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Le socialisme du « bien vivre »

Par Rafael Correa

lundi 18 septembre 2017   |   Rafael Correa
Lecture .

Lors d’une conférence prononcée le 25 août 2017 à Marseille dans le cadre des universités d’été de la France insoumise, Rafael Correa est revenu sur le bilan de la Révolution citoyenne qu’il a impulsée et dirigée entre 2006 et le 24 mai 2017. Il a également analysé les raisons et les ressorts de la « restauration du conservatisme » actuellement à l’œuvre en Amérique latine. Et de rappeler : « ce sont des temps difficiles pour l’Amérique Latine, mais pas catastrophiques. Nous ne sommes plus cette gauche qui obtenait 3% des voix. Nous sommes aujourd’hui une gauche qui a vocation à gouverner ».

Mémoire des luttes publie l’intégralité du texte de cette conférence dans une version revue avec l’auteur.

Introduction

 

Après avoir traversé non seulement une crise économique, sociale et démocratique – fruit du fondamentalisme néolibéral – mais aussi une crise de dirigeants et d’idées, une grande partie de l’Amérique Latine a réussi à s’extirper du joug des technocrates obséquieux et de l’orthodoxie aveugle qui nous a mené à la ruine. Nous avons eu l’audace de penser à nouveau par nous-mêmes, de repenser notre propre notion de « l’économique et de la politique ». C’est ainsi qu’a surgi le « Socialisme du bien vivre [buen vivir] ».

Le « Socialisme du bien vivre » se nourrit de la conjugaison réflexive de plusieurs socialismes : le classique, le scientifique, mais aussi le socialisme agraire d´Emiliano Zapata, le socialisme andin du péruvien José Carlos Mariategui, la doctrine sociale de l´Eglise, la théologie de la libération, sans oublier la longue histoire marquée par les luttes émancipatrices de nos peuples.

Le « Socialisme du bien vivre » ne se réduit pas à des modèles, mais se base plutôt sur des principes. Nous rejetons les recettes toutes faites et les dogmes. La pire des erreurs, surtout si la gauche est au gouvernement, est d’agir en fonction de ses fixations mentales, de ses desiderata idéologiques, et non en fonction de la réalité.

Nous partageons avec le socialisme traditionnel le besoin de l’action collective, l’importance du rôle de l’État, la défense de ce qui est public face au simplisme individualiste, la recherche permanente et fondamentale de la justice dans toutes ses dimensions, unique manière d’atteindre la vraie liberté, la suprématie de l’être humain sur le capital et l’importance de produire de la valeur d’usage, c’est-à-dire des biens publics nationaux et globaux.

Le « Socialisme du Bien Vivre » est l’héritier des meilleures manifestations du socialisme traditionnel, mais il défie aussi, avec courage et esprit critique, sans crainte de penser, les dogmes que l’Histoire s’est elle-même chargée d´enterrer.

 

L’action collective et le rôle de l’Etat

Une des erreurs commises par la gauche traditionnelle a été de nier l’existence du marché. Les marchés sont une réalité économique. Mais il est sans doute bien différent de parler de sociétés avec marché, que de sociétés de marché, où les vies, les personnes et la société elle-même ne sont qu’une marchandise en plus.

La société ne peut pas exister en fonction des nécessités mercantiles, c’est le marché qui doit exister en fonction des besoins sociaux. Le marché est un bon serviteur, mais un très mauvais maître. C’est donc pour cela que sont indispensables l’action collective et un rôle adéquat de l’État, pour gouverner le marché et lui faire porter les fruits socialement désirés.

Voici ce que la droite traduit comme une limitation de la liberté. Pour elle, la liberté équivaut à la non intervention, alors que, pour nous, la liberté est la non domination. Autrement dit, nous cherchons à doter les individus de capacités et, en tant que société, à assumer le devoir de réguler les pouvoirs qui peuvent nous dominer.

Nous ne pouvons pas permettre qu’on nous vole le principe de liberté. Il n’est pas en contradiction avec celui de justice. Dans des sociétés aussi inégales que le sont les latino-américaines, c’est d’ailleurs seulement à travers la justice que nous atteindrons une vraie liberté.

Il est évident que tout est une question politique. La gauche doit revendiquer la politique. On nous présente la politique comme un monde nécessairement sombre, corrompu et méchant. Tout cela est une stratégie pour maintenir le statu quo et empêcher un quelconque changement dans les relations de pouvoir. La diabolisation du pouvoir politique en Amérique Latine immobilise tout processus de changement. Il s’agit de nous faire croire que nous n’avons pas besoin d’hommes politiques, mais seulement de « managers ».

Le développement est, par essence, une question politique. C’est par la suite que viennent les questions techniques. Le problème fondamental réside dans la question de savoir qui détient le pouvoir dans une société : les élites ou les grandes majorités ? Le capital ou les êtres humains ? Le marché ou la société ?

Tout au long de son histoire, l’Amérique Latine a été dominée par des élites qui ont exclu les grandes majorités des bénéfices du progrès. Leur attitude rentière est allée jusqu’à faire obstacle à un progrès majeur pour elles-mêmes. Aujourd’hui, à l’échelle mondiale, nous sommes dominés par les intérêts du grand capital, ce que j’appelle « L´empire du capital », particulièrement du capital financier.

C´est justement là que réside l’essence même de la Révolution citoyenne : dans le changement des rapports de pouvoir en faveur des grandes majorités, dans la transformation de l’Etat bourgeois dominé et au service d’une minorité en un Etat véritablement populaire, au service du bien commun et de l’intérêt général.

 

 

Décennie gagnée

Grâce à ce changement dans les rapports de pouvoir, nous avons réussi à projeter l’Equateur dans ce que nous appelons la « décennie gagnée ». Cela nous permet de vivre dans un pays totalement différent de celui que nous connaissions lorsque nous en avons pris la responsabilité en 2006.

Nous avons doublé la taille de l’économie. Malgré deux années extrêmement difficiles et la contrainte de ne pas avoir de monnaie nationale, nous avons atteint un taux de croissance supérieur à la moyenne de la région latino-américaine. Nous sommes passés du statut de pays à revenus inférieurs à pays à revenus moyens. En parallèle, nous sommes passés d’un développement humain moyen à un développement humain élevé. Selon des études internationales, nous sommes le pays qui a su le mieux profiter du boom pétrolier.

D’après la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL), nous nous trouvons aujourd’hui parmi les trois pays les moins inégaux de l´Amérique du Sud, alors que 10 ans auparavant, nous nous trouvions parmi les pays les plus inégaux. Nous avons aussi réussi à réduire de 16,5 points la pauvreté multidimensionnelle – qui est la définition la plus complète de la pauvreté –, ce qui équivaut à 1,8 millions d’Équatoriens qui sont sortis de la pauvreté. Nous pouvons nous vanter d’avoir attaqué les causes structurelles de cette pauvreté et non pas de l’avoir maquillée. La pauvreté s’est notamment substantiellement réduite grâce à la croissance économique, mais avant tout grâce à la redistribution des revenus. Lors de la décennie précédente, sous le régime néolibéral, la croissance économique a réussi à avoir un effet de réduction de la pauvreté. En revanche, une plus grande concentration de la richesse a eu tendance à l’augmenter.

Le développement social a fait de grands pas en avant du fait d’un système éducatif qui, d’après l’Organisation des Nations unies pour la science et la culture (Unesco), est celui qui progresse le plus en Amérique Latine. En ce qui concerne l’infrastructure productive, nous sommes considérés comme le pays le plus avancé en matière de routes dans la région, alors qu’auparavant, nous étions parmi les pires. L’Equateur a réussi à atteindre la souveraineté énergétique. Aujourd’hui nous exportons de l’énergie, alors qu’avant nous en importions. De manière générale, nous avons une compétitivité systémique largement supérieure à celle d’il y a dix ans.

Nous avons aussi vécu une « décennie gagnée » du point de vue de la stabilité politique, de l’institutionnalisation et de l’efficacité de l’Etat, de la solidité de notre démocratie. Avant notre gouvernement, nous avons connu 7 présidents en l’espace de 10 ans, et aucun des 3 derniers présidents élus n’a réussi à terminer son mandat.

Le 24 mai 2017, lorsque j’ai cédé la présidence de la République de l’Equateur, pour la première fois en vingt ans, un président élu transmettait le pouvoir à un autre président légitimement élu.

 

La « Tempête parfaite »

Lors des deux dernières années nous avons souffert ce que j’appelle la « Tempête parfaite » : le crash des exportations combiné à une appréciation du dollar, monnaie d’utilisation nationale, un mélange destructeur pour l’économie. Les dépréciations de la monnaie dans nos pays voisins ont atteint jusqu’à 80%, comme ce fut le cas en Colombie, mais il nous était impossible de répondre monétairement puisque nous sommes dépourvus de monnaie nationale.

Fin 2016, le total de nos exportations fut équivalent à 64% de la valeur correspondante de 2014, ce qui signifie une réduction d’à peu près 10 milliards de dollars, plus de 10% du PIB.

Au niveau fiscal, nous avons perdu près de 12,5% du PIB de revenus nets car, à la place de recevoir du revenu pétrolier, nous avons été amenés – pour la première fois dans notre histoire –, à transférer des ressources fiscales pour que les entreprises pétrolières publiques ne fassent pas faillite.

Nous avons aussi dû subir des verdicts légaux en faveur d´entreprises pétrolières transnationales, qui nous ont obligé à payer une sanction supérieure à 1% de notre PIB en quelques mois.

Enfin, nous avons fait face à la plus grande tragédie du pays des 70 dernières années, avec le tremblement de terre de 7,8 sur l’échelle de Richter, qui a secoué nos côtes le 16 avril 2016 et qui a coûté la vie de centaines de nos compatriotes ; réduisant les chiffres de croissance de 0,7% et produisant également des pertes de plus de 3% du PIB. Ce séisme a produit plus de 4000 répliques, quelques-unes d’entre elles atteignant plus de 6 sur l’échelle de Richter, c’est-à-dire comparables au tremblement de terre qui a détruit en août de l’année dernière la ville italienne d´Amatrice.

Jamais dans l’histoire de mon pays, nous n´avions cumulé autant de chocs externes négatifs en si peu de temps.

Peu avant le tremblement de terre, le Fond monétaire international prévoyait une récession de 4,5%. Finalement, nous avons réussi à clore l´année 2016 avec un taux de croissance négatif de 1,5%. Le premier trimestre de 2017, l’économie de l’Equateur a crû de 2,6%, ce qui signifie que nous avons surmonté la récession en un temps record et avec des coûts minimes.

Lénine disait que la politique est de l´économie concentrée. Il est vrai que la politique dépend fortement de l´économie. Cependant, nous avons tellement œuvré ces dix dernières années que nous avons quand même réussi à gagner les élections dans un contexte de récession.

Les mesures que nous avons dû prendre pour protéger le secteur extérieur et pour financer la reconstruction des zones dévastées par le tremblement de terre ont principalement touché les plus riches. Lors des deux dernières années, malgré la récession économique, il n’y a pas eu d’augmentation des inégalités et la pauvreté a continué à diminuer, ce qui est inédit en Amérique Latine.

La droite et l’opposition à notre gouvernement ont argumenté sur le fait que le succès du modèle équatorien se réduirait au boom des matières premières, ce fameux « boom » qui aujourd’hui n’est plus une réalité.

Il est clair qu’il est plus facile de gouverner pendant les époques d’expansion que de récession, mais malgré cela, le modèle socialiste a eu plus de succès dans les deux cas. Le système de protection sociale mis en place lors de la dernière décennie, comme la santé gratuite, l’éducation gratuite, l´université gratuite, et l’allocation chômage, ont défendu les droits des plus vulnérables pendant ces dures années.

 

Restauration du conservatisme

Pendant ce temps-là, que se passait- il au niveau régional ?

Une fois la longue et triste nuit néolibérale des années 1990 terminée – cette dernière a plongé dans la faillite plusieurs nations dont l’Equateur –, et à partir du moment où Hugo Chavez a gagné les élections au Venezuela en 1998, les gouvernements de droite, soumis aux pouvoirs de toujours, ont commencé à s’effondrer comme des châteaux de cartes. Ainsi, ils ont laissé place, le long de toute « Notre Amérique », à des gouvernements populaires du « Socialisme du bien vivre ».

Lors de l’apogée de ce mouvement en 2009, sur les 10 pays qui composaient l´Amérique du Sud, 8 d’entre eux étaient gouvernés par la gauche, en plus de El Salvador, avec l’arrivée du Front Farabundo Martí, du sandinisme au Nicaragua, de Manuel Zelaya en Honduras et d’Alvaro Colom en Guatemala.

Au Salvador, au Guatemala, ou au Paraguay avec Fernando Lugo, ce fut la première fois dans l’histoire respective de ces pays que la gauche arrivait au pouvoir. Dans le dernier cas, pour mettre fin à deux siècles de bipartisme.

En mai 2008 naît l´Unasur – Union des nations sud-américaines –, et, en février 2010, se crée la CELAC, – Communauté des Etats Latino-américains et Caribéens –, avec 33 membres. Des 20 pays qui composaient la CELAC, 14 d’entre eux étaient gouvernés par la gauche, c’est à dire 70%.

La première partie du 21ème siècle fait sans doute partie des « années gagnées ». Les progrès économiques, sociaux et politiques ont été historiques et ont surpris le monde entier. Tout ceci dans un environnement de souveraineté, de dignité, d’autonomie, et de présence dans la région, mais aussi sur la scène internationale.

Il est évident que cette situation a su jouir d’une conjoncture mondiale favorable en ce qui concerne les prix des matières premières, base des exportations sud-américaines. La grande différence est que cette richesse a été réinvestie pour le bien vivre de nos peuples.

L’Amérique Latine n’a pas vécu une époque de changements, mais plutôt un véritable changement d’époque, qui a aussi bouleversé substantiellement l’équilibre géopolitique de la région. C’est pourquoi, il était indispensable pour les pouvoirs de fait et les pays hégémoniques de mettre fin à ces processus de changement.

En 2002, le gouvernement d’Hugo Chavez avait déjà dû faire face à une tentative de coup d´état. Depuis 2008, la droite a intensifié ses tentatives anti-démocratiques d’en finir avec les gouvernements progressistes, comme ce fut le cas en Bolivie en 2008, au Honduras en 2009, en Equateur en 2010, et au Paraguay en 2012. Toutes ces atteintes à la démocratie ont été menées contre des gouvernements de gauche, et deux ont abouti, au Honduras et au Paraguay.

Peu à peu, les réactions de la droite se sont renforcées, en s’appuyant sur une stratégie et une collaboration internationale – grâce à la complicité des médias – et surtout en sachant tirer profit des circonstances économiques adverses à partir de la deuxième moitié de 2014.

Il n’est désormais plus seulement question d’une tentative de “restauration du conservatisme”, comme je l’ai nommée il y a deux ans, lorsque des coalitions de droite encore jamais vues – qui jouissaient d’un soutien international, de ressources illimitées, de financements externes, etc. –, ont surgi lors des élections locales de Quito. Si lors de ces élections, la voie démocratique a au moins été utilisée, aujourd’hui, la réaction s’est approfondie et a perdu toutes limites et scrupules. Nous sommes face à un nouveau « Plan Condor ». Quarante ans auparavant, sa cible était la jeunesse qui croyait en un monde meilleur et s’opposait à la brutalité des dictatures militaires financées par le pays du Nord. Aujourd’hui, ses cibles sont les gouvernements progressistes de la région.

C’est pour cela que nous souffrons du harcèlement et du boycott économique au Venezuela, du coup d´Etat parlementaire au Brésil, de la judiciarisation de la vie politique comme nous le voyons avec Dilma Rousseff, Lula Da Silva, ou en Argentine avec Cristina Fernandez de Kirchner, et, plus récemment, même en Equateur.

Les tentatives de destruction de l’Unasur et de neutralisation de la CELAC, pour tenter de faire revivre la moribonde Organisation des États Américains (OEA), sont évidentes et souvent effrontées. Ne parlons même pas de ce qui se passe actuellement pour le Mercosur (Marché commun du sud). Même l’échec fracassant de l´ALCA (Zone de libre-échange des Amériques en français) au début du siècle tente d’être surmonté par la nouvelle Alliance du Pacifique.

En Amérique du Sud, actuellement, il ne reste que quatre gouvernements qui peuvent se qualifier de progressistes. Je ne peux même plus compter parmi eux l’Équateur, du fait des événements récents survenus dans ma Patrie.

Les difficultés économiques au Venezuela ou au Brésil sont présentées comme des exemples du supposé « échec » du socialisme, alors que l’Uruguay, gouverné par la gauche, est le pays le plus développé au Sud du Rio Bravo, ou alors même que la Bolivie jouit des meilleurs indicateurs macro-économiques de toute la planète.

La droite veut revenir à tout prix et a soif de vengeance, après dix ans de défaites successives.

 Nous sommes peut-être les victimes de notre propre succès. Selon la CEPAL, pendant ces dix dernières années, presque 94 millions de personnes sont sorties de la pauvreté et font partie maintenant de la classe moyenne régionale. Ceci peut être sans aucun doute attribué aux politiques des gouvernements de gauche.

Au Brésil, 37,5 millions de personnes sont sorties de la pauvreté entre 2003 et 2013, et font aujourd’hui partie de la classe moyenne. Néanmoins, ces millions de personnes ne se sont pas mobilisées lorsqu’un Parlement, accusé de corruption, a destitué la présidente légitimement élue, Dilma Rousseff.

Nous sommes aujourd’hui face à des personnes qui ont surmonté la pauvreté et qui, malgré l’amélioration de leurs conditions de vie, demandent encore plus, se sentent pauvres, sans prendre comme référence ce qu’ils ont, et encore moins ce qu’ils avaient, mais plutôt ce à quoi ils aspirent. Nous appelons ce phénomène « prospérité objective et pauvreté subjective ». Ces personnes se laissent ainsi facilement emporter par les chants des sirènes d´une droite qui, avec la complicité des médias, « vend » à tout le monde un style de vie à la newyorkaise.

 

Attaques

La nouvelle droite accuse les gouvernements progressistes de n’être qu’idéologiques et de manquer de technique pour la gestion du développement national. Soit elle fait semblant soit elle ne comprend pas que le développement est fondamentalement un problème politique, où l’orientation de la politique publique est nettement idéologique et, dans notre cas, cherche la priorité du bien commun.

Il est flagrant de voir comment le marketing et le discours bien ficelé de la nouvelle droite cherchent des indéfinitions politiques. Ses représentants ne se présentent pas comme des leaders politiques, mais plutôt comme des PDG qui ont réussi dans le monde de l’entreprise.

Mais ce sont les médias qui assument aujourd’hui le rôle des principaux partis d’opposition. Maintenant, ce sont eux les vrais représentants du pouvoir politique entrepreneurial et conservateur.

La relation qui lie les capitaux des médias au secteur financier et des affaires est scandaleuse. Lorsque je suis arrivé au gouvernement, parmi les sept chaînes nationales de télévision, cinq étaient détenues par le secteur bancaire. Il n’existait même pas de télévision publique.

Nos démocraties doivent désormais s’appeler des démocraties médiatisées, parce que les médias représentent un élément plus important du processus politique que les partis politiques et les systèmes électoraux. En effet, les médias ont remplacé l’État de droit par l’État d’opinion. Peu importe le programme présenté pendant la campagne électorale et ce que le peuple, le souverain de toute démocratie, décide dans les urnes. Ce qui compte réellement, c’est ce qu’approuvent ou désapprouvent dans leurs titres quotidiens les médias.

Bien que cela soit un problème planétaire, compte tenu des monopoles médiatiques détenus par une poignée de familles, le problème est encore plus sérieux en Amérique Latine. Les médias montrent d’importantes lacunes éthiques et professionnelles et font preuve d’une insolente intervention en politique.

Le débat devrait poser la question de savoir si une société peut être réellement qualifiée de libre lorsque la communication, et particulièrement l´information, est fournie par des entreprises privées, à but lucratif.

C’est un pouvoir sans aucun contre-pouvoir, mais personne n’ose parler de cela, par crainte d’être stigmatisé comme un ennemi de la liberté de la presse, bien que, depuis que la presse est apparue, la liberté de presse n’a, en fait, jamais été rien d’autre que la volonté du propriétaire de l’imprimerie.

On accuse aussi nos gouvernements d’être « populistes », un concept assez flou qui est souvent associé à la démagogie, à l’irresponsabilité et à l’absence de compétences techniques, qui sert finalement à définir tout ce qui s’éloigne de la logique du marché et des canons des démocraties libérales occidentales.

On confond souvent ce qui est populaire avec le populisme. Dans le cas de mon gouvernement, il a été très populaire mais il fut aussi un des gouvernements les plus techniques de l’histoire de mon pays.

La double morale internationale est aussi impressionnante : si Angela Merkel cherche sa réélection en Allemagne, on le voit comme le signe d’une démocratie mûre et on loue sa grande capacité de leadership. En revanche, si un dirigeant politique latino-américain fait la même chose, ce dernier sera volontiers qualifié de dictatorial et d´autoritaire.

Finalement nous pouvons dire que la soi-disant « lutte contre la corruption » est devenue un outil efficace pour détruire les processus politiques progressistes et populaires de notre Amérique. Le cas le plus emblématique est celui du Brésil, où une opération politique très bien ficelée a abouti à la destitution de la présidente Dilma Rousseff. Après quoi, il fut démontré qu’elle n’était en aucun cas coupable de ce dont on l’accusait. Actuellement, en Equateur, le même scénario qu’au Brésil est en marche pour écarter du pouvoir le vice-président de la République.

Et bien sûr, on dit toujours que la corruption est entièrement imputable à l´État. On parle maintenant aussi d’une confrontation entre la société civile et l’Etat, la première qualifiée de bonne et le second de mauvais, alors que l’État n’est autre chose que la représentation institutionnalisée de la société.

Qui peut s’opposer à une vraie lutte contre la corruption ? Ce fut justement un de nos principaux combats durant les 10 dernières années. Nous avons mis fin en Equateur à une corruption institutionnalisée qui existait auparavant. Mais la soi-disant lutte anti-corruption dirigée par la droite et par les médias est tout à fait fausse. Elle est utilisée comme un instrument d’attaques politiques, à l’image de ce qu’a été l’utilisation de la lutte contre le trafic de drogues ou contre le « communisme ». Pour parler d’une vraie lutte contre la corruption, il suffirait par exemple d’interdire les paradis fiscaux, où est finalement concentrée toute la corruption que nous avons dû affronter.

On nous parle d’un manque de contrôle, d´une certaine acceptation des systèmes de corruption. Mais je me demande : quel type de contrôle permet de détecter un pot de vin déposé sur un compte secret dans un paradis fiscal ?

En Equateur, les contrôles sont si stricts qu’il est obligatoire de déclarer l’origine de tout virement de plus de 10 000 dollars. Par contre, dans les paradis fiscaux, il est possible de déposer des millions, sans que personne ne contrôle rien du tout.

La réalité est donc bien différente. On peut citer par ailleurs le cas d´Odebrecht, une entreprise de travaux publics brésilienne qui a mis en place toute une structure de corruption dans une douzaine de pays. On constate donc que la corruption, en grande partie, vient aussi du secteur privé. Dans des pays comme l’Allemagne, jusqu’à il n’y a pas si longtemps, les entreprises pouvaient même déduire de leurs impôts les pots de vin versés dans nos pays !

Il existe donc encore une énorme hypocrisie dans le monde à propos de la lutte contre la corruption.

Sur ce, il est important de signaler que l’Equateur est le premier pays du monde qui a approuvé au travers d’un référendum une loi qui empêche les fonctionnaires d’effectuer des opérations de n’importe quel type dans des paradis fiscaux. Mais bien que l’utilisation de ces endroits pour cacher de l’argent illégalement accumulé soit maintenant interdite, ils continuent à exister.

 

Conclusions

Ce sont des temps difficiles pour l’Amérique Latine, mais pas catastrophiques. Nous ne sommes plus cette gauche qui obtenait 3% des voix. Nous sommes aujourd’hui une gauche qui a vocation à gouverner, qui a fait la démonstration d’importants succès.

Néanmoins, il est clair qu’il existe un retour du conservatisme, d’une droite nationale et internationale qui a su se relever de son étourdissement de plus de dix ans de défaites politiques. Aujourd’hui cette droite s’est construit un nouveau discours, une nouvelle articulation, possède des ressources illimitées, elle détient le monopole des médias et profite des inévitables problèmes liés à la gestion du pouvoir, comme le changement de cycle économique et l’existence de cas isolés de corruption.

Que peut-on faire face à tout cela ? Il ne nous reste qu’un seul chemin : je cite le grand Simón Bolívar, alors qu’il se retirait du Pérou soi-disant vaincu et victime de l’ingratitude.

Que peut-on faire face à tout cela ? Vaincre !

¡Hasta la victoria siempre !





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