Le 6 décembre, les Vénézuéliens voteront pour élire les cent soixante-sept députés de l’Assemblée monocamérale contrôlée par la majorité « chaviste » depuis 1999. Dans ce pays polarisé à l’extrême, ce que d’aucuns redoutaient, prévoyaient ou… espéraient (voire préparaient) s’est enfin produit le mercredi 25 novembre : à Altagracia de Orituco (Etat de Guarico), au terme d’un meeting électoral, Luis Manuel Díaz, secrétaire général local du parti Action démocratique (AD) – membre de la coalition d’opposition Table pour l’unité démocratique (MUD) – a été assassiné de plusieurs coups de feu tirés d’une auto. D’une certaine manière, la prophétie du marquis Mario de Vargas Llosa [1] dans le quotidien espagnol El País du 14 juin 2015 connaissait un début de réalisation : « Bien que tous les sondages disent à présent que l’appui [au président Nicolás] Maduro ne dépasse pas 20 % de la population et que les 80 % restants se prononcent contre le régime, le triomphe de l’opposition n’est absolument pas garanti en raison des possibilités de fraude et parce que, dans leur désespoir pour s’accrocher au pouvoir, Maduro et les siens peuvent recourir à un bain de sang collectif, dont on a eu un avant-goût depuis le massacre des étudiants, l’an passé. »
La réunion publique au terme de laquelle a eu lieu, le 25 novembre, le « bain de sang » annoncé, s’est tenue, de fait, en présence de Lilian Tintori, l’épouse de Leopoldo López, dirigeant extrémiste du parti Volonté populaire (membre de la MUD) condamné récemment à treize ans et quatre mois de prison pour son rôle dans le déclenchement, en 2014, de l’opération « La Salida » (la sortie), destinée, par la violence, a forcer la démission du président Maduro.
Cette séquence de guérilla urbaine s’est soldée entre février et mai 2014 par la mort de quarante-trois personnes (dont huit membres des forces de sécurité et, dans la majorité des cas, des civils n’appartenant pas à l’opposition), plus de six cents blessés – et non, n’en déplaise au ci-devant marquis ultralibéral, par « un massacre d’étudiants ». Il n’empêche…
« Ils veulent me tuer », s’est immédiatement enflammée Lilian Tintori, pointant du doigt le gouvernement, tandis que, quelques minutes à peine après les événements d’Altagracia de Orituco, le dirigeant national d’AD, Henry Ramos Allup, a travers son compte Twitter @hramosallup, attribuait le meurtre « à des bandes armées liées au Parti socialiste unifié du Venezuela [PSUV] » et que, dans la foulée, le secrétaire général de l’Organisation des Etats américains (OEA), Luis Almagro, y voyait « une blessure mortelle à la démocratie » et dénonçait « une stratégie d’intimidation de l’opposition ».
Le sang n’avait pas encore séché sur le lieu du drame – non à la tribune, au côté de Lilian Tintori, comme généralement rapporté, mais au pied et en retrait de l’estrade – que déjà les « sicaires » médiatiques entraient en action. « Selon les versions (sic !), M. Díaz a été tué d’une ou de plusieurs balles “qu’auraient tirées des militants pro-gouvernement”, mit immédiatement en ligne Courrier international (26 novembre), « copiant-collant » avec un professionnalisme digne d’admiration le site du journal vénézuélien d’opposition Tal Cual. Aussi prompt dans sa réaction,Le Monde.fr (avec AFP et Reuters) disserta sur « la mort de Luis Díaz, qui est attribuée au Parti socialiste (PSUV) au pouvoir ». « Attribuée » par qui, sur quelle base ? « Tirez d’abord, vérifiez ensuite » : la sinistre formule des forces de répression vénézuéliennes sous la IVe République (1958-1998) devient la règle de conduite des pseudo paladins de l’information.
Il faudra attendre l’édition papier datée « 28 novembre » pour que la correspondante du Monde, Marie Delcas, rectifie le tir a minima, mentionnant en quelques lignes la version gouvernementale – « un règlement de comptes entre bandes rivales » –, avant de s’acharner sur la réponse indignée, très peu diplomatique, mais compréhensible, du président Maduro aux déclarations du secrétaire général de l’OEA – « Cela ne fait pas douze heures que l’enquête a démarré et voilà que cette ordure de Luis Almagro se prononce contre le Venezuela » –, avant de contextualiser la polémique à sa façon : « M. Almagro [a] été le ministre des relations extérieures du charismatique président uruguayen José “Pepe” Mujica. » Un homme « de gauche », on l’aura compris. A un oubli près – dû au manque de place, nul n’en doutera… Après la précédente diffusion par Almagro d’un document de dix-huit pages particulièrement hostile à Caracas au sujet de la crédibilité des élections législatives du 6 décembre, Mujica a désavoué son ex-collaborateur en lui adressant une sèche lettre de rupture, rendue publique et connue de tous : « Je regrette le cap que tu as choisi de suivre et je le sais irréversible, raison pour laquelle, maintenant, formellement, je te dis adieu et prends congé de toi [2]. »
D’après les premiers éléments de l’enquête, Luis Manuel Díaz, sorti de prison il y a deux ans, appartiendrait à une bande criminelle. Il faisait l’objet d’une investigation pour homicide et, de notoriété publique, était menacé de mort par des délinquants rivaux. Il ne militait au sein d’AD que depuis vingt-quatre mois, y ayant rapidement et curieusement (vu son pedigree) grimpé les échelons. On attendra ici la fin de l’investigation pour confirmer (ou infirmer) totalement ou partiellement cette version des autorités, parfaitement crédible et qui, sauf à manipuler grossièrement la relation des faits, mérite d’être portée au dossier. D’autant qu’un constat s’est rapidement imposé : aucun dirigeant de l’opposition n’a assisté aux obsèques du « martyr » récemment béatifié… (prudence compréhensible, trois suspects ayant depuis été arrêtés).
En tout état de cause, depuis Los Guaritos (Etat de Monagas) où il participait le 27 novembre à une réunion publique, le président de l’Assemblée nationale, Diosdado Cabello, a eu beau jeu de dénoncer le double standard des réactions : « Immédiatement, le Parlement européen s’est prononcé, [Mariano] Rajoy s’est prononcé, les Etats-Unis se sont prononcés, Almagro s’est prononcé, mais lequel d’entre eux l’a fait quand a été assassiné Robert Serra [3] ? Qui, parmi eux, s’est prononcé quand a été assassiné le compañero de l’université du Zulia [Eleazar Hernández] [4], des mains d’un dirigeant de l’opposition ? »
On pourrait également mentionner la curieuse épidémie de morts violentes dont ont été victimes les gardes du corps de Freddy Bernal (24 juin 2015) et Blanca Eeckout (26 juin), tous deux députés et figures de premier plan du PSUV. On pourrait même, au risque de lasser certains de nos confrères, rappeler que plus de quatre-vingt-dix militants de la Marcha Patriotica ont été tués dans la Colombie voisine depuis la naissance du mouvement en 2012 (dont vingt-sept en 2015 [5], préalablement aux élections municipales et des gouverneurs du 25 octobre dernier), sans qu’ils aient songé, ne serait-ce que par quelques lignes, en informer leurs concitoyens.
Depuis la disparition du charismatique président Hugo Chávez et l’élection de Nicolás Maduro, le 14 avril 2013, le gouvernement vénézuélien n’a pas résolu, loin de là, tous les problèmes auxquels il est confronté – de la gestion macro-économique à la corruption et à l’insécurité. Comme à tout pouvoir, sous toutes les latitudes, on peut lui attribuer une part de responsabilité dans la crise qui frappe le pays – sachant par ailleurs que, malgré la chute de plus de la moitié des prix du pétrole, il a préservé l’essentiel : les programmes sociaux. Mais, apprécié de façons diverses et souvent dédaigneusement rejeté, un fait lourd de sens doit être mis en évidence. Si l’on excepte l’agression militaire des Etats-Unis contre le Nicaragua sandiniste des années 1980, jamais, depuis le gouvernement de l’Unité populaire de Salvador Allende au Chili, un pays n’a connu une si violente et si persistante tentative de déstabilisation (avec en partie les mêmes méthodes au demeurant).
Aux guarimbas de 2014 s’est substituée une « guerre économique » organisant d’insupportables pénuries, de façon à ce que les privations et les difficultés de la vie quotidienne érodent lentement le moral des électeurs jusqu’au jour où, lassés, ils décideront d’abandonner les « Bolivariens ». Amusant les naïfs, prompts à dénoncer un pouvoir « camouflant ses échecs » derrière l’invention permanente de « complots », une tentative de coup d’Etat devant se dérouler 12 février 2015 a été déjouée – l’ « Opération Jéricho » (neuf militaires ont été condamnés depuis pour leur participation à cette action) [6].
Présente depuis toujours sur la frontière colombienne (2 300 kilomètres), la contrebande, d’artisanale, est devenue industriellement organisée, accentuant à l’extrême la disparition des produits de première nécessité subventionnés (revendus en faisant la culbute sur le territoire voisin, au vu et au su de ses autorités). On ajoutera, dans cette région, les dangereuses métastases de la pénétration mafieuse, dont tous les acteurs – opposants d’extrême droite vénézuéliens, paramilitaires colombiens, contrebandiers des deux pays, délinquants vénézuéliens –, fonctionnent en symbiose et s’interconnectent.
Prenant les dispositions exigées par les circonstances, Caracas a, en août, fermé la frontière et expulsé (parfois sans ménagement et non sans quelques injustices) plusieurs centaines de Colombiens « illégaux », délinquants pour certains, s’attirant une volée de bois vert de Bogotá (au nom des « droits de l’Homme » !, tel l’incendiaire insultant le pompier), de la « communauté internationale » (les Etats-Unis et l’Union européenne) et de leurs relais médiatiques, enthousiastes à l’extrême dans la soudaine découverte des vertus, inconnues dans leurs pays respectifs, du paramilitarisme et de la contrebande. De l’avis de nombre d’ « observateurs » particulièrement perspicaces, l’état d’exception imposé dans vingt-trois municipios des Etats frontaliers (Táchira, Zulia, Apure, Amazonas) et maintenu depuis a eu dès le départ pour objet de justifier et permettre la suspension des élections législatives. On verra le 6 décembre ce qu’il en est… (comme dit le proverbe, « quand la marée descend, on découvre qui se baignait nu »).
Au passage, on se gardera de négliger quelques détails absents des grilles de lecture pré-formatées : du début de l’année à novembre 2015, 26 735 tonnes d’aliments ont été saisies dans le cadre de la lutte contre la contrebande (dont 12 200 tonnes d’août à novembre) ; tout au long de 2014, près de 54 millions de litres de combustible avaient été récupérés [7].
S’étant donné pour mission de maintenir dans l’obéissance les populations sud-américaines, quelque peu indisciplinées depuis une quinzaine d’années, tout ce que la droite internationale compte de dirigeants, politiciens, dignitaires, notables, nouveaux convertis et voyous notoires se mobilise, la main sur le cœur, « en défense de la démocratie ». Comme l’avait fait Ronald Reagan en 1985 avec le Nicaragua sandiniste, Barack Obama, le 9 mars 2015, décrète « l’urgence nationale » face à la « menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale et la politique extérieure des Etats-Unis » que représente le Venezuela. On se permettra de noter que beaucoup réfutent ce délire : l’Union des nations sud-américaines (Unasur), la Communauté des Etats latino-américains et caribéens (Celac), le G77 + Chine, le Mouvement des non-alignés – c’est-à-dire les deux tiers des pays siégeant au sein de l’Organisations des Nations unies (une large majorité de la communauté internationale, pour qui ne saisirait pas l’ampleur du rejet).
Sortant de leur retraite dorée, d’anciens présidents dépourvus de légitimité – parmi lesquels le Colombien Álvaro Uribe (mis en cause par la justice de son pays pour ses liens avec les paramilitaires) et le Mexicain Felipe Calderón (soixante-dix mille morts pendant son mandat ; curieusement silencieux sur la récente disparition de quarante-trois étudiants à Ayotzinapa) – signent une « Déclaration de Panama » destinée à « attirer l’attention de la communauté internationale sur ce qui se passe au Venezuela avec les droits de l’homme [8] ». Multimillionnaire, conseiller du deuxième homme le plus riche de la planète (le Mexicain Carlos Slim), porte-parole des multinationales espagnoles, l’ex-« calife rouge » Felipe González multiplie les provocations, en défense des « prisonniers politiques », tel Leopoldo López, condamné et incarcéré pour avoir tenté de renverser un président démocratiquement élu. Le 15 octobre 2015, après avoir reçu Lilian Tintori, le caudillo de Matignon, Manuel Valls, affiche lui aussi son soutien à López, « injustement condamné », en affirmant qu’ « enfermer un démocrate, c’est trahir la démocratie » ; deux jours auparavant, en Arabie saoudite – cent trente-quatre décapitations, pour la plupart en place publique, au cours de la seule années 2015 –, il vantait le « partenariat exceptionnel et privilégié » entre les deux pays.
Alors que le secrétaire général de l’OEA, Luis Almagro, met en cause l’impartialité du Conseil national électoral (CNE) et la régularité des élections du 6-D (6 décembre), le Tribunal suprême du Chili, soudain touché par la grâce après avoir été incapable de juger Augusto Pinochet, intime au gouvernement de Michelle Bachelet de saisir l’OEA afin que cette organisation assure un suivi de l’état de santé des « prisonniers politiques » vénézuéliens. Ne manquait dans la procession que l’Argentin Mauricio Macri : celui-ci surgit le 23 novembre, moins de vingt-quatre heures après avoir ramené la droite à la présidence de l’Argentine, quand, les yeux béatements tournés vers Washington, il annonce qu’il sollicitera du Marché commun du sud (Mercosur) l’application au Venezuela de la Clause démocratique et sa suspension de l’organisation.
Quoi de mieux que quelques scandales croustillants pour épicer un plat déjà particulièrement salé ? Le 27 janvier 2015, le quotidien espagnol ABC, lance la nouvelle du siècle : « D’après des sources proches [d’une] enquête » menée aux Etats-Unis, le « puissant » président de l’Assemblée nationale et « numéro deux du chavisme », Diosdado Cabello, est le chef du « cartel des soleils », un gang de narcotrafiquants. On retrouvera la même accusation, dépourvue de preuves ne serait-ce que moyennement convaincantes, dans The New York Times, The Wall Street Journal, The Washington Post, Newsweek (Etats-Unis), El País, El Mundo (Espagne) et, sous des formes plus ou moins allusives, prudemment diffamatoires, dans la quasi-totalité des médias dits dominants latino-américains et européens.
Plus récemment (17 novembre), Le Monde titre ainsi un article de Marie Delcas : « Un scandale de trafic de drogue éclabousse le président vénézuélien ». « A moins d’un mois des élections législatives du 6 décembre », Efraín Antonio Campo Flores (29 ans) et Franqui Francisco Flores de Freitas (30 ans), neveux (supposés) de Cilia Flores, l’épouse de Nicolás Maduro, ont été arrêtés en Haïti par des agents américains de la Drug Enforcement Administration (DEA), accusés de « conspiration pour importer de la cocaïne » (sachant qu’on n’a rien trouvé ni sur eux ni avec eux), et immédiatement transférés aux Etats-Unis. Bien que l’ « affaire » paraisse particulièrement tordue, certaines sources haïtiennes évoquant des « irrégularités » lors de la détention des deux hommes [9] et les autorités de la République dominicaines voisine parlant de « spéculations », on n’écartera ici aucune hypothèse, innocence ou culpabilité – tout en précisant que nul individu, fût-il président de la République ou épouse d’un chef de l’Etat, n’est responsable des actes des membres adultes de sa famille ou de ses proches.
Cette réserve étant faite, il était parfaitement légitime que l’information figure dans l’ex-« quotidien de référence » français. En revanche, on peut s’étonner de ce que la même importance n’ait pas été donnée à une autre nouvelle, similaire et concomitante, en provenance de Colombie : le 19 novembre, les autorités de ce pays ont annoncé l’extradition aux Etats-Unis de Dolly Cifuentes Villa (48 ans) et Ana María Uribe Cifuentes (31 ans), respectivement belle-sœur et nièce de… l’ex-président et actuel sénateur Alvaro Uribe, accusées de trafic de cocaïne et de blanchiment d’actifs en lien avec Joaquín Archivaldo Guzmán Loera – alias « El Chapo Guzmán » –, chef du cartel mexicain de Sinaloa. On n’accablera pas ici cette pauvre Delcas qui, bien entendu, a des excuses : vivant à Bogotá, il lui est particulièrement difficile de savoir ce qui se passe en Colombie.
Rien de plus naturel : procureur particulièrement féroce lors du jugement de Leopoldo López, qu’il a fait lourdement condamner, Franklin Nieves s’enfuit aux Etats-Unis et, une fois arrivé, forcément à Miami, accuse sa hiérarchie d’avoir exercé des pressions sur lui pour, « fausses preuves à l’appui », accabler le dirigeant politique d’opposition. A certains moments, de telles décisions s’imposent : il est curieux toutefois qu’elles ne se soient pas imposées plus tôt, pendant les un an et huit mois qu’a duré le procès – ce qui aurait permis à Nieves, pour le même résultat, de vivre grassement aux Etats-Unis, de nuire à Caracas sans se salir les mains…
Et puisqu’on parle du « grand voisin du nord », lequel multiplie les déclarations mensongères, agressives et clairement menaçantes, on s’interrogera sur l’attitude de ceux qui, mentionnant en permanence l’échec ou l’inertie de Caracas dans la lutte contre la corruption, gardent le silence sur la présence aux States de délinquants notoires, dont la justice vénézuélienne réclame l’extradition : l’ex-magistrat du Tribunal suprême Luis Velásquez Alvaray et Rafael Isea, ex-ministre des finances de Chávez et gouverneur de l’Etat d’Aragua, recherchés précisément pour corruption ; un autre magistrat, Eladio Aponte, destitué par l’Assemblée nationale pour ses liens avec le narcotrafiquant Walid Makled ; etc.
Un fait s’impose, au regard de ces épisodes : la logique des guerres asymétriques faisant des médias un des théâtres du combat, une telle campagne au vitriol laisse des traces dans l’ « opinion internationale ». Comme l’affirmait Talleyrand (1754-1838), capable en son temps de trahir tour à tour l’Eglise, l’Ancien Régime et la Révolution, « en politique, ce qui est cru devient plus important que ce qui est vrai ».
Selon un sondage de l’institut Datanalisis, 71 % des Vénézuéliens « croient que le président Maduro sera contraint de partir à mi-mandat (2016), à la suite d’un référendum révocatoire », écrivait déjà dans Le Monde un certain Paulo Paranagua, le 6 décembre 2014, un an jour pour jour avant les législatives de dimanche prochain (en 2004, avant le référendum révocatoire qu’il a largement remporté, les médias vénézuéliens clamaient : « 70 % des Vénezuéliens veulent le départ de Chavez »). Ces derniers temps, les instituts de sondage annoncent à l’unisson une déroute sans précédent du « chavisme ». Comme toujours le plus en pointe et en phase avec Paranagua (à moins que ce ne soit l’inverse), El País (13 novembre 2015) annonce trente-deux points d’écart (!) entre les candidats de la MUD et ceux du PSUV et de ses alliés du Grand pôle patriotique (GPP). Un gouffre rendant définitivement impossible toute défaite de l’opposition… que seule une fraude pourrait empêcher.
Depuis 1999, lors de chaque scrutin (qu’ils perdent systématiquement), la droite et l’extrême droite dénoncent la mainmise du pouvoir sur le Conseil national électoral (CNE) et contestent les résultats. Cependant, la mauvaise foi n’est pas une bonne façon d’alimenter la réflexion. Car enfin… Lorsque le 16 août 2004 Chávez gagne haut la main le référendum révocatoire (59,10 % des voix), l’opposition refuse « catégoriquement » d’accepter le verdict, en raison « de fraudes » et d’une « manipulation grossière », d’après son porte-parole social-démocrate Henry Ramos Allup. Toutefois, à l’exception notable du secrétaire général de l’OEA César Gaviria, ex-président colombien et grand ami de Washington, les observateurs internationaux et les gouvernements étrangers reconnaissent la validité du scrutin.
Quand, pour calmer les esprits, les observateurs proposent un recomptage partiel des résultats – ce qui vaudra à l’ex-président américain James Carter un cazerolazo (concert de casseroles) dans un restaurant chic de l’est de Caracas –, l’opposition refuse catégoriquement d’y participer. Dans son rapport de mission, la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) « regrette que les résultats n’aient pas été reconnus par tous les secteurs de la société vénézuélienne (…) exprime une claire préoccupation pour l’agissement des médias privés et les prie instamment de reconnaître les voies démocratiques et de condamner tout type de violence [10] ».
Lors des législatives de 2005, la droite, qui ne s’est pas relevée de la large victoire de Chávez l’année précédente, décide de délégitimer le processus électoral en refusant d’y participer. Improvisée à quelques heures du scrutin sous la pression d’AD et du Copei (démocratie chrétienne), cette stratégie ne fait pas l’unanimité. « C’est une décision mauvaise pour tous, s’insurge un candidat ; tout le monde perd : le gouvernement, l’opposition, le Conseil national électoral et la démocratie [11]. » Si ce candidat – Leopoldo López ! – ne met pas en doute, alors, la fiabilité du système de vote électronique, c’est parce qu’il est membre du comité exécutif de Primero Justicia, le parti anti-Chávez le mieux placé, à droite, par les sondages d’opinion.
Arrive le référendum du 2 décembre 2007. Chávez reconnaît immédiatement sa défaite, sans tergiverser et sans même attendre la fin du décompte. Dénonçant un référendum « joué d’avance », étape de la « dérive totalitaire » du « dictateur populiste », l’opposition avait déclaré qu’elle ne reconnaîtrait les résultats que s’ils lui étaient favorables. Du coup, malgré la différence minime (1,4 % entre le oui et le non ; 50,7 % – 49,3 %), les médias parlent d’un camouflet (et oublient de vilipender le CNE). Quand Maduro l’emportera le 14 avril 2013, avec 50,62 % des voix face aux 49,12 % de Henrique Capriles Radonski (les mêmes 1,5 % d’écart), ce dernier refusera de reconnaître la victoire « étriquée » de son rival, considéré dès lors comme « illégitime », en appellera à la rue et déclenchera des troubles qui laisseront onze morts (tous « chavistes ») et plus de soixante-dix blessés sur le tapis.
Régionales du 16 décembre 2012 : le PSUV l’emporte dans vingt des vingt-trois Etats – haro sur le CNE ; l’opposition conserve l’Etat de Miranda où Capriles, réélu gouverneur avec 50,35 % des voix en battant Elias Jaua, l’un des hommes de confiance de Chávez, oublie de contester le résultat.
Majorité présidentielle 49,2 %, droite et extrême droite 42,7 % lors des élections municipales du 8 décembre 2013. Si le PSUV triomphe dans quinze des vingt-quatre capitales d’Etat, l’opposition conserve les emblématiques mairies du Grand Caracas et de Maracaibo, ainsi que plusieurs capitales d’Etat : Merida, Valencia, Barquisimeto, San Cristobal, Maturin, Barinas, le fief historique de la famille Chávez. Curieux « blindage » que celui de ce CNE…
Pendant le premier trimestre de 2014, les guarimbas mettent le feu au pays. En mars, deux maires sont jugés et emprisonnés pour avoir favorisé les manifestations violentes dans les rues de leurs villes, Daniel Ceballos à San Cristobal (Tachira) et Enzo Scarano à San Diego (Carabobo). De nouvelles élections sont organisées. Qui les gagne ? S’agit-il d’une hallucination ? Opposantes enragées, les épouses des maires déchus, Patricia Ceballos à San Cristobal, avec 73 % des suffrages, et Rosa Scarano à San Diego, avec 87 % des voix !
Les choses ne passent pas pour ce qu’elles sont, mais pour ce qu’elles sont censées être. Le 10 novembre, furieux du refus de Caracas d’accueillir une mission d’observation électorale de l’OEA, dernier organisme du continent sur lequel les Etats-Unis peuvent exercer un contrôle plus ou moins discret, donc réclamée par la droite et l’extrême droite, Luis Almagro expédie sa missive incendiaire et publique de dix-huit pages à la présidente du CNE, Tibisay Lucena : « Les conditions dans lesquelles le peuple va aller voter le 6 décembre ne garantissent pas, pour l’instant, un niveau de transparence et de justice électorale que, depuis le CNE, vous devriez garantir. »
Comme l’Union européenne (UE), que Caracas a également récusée, et à juste titre, l’OEA a perdu tout prestige et tout crédit. Lorsque, le 18 mars 2015, Almagro a succédé au Chilien José Miguel Insulza, il était le seul candidat en lice pour devenir secrétaire général, illustrant la réticence grandissante des Latino-Américains à s’impliquer dans cette organisation. Et pour cause…
Le 26 novembre 2009, en Haïti, le Conseil électoral provisoire (CEP) annonça que quatorze partis politiques, dont Fanmi Lavalas (FL), formation de l’ex-président Jean-Bertrand Aristide, seraient exclus des élections législatives et présidentielles de 2010. Dans ce contexte déjà bien peu démocratique, et tenu sous supervision de l’OEA et de l’Union européenne, le premier tour du 28 novembre 2010 plaça Jude Célestin, le dauphin du chef de l’Etat en exercice René Préval, en deuxième position (22,5 %) derrière Mirlande Manigat (31,4 %), éliminant de fait, pour le deuxième tour, le candidat de Washington Michel Martelly (21,8 %). Après trois jours d’émeutes organisés par ce dernier, les principaux bailleurs de fonds, Washington en tête, sur la base d’un rapport de l’OEA – une dizaine d’ « experts » venus du Canada, des Etats-Unis, de France et de la Jamaïque –, obligèrent le CEP à revoir les résultats et à placer Martelly en deuxième place, lui permettant ainsi de devenir président de la République le 20 mars 2011. Quatre ans plus tard, alors que les élections législatives du 25 octobre 2015 se sont déroulées dans des conditions dantesques et que huit candidats, après avoir signé conjointement une lettre dénonçant une fraude massive, réclament une commission d’enquête, l’OEA affirme que le scrutin s’est « globalement bien déroulé ».
Le 11 juillet 2012, rejetant la demande de vingt des Etats intégrant l’Organisation, qui qualifiaient de « coup d’Etat parlementaire » la destitution express du président paraguayen Fernando Lugo, le secrétaire général Insulza refusa d’appliquer quelque sanction que ce soit au gouvernement putschiste de Federico Franco – ce qu’avaient fait l’Unasur et le Mercosur. Appuyé par les seuls Etats-Unis, Canada, Honduras (pays lui-même victime d’un golpe en 2009), Panama et Costa Rica, il décida l’envoi d’une mission d’observation électorale lors de l’élection présidentielle, sous contrôle des putschistes, du 21 avril 2013.
Cas emblématique également que celui du Honduras, lors de l’élection présidentielle du 24 novembre 2013, avec, en protagonistes principaux, la candidate du parti Liberté et refondation (Libre) Xiomara Castro (épouse de Manuel Zelaya, président de gauche renversé en 2009) et Juan Orlando Hernández (« JOH »), du Parti national (PN), illégitimement au pouvoir depuis 2011. Les fraudes, ce jour-là, ont été aussi manifestes que grossières. Tant l’OEA que la Mission d’observation électorale de l’Union européenne (Moe-Ue) ont validé le processus, qualifié de « transparent », bien que Libre et le Parti anti-corruption (PAC), représentant à eux deux près de 50 % du choix des votants, aient contesté les résultats. « Le mot “transparent” ne peut pas s’appliquer à ce scrutin, ni au comptage, ni aux élections en général, dénoncera l’un des membres de la mission européenne, l’autrichien Léo Gabriel. (…) Il y a eu beaucoup de désaccords chez les observateurs, qui n’ont pas été consultés avant la rédaction du rapport. On a rempli des formulaires où l’on décrivait la situation avec un grand luxe de détails, mais il n’a été conservé que la réponse où nous constations que [dans l’ensemble] les élections ont été tranquilles [12]. »
Dans cette nation aujourd’hui à la dérive, véritable « Etat failli » où la population, à travers l’« Opposition indignée », réclame à grands cris une Commission internationale contre l’impunité (CICIH), l’OEA a envoyé un « facilitateur » chilien, John Biehl Del Río, censé s’impliquer dans un « dialogue national ». Le 13 septembre 2015, exprimant un sentiment largement partagé, en particulier par Zelaya, l’ex-candidat du PAC à la présidentielle, Salvador Nasralla, a considéré que l’OEA avait perdu toute légitimité, Biehl Del Río, à travers des déclarations particulièrement hostiles à l’égard de l’opposition, ayant clairement montré sa connivence avec la droite et le pouvoir honduriens.
Faudrait-il que le Venezuela mette son destin démocratique entre de telles mains ?
Il est faux néanmoins de prétendre, comme répété en boucle ici et là, que Caracas a rejeté toute observation du processus électoral. Présente depuis trois semaines sur le territoire national, une mission de l’Unasur dirigée par l’ex-chef de l’Etat dominicain Leonel Fernández a été dépêchée à cet effet. Par ailleurs, cent trente personnalités ont été invitées par le CNE, parmi lesquelles l’ex-président du Panamá Martín Torrijos, le très peu « chaviste » espagnol José Luis Rodríguez Zapatero ou même Horacio Serpa, sénateur colombien et vice-président de l’Internationale socialiste, qui s’est souvent distingué, en particulier en août dernier, lors de la fermeture de la frontière, par ses déclarations critiques pour ne pas dire hostiles à l’égard du gouvernement bolivarien.
Révélatrice de l’attitude d’une opposition qui a toujours eu les yeux tournés vers Washington et qui méprise les « métèques » des pays frères, la MUD exprime son rejet de l’Unasur et a refusé de signer un texte proposé par cette dernière, dans lequel les camps en présence s’engagent à respecter le résultat du scrutin – ce qu’ont fait, sans une seconde d’hésitation, le PSUV et ses alliés. Dès lors, il y a tout lieu de s’inquiéter de ce qui va se passer « le jour d’après » l’élection.
Dans le cadre démocratique qui est celui du Venezuela, on n’écartera ici aucune possibilité. Qu’on les considère artificiellement provoqués ou non par une « guerre de basse intensité », le mécontentement et la fatigue de la population peuvent déboucher sur un vote de découragement ou de sanction, une abstention massive, une victoire relative ou absolue de l’opposition. De là à considérer, comme ses porte-paroles nationaux et étrangers, que le triomphe est assuré, il y a un pas que nous ne franchirons pas. En effet, et n’en déplaise aux sondages, avant de manger les noix, il faut se donner la peine de les casser.
On rappellera qu’en Argentine, pour ne citer que ce cas récent, les études d’opinion se sont lourdement trompées en prévoyant une large victoire, au premier tour, de Daniel Scioli, soutenu par Cristina Fernández de Kirchner, ce qui ne fut pas le cas (moins de deux points séparant les deux candidats), et en attribuant avant le second tour 55% des voix au chouchou des milieux d’affaires Mauricio Macri, quand son résultat final – 51,4 % contre 48,6 % – se réduisit à 3 points d’avance sur Scioli.
Par ailleurs, face à l’agression dont il est victime, le Venezuela n’a pas que des ennemis. Après avoir évoqué la suspension du Venezuela au nom de la Clause démocratique du Mercosur, Macri s’est fait sèchement retoquer par le ministre des Affaires étrangères uruguayen Rodolfo Nin Novoa, par le représentant brésilien au sein de l’organisation, Florisvaldo Fier, par le secrétaire général de l’Unasur Ernesto Samper, par le président équatorien Rafael Correa. Depuis Paris et la COP21, la présidente brésilienne Dilma Rousseff, le 1er décembre, a mis les choses au point : « La clause démocratique est un instrument du Mercosur, mais, pour être utilisée, les hypothèses ne suffisent pas, il est nécessaire qu’on constate des faits. »
Le PSUV s’est lancé dans la bataille, comme à son habitude, en appelant à la mobilisation populaire, au nom de l’inclusion sociale menée et réussie depuis quinze ans. Au nom de la légitimité du « fils de Chávez », Nicolas Maduro. En refusant le chantage des opposants – « le retour au passé ou le chaos ». Et fort de quelques succès : la fermeture de la frontière colombienne, par exemple, a considérablement réduit les pénuries et fait baisser la délinquance dans les Etats frontaliers.
De son côté, la MUD, très divisée entre putschistes, radicaux et modérés, sans programme ni propositions définis, est demeurée très silencieuse (sauf pour dénoncer la future « fraude ») et n’a mené campagne qu’en demi-ton. De sorte que, compte tenu du mode de scrutin [13], non spécifique au seul Venezuela (voir la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis), les « chavistes » peuvent très bien l’emporter, tordant le cou au cliché de la fin d’une époque répété à l’envi par tous ceux qui, peut-être, prennent leurs désirs pour des réalités [14].
Devant une telle possibilité, se demander si l’extrême-droite peut être tentée d’anticiper est aussi pertinent que de demander à Lucifer s’il a du feu. Sans tomber dans la paranoïa, de nombreuses hypothèses peuvent être envisagées, qui maintiennent le gouvernement bolivarien en alerte. Désordres le jour du scrutin pour affecter la transmission des résultats – plus d’une dizaine d’actes de sabotage du système électrique national ont déjà eu lieu (cinq délinquants s’étant électrocutés !). Assassinats sélectifs portant la situation et les réactions internationales à leur paroxysme – le gouvernement a proposé une protection rapprochée à Lilian Tintori, qui l’a refusée. Ou enfin, un retour aux fondamentaux : « Malgré la fraude, le Venezuela votera contre le mensonge, l’arbitraire, la corruption, l’inefficacité, l’idéologisation et la destruction institutionnelle, et pour imposer un contrôle politique à un régime qui a perdu tout prestige au niveau planétaire. Mais il faut être disposé à défendre le vote avec les ressources qu’offre la Constitution. A cet égard, le juriste Allan Brewer Carías [l’un des rédacteurs du décret qui, le 11 avril 2002, pendant le coup d’Etat contre Chávez, instaura le gouvernement de facto], dans un écrit récent, souligne « le droit constitutionnel à la résistance et à la désobéissance civile » [c’est nous qui soulignons], qui, dans l’immédiat, passe par la voie du suffrage. » Qui a écrit, le 2 novembre dernier, sur le site du Hispanic Center for Economic Research, ce texte dont on perçoit clairement les sous-entendus ? Un connaisseur – que dire, un revenant, un expert en la matière : Pedro Carmona, président putschiste du 12 au 13 avril 2002 [15] !
Dans la droite ligne, le 28 novembre, un manifeste « Intelectuales por la libertad en Venezuela », surgi « spontanément » « après l’assassinat par balles du dirigeant d’opposition d’Action démocratique Luis Manuel Díaz », a été présenté à Madrid. Ses auteurs : une quarantaine d’intellectuels et artistes espagnols et latino-américains parmi lesquels l’inévitable Mario Vargas Llosa, Fernando Savater, Félix de Azúa et de nombreuses célébrités plus ou moins connues. Sans entrer dans des discussions de détail, le document condamne « la politisation des pouvoirs publics », stigmatise « l’action des dirigeants et des fonctionnaires qui ont dilapidé et hypothéqué les ressources nationales et qui ont permis l’effondrement des institutions », évoque « les emprisonnements et la torture physique et psychologique infligés tant aux politiques et élus par vote populaire qu’aux citoyens ordinaires qui se servent des réseaux sociaux pour montrer leur désaccord » et, comme il se doit, là était l’objectif, demande au gouvernement « de respecter le résultat des prochaines élections ».
L’équation semble simple et bien huilée. Si l’opposition gagne, elle gagne ; si elle perd, elle descend dans la rue en prétendant qu’elle a gagné. Sachant que, sur le grand air de la fraude, l’opinion publique internationale a été soigneusement préparée. Fort heureusement, les mouvements populaires et les gouvernements progressistes latino-américains aussi.