavik a perdu 94 % de sa valeur, Moscou et Bucarest 72 %, Shanghai 69%, Athènes 50%. Depuis le début de l’année, la capitalisation des grandes places boursières (Tokyo, Francfort, Paris, Londres, New York) a fondu de moitié. Environ 25 000 milliards de dollars sont partis en fumée… En quelques semaines, le real brésilien a perdu 30% de sa valeur ; le zloty polonais 22% ; la roupie indienne 10% ; le peso mexicain 14%. Et les monnaies de l’Indonésie, des Philippines ou de la République Tchèque ont subi des baisses semblables.

Les pertes liées aux crédits immobiliers pourris (subprime) sont estimés à plus de mille milliards d’euros. Pour tenter de sauver leur système financier, les autorités américaines ont déjà déboursé plus de 1.500 milliards d’euros (un montant supérieur à ce qu’elles ont consacré, depuis 2001, aux guerres d’Afghanistan et d’Irak). Mais les grandes banques du monde auraient encore besoin de centaines de milliards d’euros…Ce qui les conduit à continuer de restreindre le crédit aux entreprises et aux familles. Avec les conséquences très négatives que cela entraîne pour l’activité économique.

Les pays développés, dont ceux de l’Union européenne, qui ont eu recours à l’innovation financière pour garantir de très hautes rentabilités aux investisseurs, sont ceux qui encaissent les coups les plus durs. Le FMI estime que l’économie de ces pays connaîtra la plus faible croissance depuis 27 ans. Le monde s’achemine vers son pire cauchemar économique et social depuis 1929.

Cette crise met fin à l’ère du néolibéralisme fondé sur les thèses monétaristes de Milton Friedman qui ont dominé le champ capitaliste pendant trente ans. Et qui ont également fasciné la social-démocratie internationale. Alan Greenspan, ancien président de la Réserve fédérale américaine, a admis que la crise actuelle remettait en cause la supériorité d’un système, celui du "marché libre", auquel il avait toujours cru [3]. L’effondrement soudain du dogme néolibéral laisse aussi la plupart des responsables politiques totalement désemparés. Le spectacle pathétique de dirigeants multipliant, d’un bout à l’autre de la planète, les réunions et les plans de sauvetage donne une idée de leur affolement.

La classe politique américaine porte la principale responsabilité. Parce que, au nom de croyances idéologiques, elle a autorisé les banques à travailler dans des conditions de liberté absolue. La doctrine du marché infaillible s’est autodétruite. En revanche, le modèle des pays qui ont maintenu un certain type de contrôle des changes – Chine, Venezuela par exemple – est désormais revendiqué. Et même si l’impact de la crise se fera sentir sur toute la planète, les économies n’ayant pas adhéré à la dérégulation ultralibérale s’en sortiront mieux. Il faut souligner, pour l’Amérique latine, l’intérêt de mécanismes comme l’Alternative Bolivarienne pour les Amériques (ALBA), la Banque du Sud, ou l’idée d’une banque de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), récemment proposée par le président vénézuelien, Hugo Chávez.

Nous vivons un moment historique. Sous nos yeux s’effondre non seulement un modèle d ‘économie mais également un style de gouvernement. Ce qui modifie le lidership de l’Amérique dans le monde. En particulier, son hégémonie économique. Ses finances dépendent de la poursuite de fortes rentrées de capital étranger. Et les pays d’où provient cet argent - Chine, Russie, pétromonarchies du Golfe – pourraient désormais peser sur sa destinée. En 2006, la Chine et le Proche-Orient ont financé, à parts égales, 86% du déficit des grands pays industrialisés. Et on estime que, en 2013, l’excédent chinois de devises serait plus important que la totalité des déficits cumulés des pays développés occidentaux. Ce qui accorde à Pékin un rôle décisif dans le maintien de la stabilité du système financier international. Qu’exigera la Chine en contrepartie ? Des concessions sur des dossiers comme ceux de Taiwan ou du Tibet ?

L’histoire nous apprend que le déclin économique annonce toujours le début de la décadence des empires [4]. Désormais affaiblie, l’économie des Etats-Unis pourra-t-elle continuer d’assumer les coûts astronomiques de la guerre d’Irak ? On se souvient que le conflit du Vietnam mit fin à la parité dollar-or, déclencha une longue période de forte inflation, et fit trembler sur ses bases le système de Bretton-Woods. La guerre d’Irak, en raison de son coût, a déjà provoqué un transfert de richesse des Etats-Unis vers d’autres puissances. L’influence des fonds souverains et de la Chine a été renforcé. La crise actuelle accentue ce mouvement, et confirme un rééquilibrage fondamental : le centre de gravité du monde se déplace vers l’Asie.

Avec des conséquences en cascade, comme en signale l’essayiste britannique John N. Gray : « Si les Etats-Unis se retirent d’Irak, l’Iran apparaîtra comme le vainqueur régional. Comment réagira alors l’Arabie Saoudite ? Y aura-t-il plus ou moins de probabilités d’une action militaire pour empêcher que l’Iran se dote d’armes nucléaires ?  » La guerre en Géorgie, en août dernier, a montré que la Russie pouvait redessiner la carte du Caucase du sud, sans que Washington ait les moyens de s’y opposer.

De nombreux gouvernements jettent par dessus bord leurs convictions idéologiques et sont prêts à adopter des mesures qu’ils auraient eux-mêmes qualifié d’hérétiques il y a peu. Certains exigent la suppression des paradis fiscaux. La plupart redécouvrent Keynes et annoncent des augmentations importantes de la dépense publique. Reniant sa doctrine, le FMI lui-même réclame des interventions publiques plus massives.

Combien durera la crise ? « Vingt ans si nous avons de la chance, ou moins de dix si les autorités agissent avec fermeté [5] . » pronostique l’éditorialiste libéral Martin Wolf. Ce qui est certain, c’est qu’elle sera longue et n‘épargnera pas l’Europe comme nous le voyons déjà, ni le reste du monde.
Il est probable que le nouveau président des Etats-Unis, comme le fit Franklin D. Roosevelt en 1933, lance un nouveau « New Deal » sur la base d’un néo-keynésianisme qui confirmera le retour de l’Etat dans la sphère économique. Ce qui réduira sans doute un peu plus l’injustice sociale.

L’étape la plus sauvage et la plus irrationnelle de la globalisation aura alors pris fin. Défini par les Etats développés pour leur plus grand profit, ce modèle de capitalisme est donc mort. C’est pourquoi il est indécent que ces mêmes Etats « refondent » un nouveau système économique pour préserver, une fois encore, leurs intérêts et leur domination du monde.

Certes, à Washington, le 15 novembre, il y aura aussi des Etats du Sud comme la Chine, l’Inde, l’Afrique du Sud, le Brésil, Argentine et le Mexique. C’est heureux. Mais c’est loin d’être suffisant. Seule le cadre des Nations unies – et plus particulièrement son Assemblée générale qui rassemble les 192 Etats de la planète - est légitime pour refonder un système économique international plus juste et plus équitable. A condition toutefois, que le l’ONU elle-même procède aussi à sa propre réforme et que le Conseil de sécurité reflète enfin l’état du monde multipolaire et culturellement diversifié tel qu’il est aujourd’hui.

La crise est un grand malheur, mais, tel un effet de levier, elle peut fournir aussi une occasion historique de faire naître un monde nouveau. Un monde où les citoyens seront définitivement préservés contre d’autres cracks boursiers et d’autres catastrophes financières. C’est pourquoi le G20 n’est pas du tout suffisant. Il n’est pas acceptable que des Etats démocratiques qui conduisent actuellement de grandes réformes en faveur du progrès social – comme, par exemple, le Venezuela, la Bolivie et l’Equateur – en soient absents.

De surcrît, une telle réunion « refondatrice » n’a pas de sens si les six milliards et demi d’habitants de la Terre n’y ont pas la parole. Le puissant mouvement social qui - depuis la création d’Attac (1997), la bataille de Seattle (1999) et le lancement de Forum Social Mondial (2001) - s’est levé sur l’ensemble de la planète y a son mot à dire. Principales victimes de la crise, les citoyens - par le biais de leurs associations, ONG et syndicats -, ont des solutions concrètes à proposer. Pour construire enfin un monde meilleur.




[1Dépêche Europa Press, 9 octobre 2008.

[2 Rapport 2008 sur les Perspectives de l’économie mondiale, FMI, Washington, octobre 2008.

[3 Le Monde, Paris, 25 octobre 2008.

[4Paul Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances, Payot, Paris, 1989.

[5Paul Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances, Payot, Paris, 1989.



A lire également