La gravité de la crise totale que traverse le monde depuis le début de la crise des subprimes aux Etats Unis en 2007 a réintroduit un espace pour un débat critique sur la mondialisation économique. Ce débat était jusqu’alors quasiment inexistant depuis le développement accéléré de cette dernière, que l’on peut situer au tournant des décennies 1980/1990 (effondrement des Etats communistes en 1989 - 1991, entrée en vigueur du marché unique en 1993, signature des accords instituant l’OMC en 1994).
La violence de la crise et ses conséquences terribles sur le chômage, les salaires, la protection sociale, partout dans le monde, ont brutalement mis un terme au mélange de béatitude et de fatalisme qui caractérisait les commentaires sur la mondialisation. Parallèlement, la réalité des dégâts environnementaux causés par l’intensification des échanges commerciaux, eux-mêmes amplifiés par l’éloignement entre les lieux de production et de consommation, est devenue évidente.
Solidaires Douanes, syndicat de lutte de douaniers sensibilisés par leur métier aux excès du libre-échange et scandalisés par le démantèlement permanent des ressources de l’Etat pour y faire face, s’inscrit pleinement dans le débat actuel sur la démondialisation. Pourtant, le protectionnisme demeure toujours un concept honni, y compris à gauche, où il serait en quelque sorte synonyme de xénophobie et de nationalisme. Il pourrait, au contraire, être l’outil économique indispensable pour permettre une alternative crédible à la mondialisation financière et marchande, en un mot capitaliste. Permettre ainsi de restaurer la souveraineté des peuples et bâtir un monde plus juste et plus équilibré.
Les effets délétères du libre-échange
La crise globale que nous vivons, si elle a de multiples causes, trouve en partie ses racines dans la généralisation absolue du libre-échange dans le monde. La libre circulation des marchandises et des capitaux a entraîné la mise en concurrence de toutes les économies entre elles, et donc de tous les salariés entre eux. Ce phénomène a provoqué d’immenses déséquilibres, provoquant pour une part la gravité de la crise que nous traversons.
Le libre-échange a ainsi entraîné la désindustrialisation des économies occidentales, et particulièrement celle de la France. Pour notre pays, ce constat est incontestable. Le dernier haut-fourneau lorrain a fermé le 3 octobre dernier. A la suite de la signature de l’accord multifibres en 2005, qui a provoqué la disparition des mesures douanières dans la filière textile, 60 000 emplois ont été supprimés dans ce secteur en France en deux ans. Autre exemple emblématique, celui de l’automobile : dans cette branche, la proportion d’emplois situés en France a baissé de 50,4 % à 23,5 % pour Renault, et de 55,9 % à 35,3 % pour Peugeot, en seulement cinq ans, entre 2005 et 2010 !
De manière générale, la part de l’emploi industriel en France est passée de 24 à 13% entre 1980 et 2008. C’est la principale conséquence de la généralisation du libre-échange, et que ne relatent pas les études sur l’ampleur des délocalisations. En ne prenant en compte que le transfert d’une unité de production d’un pays à un autre, elles ne rendent compte ni de l’impact sur la sous-traitance et les bassins d’emploi, ni même de l’implantation directe, dans les pays à bas coûts salarial, fiscal et environnemental, d’installations destinées à la production de biens pour l’exportation.
Surtout, les emplois industriels détruits étaient qualitativement supérieurs (salaire, CDI) aux emplois de service devenus prédominants. La désindustrialisation, couplée au chantage compétitif qui s’exerce en permanence sur les salariés menacés de délocalisation, a produit une déflation salariale, tirant salaires directs et indirects (revenus issus de la redistribution, comme les prestations sociales) vers le bas. Ce phénomène est directement à l’origine de la crise, puisque la déflation salariale a contraint les salariés à l’endettement, phénomène qui est directement à l’origine de la crise des subprimes.
Le libre-échange a donc eu pour effet d’installer à grande échelle la division internationale du travail, sous l’impulsion notamment des organisations internationales comme l’OMC et le FMI. Disciples zélés de la théorie des avantages comparatifs, ses représentants ont orienté les pays du tiers-monde (voire contraint, au mépris de leur souveraineté, le versement des aides au développement étant conditionné à la mise en œuvre des plans de l’institution financière de Washington) à se spécialiser dans la monoproduction d’un bien destiné à l’exportation (cas, par exemple, de la Côte d’Ivoire pour le cacao). Entraînant ainsi l’abandon des cultures vivrières dans des pays devenus dépendants des variations des cours internationaux et qui ont ainsi perdu leur souveraineté alimentaire.
D’autres pays (Indonésie, Vietnam, Philippines, etc.) se sont spécialisés dans la production de produits industriels à faible valeur ajoutée et entièrement destinés à l’exportation, sans que cela leur permettre de connaître une sortie massive de la pauvreté : l’ « avantage comparatif » qui leur a permis d’implanter ces productions sur leur territoire repose en effet sur le faible niveau des salaires, de la protection sociale ou encore de normes environnementales inexistantes !
Reste le cas de l’Inde et, surtout, celui de la Chine. Cette dernière a fait, sous l’impulsion de Deng Hsiao Ping, un choix très simple, totalement ricardien. Ce pays a utilisé l’avantage comparatif de son inépuisable réserve de main-d’œuvre, aux coûts de revient beaucoup plus faibles que dans les pays développés, pour attirer sur son sol les unités de production de ces derniers, dans le but de produire pour l’exportation. Ce choix, s’il a permis l’émergence d’une classe moyenne capitaliste (250 millions de personnes, ce qui est important bien sûr, mais à comparer avec la population totale chinoise, qui est d’environ 1,5 milliard d’habitants), s’est réalisé sous le contrôle d’un régime autoritaire soucieux de restaurer son statut de grande puissance, dans le mépris total de son développement intérieur, et notamment de la pauvreté de son immense population rurale.
Incompatibilité avec une politique environnementale forte
La nécessité de lutter efficacement contre les activités nuisibles à l’environnement se heurte, dans le cadre d’une économie mondiale dominée par le libre-échange, à des pratiques de dumping environnemental comme il existe des pratiques de dumping social, ou fiscal. Les biens de consommation sont produits, pour une grande part, dans des pays dans lesquels les contraintes environnementales sont faibles, voire inexistantes, ce qui constitue un avantage comparatif de plus pour implanter des unités de production sur son sol, les multinationales allégeant ainsi leurs coûts. Ce n’est pas une vue de l’esprit : en 2007, 25 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) de la Chine sont dues à la production de produits destinés à l’exportation. Environ 50 % de la croissance de ces mêmes émissions, mesurée entre 2002 et 2007, en provient.
Ces entreprises ont tout simplement délocalisé la pollution : si l’Union européenne a effectivement réduit ses émissions de GES dans le cadre du protocole de Kyoto, la prise en compte du solde des émissions de CO2 liées au commerce extérieur augmente de 33 % l’empreinte carbone française. On peut comparer ce niveau (9 tonnes par personne et par an) avec celui de la quantité de CO2 émise sur le territoire français.
C’est pourquoi la prise de mesures contraignantes, en France ou même en Europe, en matière environnementale serait inefficace si aucune mesure similaire n’était prise à l’encontre des produits importés sur le territoire.
Le projet de taxe carbone, abandonné en 2010, se heurtait justement à cet écueil du dumping environnemental : les produits importés, non soumis à ce dispositif, auraient donc disposé d’un avantage comparatif supplémentaire par rapport aux produits obtenus sur le marché intérieur. Après une intense campagne de lobbying, le gouvernement a fini par retirer ce projet en invoquant, fort justement, que la taxe carbone ne pouvait être opérante qu’à condition d’être complétée par un dispositif équivalent pour les produits importés.
Malheureusement, comme nous nous y attendions, le commissaire européen au commerce, Karel de Gucht, a vite enterré ce projet au niveau de l’UE, en le déclarant non conforme aux règles de l’OMC. De manière tout aussi prévisible, le gouvernement français, qui avait renvoyé le déploiement de ce dispositif au niveau communautaire, n’a jamais concrètement œuvré à la réalisation concrète de ce projet au sein de l’UE.
La nécessité d’une refondation radicale de l’Union européenne
Les opposants au protectionnisme justifient l’inutilité de cet outil par le fait que la part des échanges intra européens représente environ 60 % du commerce des Etats membres de l’UE. Le commerce avec les pays tiers étant minoritaire, la réponse protectionniste n’aurait donc pas d’efficacité pour lutter contre le dumping.
A cela, nous opposons plusieurs arguments. D’abord, cette part du volume des échanges n’est mesurée qu’en valeur, ce qui n’est pas forcément représentatif du nombre de travailleurs nécessaires pour l’obtention d’un bien. Par exemple, un Airbus sera toujours considéré comme un produit fini européen, quand bien même entre dans sa fabrication une part toujours croissante de produits obtenus hors de l’UE. D’autre part, même si les échanges extra UE sont minoritaires, les produits sensibles aux délocalisations sont bien souvent issus de secteurs à la main-d’oeuvre nombreuse et peu qualifiée : le phénomène de chantage compétitif peut alors jouer à plein.
Enfin et surtout, le dumping s’exerce totalement à l’intérieur même de l’UE sous l’influence de deux phénomènes : le contenu historiquement libéral de l’Europe (âprement défendu par la Commission) qui se caractérise par la libre circulation totale des marchandises et des capitaux à l’intérieur du marché unique, et la disparité entre ses membres, qui a pour effet de créer une course aux avantages comparatifs (coûts sociaux peu élevés, fiscalité favorable aux entreprises) entre les Etats membres. La conjugaison de ces deux facteurs nivelle forcément les normes sociales vers le bas.
Aujourd’hui l’Irlande pratique un taux d’imposition sur les sociétés de 12,5 % ; l’Estonie exonère totalement de cet impôt les bénéfices réinvestis par les entreprises sur son territoire ; l’Espagne peut vendre librement à des prix très bas ses fruits et légumes obtenus grâce à des coûts sociaux très faibles ; la Roumanie accueille des usines délocalisées en proposant un salaire de 300 euros par mois ! Les Etats membres qui souhaiteraient se protéger contre ces politiques de dumping ne le pourraient d’ailleurs pas dans le cadre des traités actuels, la Commission considérant que toute mesure en ce sens constitue une atteinte au droit communautaire.
La concurrence exercée dans l’Union européenne ne bénéficie d’ailleurs pas aux travailleurs des Etats aux conditions sociales les moins favorables. Jacques Sapir a ainsi démontré que le niveau de vie des salariés de République tchèque avait baissé depuis l’entrée de cet Etat dans l’UE.
Restaurer la souveraineté des peuples
L’analyse de la chaîne des conséquences du libre-échange aboutit donc à ce constat : le chantage compétitif qui s’exerce par la mise en concurrence permanente des travailleurs entre eux aboutit à la perte de souveraineté des peuples. Pour les Etats du tiers-monde, contraints de suivre les préconisations assassines des "plans d’ajustement". Pour les Etats du Nord, contraints, eux, de rogner plus ou moins brutalement dans les politiques sociales pour rétablir leur compétitivité.
Soutenu par les dirigeants des multinationales, le libre-échange constitue un outil puissant entre leurs mains pour détruire méthodiquement les normes sociales obtenues par les peuples, souvent par la lutte. La souveraineté populaire est ainsi vidée de sa substance, la politique économique et sociale devient une évidence non discutable, qui peut se résumer par l’amélioration de la compétitivité (comprendre : remettre en cause tous les avantages sociaux).
Les opposants de gauche aux mesures protectionnistes considèrent que le libre-échange n’est pas la cause première de la dégradation du rapport capital/travail, ce qui les rendrait inopérantes dans l’arsenal des politiques de gauche. Nous considérons au contraire que, même si la situation sociale s’est dégradée avant même la généralisation du libre-échange, l’ampleur prise par le phénomène et par ses indiscutables conséquences dramatiques nécessitent qu’un outil spécifique lui soit opposé.
Nous ne pensons pas que le protectionnisme constitue la réponse unique à la dégradation sociale que subissent les travailleurs depuis maintenant une trentaine d’années. En revanche, à notre avis, c’est un outil indispensable à toute politique de gauche alternative qui souhaiterait renverser le rapport de force imposé par les firmes multinationales.
L’outil protectionniste doit permettre aux peuples de sortir du chantage compétitif, de retrouver des espaces de souveraineté, et donc de sauvegarder, développer, structurer les services publics, les retraites, la protection sociale.
Le protectionnisme n’étant qu’un volet incontournable au cœur d’une politique de transformation sociale plus globale, ses contours ne peuvent pas être figés. Le protectionnisme est un dispositif aux mains des Etats, qui peut prendre de multiples formes selon l’objectif politique poursuivi. Contrairement à ce qui peut être asséné, il ne s’agit pas uniquement de mesures tarifaires qui visent un pays en particulier. Un droit de douane s’applique selon trois critères : l’origine (l’endroit où le produit est obtenu), l’espèce (sa nature) et sa valeur. Le niveau de droit de douane va donc varier en fonction de ces trois éléments.
Les Etats peuvent donc mettre en œuvre une politique commerciale très fine, en ciblant par exemple des biens agricoles dont l’importation risque de fragiliser la filière locale, et des pays dont le respect des normes sociales ou environnementales n’est pas avéré. Les Etats peuvent également actionner des mesures anti dumping temporaires, ciblant nommément les productions d’entreprises qui renchérissent particulièrement le prix des importations.
Une politique commerciale active peut également prévoir des accords spécifiques avec d’autres Etats ou groupes d’Etats. Un texte de cette nature entre l’Union européenne et les Etats dits "ACP" (Afrique, Caraïbes, Pacifique) prévoyait des échanges préférentiels avec cette zone, mais il a été abandonné pour cause de non conformité avec les règles de l’OMC !
Enfin, la politique commerciale peut prendre d’autres formes que des mesures tarifaires : quotas d’importation, respect de normes techniques ou sanitaires, etc.
Certaines mesures douanières doivent par ailleurs être immédiatement abandonnées lorsqu’elles ne poursuivent pas d’objectif social. C’est le cas par exemple des subventions aux exportations agricoles qui exercent une concurrence déloyale envers les produits agricoles des pays vers lesquels les biens subventionnés sont exportés et nuisent à la souveraineté de ces Etats. De surcroît, ces "restitutions" profitent essentiellement aux entreprises agro-alimentaires peu soucieuses de préservation de l’environnement ou de développement équilibré du territoire. Parmi les autres mesures commerciales qui doivent cesser au plus vite, nous pouvons citer la protection de la propriété intellectuelle sur les médicaments, par exemple.
La politique douanière peut donc être efficace si les autorités politiques se réapproprient cet outil. Les agents des douanes disposent du savoir-faire nécessaire pour vérifier l’origine d’un produit ou sa valeur réelle, y compris en contrôlant les prix de transfert internes aux firmes multinationales.
Cependant, les hémorragies d’effectifs annuelles que subit la Douane entament très largement cette capacité. Notre administration est l’une de celles - et ce n’est sans doute pas un hasard - qui subit le plus violemment les effets de la révision générale des politiques publiques (RGPP) : en 2012, ce sont 61 % des agents partant à la retraite qui ne seront pas remplacés !
Nous espérons et nous lutterons pour qu’un gouvernement de gauche volontariste redonne à la Douane les moyens d’agir efficacement au service d’une politique commerciale juste et efficace.
Au service de cette dernière, les outils protectionnistes n’ont d’autre vocation que de rétablir la souveraineté des peuples sur leur destin, dans le cadre d’une coopération internationale plus équilibrée et plus juste.
Aux camarades qui s’inquiètent d’un éventuel caractère nationaliste du protectionnisme, notamment parce que le Front national l’a inscrit dans son programme, nous répondons que, pour le parti d’extrême-droite, cette évolution est purement opportuniste. Traditionnellement, l’idéologie économique de ce mouvement a campé sur une ligne thatchérienne, entre autoritarisme social et ultralibéralisme économique. Ce n’est que récemment, par pur calcul électoral, que ce parti s’est saisi du protectionnisme. Marine Le Pen s’est récemment aussi convertie à la défense des services publics : allons-nous pour cela renoncer à faire de cette cause un enjeu majeur de nos luttes ?
Redisons-le : le protectionnisme n’est qu’un élément qui doit s’inscrire avec cohérence dans un projet politique économique et social. Pour le Front national, le protectionnisme et la défense des services publics s’insèrent de façon boiteuse dans le cadre d’un discours de peur, sécuritaire et autarcique. Il prospère en raison de l’incapacité de la classe politique traditionnelle de sortir les classes moyennes et populaires de la spirale de la dégradation sociale qu’elles connaissent depuis trente cinq ans. Tout au contraire, le protectionnisme au service d’une politique sociale progressiste, novatrice et ambitieuse devient un vecteur nécessaire à la mise en place de celle-ci.
N’oublions pas que, en face, le camp capitaliste n’a pas ces pudeurs et sait très bien pourquoi il est partisan du libre-échange. Parmi un flot de citations possibles, celle-ci, de Pierre Méhaignerie, ancien ministre et ancien président de la commission des finances de l’Assemblée nationale : "Dans un monde ouvert, la France ne peut pas faire exception avec les 35 heures, la retraites à 60 ans et les régimes spéciaux qui n’existent nulle part ailleurs. A défaut, nous risquons le déclin".