Initiatives

Le Forum social mondial pour dépasser les contradictions

dimanche 6 avril 2008   |   Gus Massiah
Lecture .

Je vais essayer d’élaborer certaines hypothèses, mais il est assez difficile en dix minutes d’aborder le mouvement altermondialiste et les forums sociaux mondiaux, qui ne regroupent pas tous les mouvements altermondialistes. Il faut évidemment en faire la critique, mais il ne faut pas oublier de faire aussi la critique de la critique.

Dans quelle situation sommes-nous ? Depuis sept ans, depuis le début des forums sociaux, une double crise s’est approfondie : la crise du néo-libéralisme d’une part et la crise de l’hégémonie des États-Unis d’autre part, qui est aussi un élément très important. Cette crise de l’hégémonie des États-Unis se traduit d’ailleurs par une évolution différenciée suivant les régions, puisque les grandes régions sont à la fois des vecteurs de la mondialisation néo-libérale et des composantes de cette mondialisation. C’est pour cette raison que nous voyons que la réponse à la guerre au Moyen-Orient est la guerre, alors que la réponse est en Asie la concurrence commerciale, et que c’est en Amérique latine un mouvement civique extrêmement nouveau et intéressant, qui est porteur.

D’une certaine manière, la situation et les stratégies commencent à se différencier, et notamment avec la montée en puissance de la question des relais et des leaders régionaux, posant de façon nouvelle la question du nucléaire et de la guerre.

Le mouvement altermondialiste est en fait, comme le dit Immanuel Wallerstein par exemple, un mouvement antisystémique, par rapport justement à la mondialisation dans sa phase néo-libérale. Ce mouvement prolonge et renouvelle des mouvements historiques comment le mouvement historique de la décolonisation, le mouvement historique des luttes ouvrières et sociales, et le mouvement historique des luttes pour la démocratie et les libertés. Cependant, ces trois mouvements ne sont pas convergents naturellement. Il existe des contradictions entre ces mouvements qui, historiquement, se sont situés à des moments différents, et dans lesquels toute une série de problèmes non résolus des périodes précédentes se reposent aujourd’hui de manière nouvelle.

Il faut donc aller plus loin que les forums – je suis tout à fait d’accord et d’autres personnes l’ont dit –, sans les enterrer, même sous des fleurs. François Houtart a dit que les forums ont permis une prise de conscience et la création de réseaux de réseaux. Je suis d’accord, mais je pense que le Forum social mondial a apporté d’autres éléments supplémentaires qui sont nécessaires justement pour savoir quelles peuvent être les prochaines étapes. Je soulignerai quatre éléments qui me paraissent importants dans la montée en puissance des forums.

Le premier élément est finalement que les forums ont permis non seulement une prise de conscience, mais aussi une critique idéologique, notamment des deux fondamentaux de l’idéologie néo-libérale depuis 1989, c’est-à-dire l’idéologie de la revanche d’une part, qui est le refus de la fin de l’histoire, et, d’autre part, le refus de la guerre des civilisations. Un autre monde est possible, mais contrairement à ce que disent beaucoup de journaux actuellement, cela passe par le refus de la fatalité et de ces deux idéologies de la fin de l’histoire et de la guerre des civilisations.

Chemin faisant s’est construite à travers le Forum social mondial une nouvelle orientation stratégique. Je la résumerai de la manière suivante : par rapport à la proposition du néo-libéralisme qui dit qu’il faut organiser chaque société et le monde par la régulation par marché mondial des capitaux, le mouvement altermondialiste propose d’organiser chaque société et le monde à travers l’accès au droit pour tous et l’égalité de l’accès au droit pour tous. Évidemment, c’est une forme de révolution culturelle qui implique que la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, toujours en construction, ne devienne pas seulement une déclaration, mais aussi une sorte de programme.

De ce point de vue se construisent dans le Forum social mondial les bases sociales de ce nouveau projet par la convergence des mouvements : mouvement syndical salarié, mouvement paysan, mouvement des consommateurs, mouvement écologique, mouvement féministe, mouvement de solidarité internationale, mouvement de défense des droits de l’homme…

Cependant, ces mouvements ne se contentent pas de converger tous ensemble : ils sont divisés, il y a des discussions à l’intérieur même de ces mouvements, justement par rapport à la question de l’accès aux droits. Il y a même une révolution culturelle à l’intérieur de ces mouvements. Par exemple, une association comme Amnesty International décide maintenant qu’elle va se battre pour le droit socio-économique et culturel. C’est une révolution culturelle pour Amnesty International. Médecins du Monde décide qu’elle n’est plus seulement une association d’urgence, mais aussi qui va défendre le droit à la santé.

Les syndicats commencent à poser leurs questions, dans une partie de leurs revendications, en se référant au droit du Bureau international du travail. Le mouvement paysan se définit par rapport aux droits à l’agriculture paysanne et à la souveraineté alimentaire. Il y a donc réellement la construction d’une base sociale à travers la convergence de ces mouvements.

Il y a enfin des formes d’organisations, qui sont bien sûr complexes, mais l’idée de l’auto-organisation a quand même progressé, y compris dans l’organisation même des forums, même si cela s’accompagne toujours d’un certain désordre.

Voici donc quatre domaines dans lesquels il y a eu une progression dans les forums. Dans les forums eux-mêmes se pose la question assez compliquée de la contradiction entre deux options : faut-il élargir la base des forums, parce que nous sommes encore loin de l’avoir élargie suffisamment, ou faut-il radicaliser les forums ?

Ce n’est pas une question que l’on peut résoudre intellectuellement en se disant qu’il faut bien sûr faire les deux. Je vous rappelle qu’au Chili, quelques mois avant le coup d’État, il y avait eu à un séminaire entre les partis. Ceux-ci étaient entrés dans ce séminaire sur deux positions : le MIR et le MAPU étaient sur la position selon laquelle il faut avancer, et le parti socialiste et le parti traditionaliste étaient sur la position selon laquelle il fallait consolider. Après quatre jours de débat très intenses, ils sont sortis sur deux positions aussi contradictoires qu’au début : l’une était d’avancer pour consolider, et l’autre de consolider pour avancer.

Je pense qu’il faut bien se rendre compte que, entre radicaliser et élargir, le débat continue, même s’il faut bien sûr faire les deux. C’est un débat politique et réel, parce qu’il tient compte de la nature des mouvements, de la situation, de tous ces éléments. Il faut aller plus loin, mais il faut se rendre compte aussi de l’intérêt et de la progression possible du Forum social mondial. Par exemple, j’ai regardé sur le site du Forum social mondial : le forum social mondial décentralisé a lieu dans 85 pays actuellement et il y a plus de 680 initiatives recensées. Il y en a beaucoup plus en réalité. J’étais à Cordoue hier pour un débat entre les collectivités locales et les mouvements sociaux dans le cadre du forum social mondial. Il était très intéressant de voir ce que voulaient dire des politiques locales alternatives, et comment le forum social mondial avait permis de commencer à poser cette question. Le forum ne peut pas aller évidemment jusqu’au bout de cette question, mais il peut déjà commencer à construire le cadre dans lequel on peut le faire.
De ce point de vue, il nous reste trois questions à traiter quant à l’avenir des forums et pour nous situer dans ce qu’a dit François Houtart à propos de la question de la construction d’un sujet historique. Un sujet historique ne se décrète pas et ne se construit pas du jour au lendemain. Nous sommes donc bien dans un mouvement de longue durée. Dans la longue durée, il faut bien aussi réagir par rapport à l’urgence. Quelles sont les trois questions qui sont posées au mouvement altermondialiste ?

La première est celle des formes d’organisation et de l’évolution de la forme parti. Il ne s’agit pas évidemment de considérer que les partis n’ont plus rien à dire. Ce ne sera pas les mêmes : il y a une vraie question, extrêmement importante.

La deuxième question posée est celle du pouvoir. C’est une question tout à fait fondamentale, qui pose notamment la question de : est-ce que le pouvoir est le pouvoir d’État, et comment se construisent les bases du pouvoir ? Comment construit-on le rapport de forces qui permet de poser la question du pouvoir, y compris par rapport à la question de la nature des États, et pas seulement celle de la prise de pouvoir d’État ?
La troisième question, probablement la plus importante parce que c’est celle qui pose question au niveau même des forums aujourd’hui, est celle des alliances, à l’intérieur non du forum, mais du mouvement altermondialiste avec les autres mouvements. De ce point de vue, nous avons cinq alliances possibles. La première, qui est la plus large, est l’alliance contre la guerre et contre les formes que prend la guerre perpétuelle aujourd’hui, y compris en Palestine ou ailleurs. La deuxième alliance, qui est aussi très large, est l’alliance contre les formes de remontées de régimes de type autoritaire, fascistes, répressifs ou autres, dont nous voyons bien que c’est une question d’actualité.

Cependant, ces deux formes sont peut-être trop larges. Il y a peut-être des formes plus radicales, comme l’alliance anticapitaliste. Effectivement, cette alliance reste toujours un élément très présent, puisque le néo-libéralisme est une des phases du capitalisme. Cependant, ce n’est pas la seule alliance radicale possible. Il y a aussi l’alliance anti-productiviste, qui pose de façon nouvelle la question des limites du système et de son dépassement. Là aussi nous avons deux alliances mais qui ne sont pas assez larges. Donc, se pose la question de l’alliance contre le néo-libéralisme, c’est-à-dire le rapport que l’on va avoir avec les gens qui proposent la modernisation du capitalisme. Qu’est-ce que l’on peut dire pour cette alliance contre le néo-libéralisme, notamment pour les nouveaux keynésiens ou un certain nombre d’autres ? Dans une alliance, il y a toujours quelqu’un qui gagne et quelqu’un qui perd, parce que l’alliance n’est pas un accord complet : c’est au contraire une contradiction. Dans cette alliance, comment pouvons-nous nous préparer ? Il faut quand même faire le deuil du keynésianisme, parce que nous ne voulons pas reprendre l’ancien keynésianisme : nous voulons que le mouvement altermondialiste le dépasse réellement, mais il faut aussi faire le deuil du soviétisme. Je prends cette formule de Samir Amin, qui explique qu’il ne faut pas confondre le socialisme et le soviétisme. Il nous faut faire le deuil du keynésianisme et du soviétisme, et le Forum social mondial est un espace dans lequel nous pouvons avancer pour dépasser ces contradictions.





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