Les points de vue de Frédéric Lebaron

Les dynamiques imprévisibles de la crise politique en Europe

mardi 30 avril 2013   |   Frédéric Lebaron
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Au lendemain de l’épilogue pathétique de l’affaire Cahuzac, il paraît difficilement contestable que la France soit entrée dans une période de plus fortes turbulences politiques et institutionnelles [1]. Contraint de bricoler à chaud une petite réforme en matière de transparence du patrimoine des élus, le gouvernement Ayrault doit faire face à une érosion particulièrement rapide de sa popularité [2] et à diverses formes de radicalisation, à droite et à l’extrême-droite en premier lieu [3].

La question fiscale se trouve à nouveau placée au centre de la remise en cause des élites politiques et économiques néolibérales, qui ont noué durant des années des liens étroits avec les pouvoirs financiers.

Après la crise financière et une récession mondiale en 2009, le choix des politiques d’austérité en Europe, légitimé par des travaux macroéconomiques aujourd’hui largement déconsidérés [4], continue de déstabiliser les sociétés et d’accentuer une remise en question multiforme du fonctionnement des institutions nationales et supranationales. La prise de conscience de leurs conséquences catastrophiques progresse chaque jour au sein des élites dirigeantes [5], mais les principaux acteurs du tournant austéritaire, d’Angela Merkel au commissaire européen Olli Rehn, en passant par le président de la Banque centrale européenne (BCE) Mario Draghi, restent aux commandes en Europe.

Ils ne semblent nullement enclins à abandonner leurs croyances fondamentales, toujours centrées sur la réduction rapide de l’endettement et du déficit publics. Des aménagements semblent cependant devoir s’imposer, même à la Commission européenne [6], sans que les objectifs finaux soient remis en cause : si, après plusieurs mois de guerres intestines, les « pragmatiques » paraissent sur le point de triompher des « dogmatiques », il s’agit jusqu’ici essentiellement de ralentir le rythme de la catastrophe. La ligne austéritaire modérée de François Hollande est ainsi en passe de l’emporter sur l’intégrisme du gouvernement allemand, alors même que le premier est beaucoup moins populaire que le second.

L’évolution, relativement prévisible, vers l’atténuation des politiques d’austérité est largement liée à la dynamique de crise politique, qui nourrit en retour le climat de défiance économique, l’atonie de la consommation et de l’investissement, et le pessimisme sur l’avenir. On peut brièvement identifier une série de conséquences, d’intensité variable, de la montée du chômage, de la précarité de l’emploi et de l’ensemble des dynamiques économiques et sociales en cours, en premier lieu dans les espaces politiques nationaux.

La crise a eu pour effet de fragiliser les exécutifs dans la plupart des pays européens. La chute de leur popularité en est une première manifestation évidente et palpable. Elle a eu pour conséquence, dans de nombreux pays, des changements de majorité [7], eux-mêmes rapidement suivis d’une accentuation - ou simplement d’une poursuite - des politiques d’austérité, et d’une dégradation de la confiance dans les nouvelles équipes. Ce mouvement est très prononcé en France : moins d’un an après son élection, François Hollande a choisi la continuité en matière macroéconomique, et il fait face à un effondrement de son soutien populaire, dans un contexte particulièrement délétère.

Une deuxième conséquence, observée pour l’instant dans certains des pays les plus fortement soumis aux politiques d’austérité a été – durant un temps - la montée en puissance des « experts » économiques, en particulier des acteurs issus des institutions de la « troïka » (BCE, FMI, Commission européenne). Ils se sont imposés face aux élites traditionnelles discréditées au sein des espaces politiques nationaux. On l’a vu en Italie, avec l’arrivée au pouvoir de Mario Monti, et en Grèce, avec celle de Lucas Papademos, ancien vice-président de la BCE. Mais, une fois le crédit particulier lié à leur extériorité largement entamé par leur exposition politique, ces acteurs « vierges » subissent à leur tour le discrédit accéléré caractérisant les exécutifs austéritaires. Ainsi, l’opération de blanchiment symbolique de l’austérité ne dure qu’un temps.

Les conséquences électorales de la crise vont au-delà des seuls mouvements d’alternance, et, dans plusieurs cas, elles se traduisent par une reconfiguration de l’offre politique et des rapports de force structurels. Les cas de la Grèce et de l’Italie sont les plus évidents, avec la poussée de la gauche radicale (Syriza) et de l’extrême-droite (Laos) dans le premier ; du Mouvement cinq étoiles, plus difficile à caractériser idéologiquement, dans le second. La magnitude du phénomène est importante dans les deux cas, même s’il est prématuré d’y voir un changement durable des équilibres politiques nationaux.

En France, les digues construites sur la durée (et dans la douleur) entre la droite et l’extrême-droite sont aujourd’hui fortement chahutées par la mobilisation contre le mariage pour tous, qui produit aussi de nouvelles figures militantes. Une sorte de Tea Party à la française émerge ainsi à droite, rendant incertaines les recompositions et orientations futures de l’UMP et du FN, tous deux en position de tirer directement profit de l’effondrement prévisible du Parti socialiste.

Un autre élément de cette dynamique, à première vue confuse, est la multiplication des formes de conflits politiques se nourrissant de la faible légitimité des exécutifs. La radicalisation verbale de l’opposition est très nette dans le cas français, et tout particulièrement du côté des militants et d’une partie des cadres. Cette montée de la violence verbale donne parfois lieu, en particulier en Grèce, à la montée concomitante de violences physiques.

La crise institutionnelle, qui prend autant de formes qu’il existe de cadres constitutionnels et de traditions politiques, est une autre conséquence possible de l’instabilité des champs politiques et de l’apparition d’une contestation anti-austéritaire plus radicale. L’inadaptation des institutions se révèle patente en Italie, où la constitution d’un gouvernement issu de la seule majorité parlementaire est apparue impossible. En France, la conjonction d’un exécutif très affaibli et du maintien du cadre, à la fois centralisé et personnalisé, de la Vème République exacerbe les tensions avec l’opposition et les forces les moins bien représentées au Parlement. En Espagne, ce sont les équilibres fédéraux qui sont remis en cause.

Enfin, la contestation des élites politiques déborde très largement le cadre des structures représentatives. Ce sont de nouvelles modalités de lutte politique qui s’affirment dans la rue, sur Internet, notamment autour des « phobies » mobilisatrices de la droite : homophobie, xénophobie, etc. La crise met ainsi à l’épreuve l’ensemble des institutions nationales et européennes. Le refus du Parlement européen d’entériner le cadre financier pluriannuel issu du Conseil européen de février dernier n’est que la manifestation d’un blocage institutionnel qui caractérise, il est vrai, et cela depuis des années, la construction européenne, et qui rend plus difficiles à interpréter les orientations des différents acteurs politiques.

L’affaiblissement de la légitimité de cette construction dans la plupart des pays contribue à rendre encore plus complexe la dynamique de crise politique qui interagit avec les mesures d’austérité. Car le projet communautaire a structuré les espaces politiques nationaux, et son évolution clairement austéritaire depuis 2010 perturbe fortement les cadres d’identification à l’Europe.

La stratégie budgétaire impulsée par la BCE, le gouvernement allemand et la Commission conduit non seulement au déclin rapide de la confiance dans les institutions européennes, ce qui a souvent été souligné, mais aussi à une recomposition des rapports à l’Europe, qui ont toujours été plus flous et moins déterminés que ne le laissent penser les rapports Eurobaromètre.

Désormais, les notions de fédéralisme, d’intégration et de cohésion prennent des sens profondément ambigus au sein de l’espace européen et dans les contextes nationaux. L’intégration, lorsqu’elle est réduite à la soumission à des objectifs budgétaires devenus manifestement mortifères, devient un mécanisme central de l’approfondissement de la crise. A ce titre, elle favorise la renationalisation progressive des espaces politiques.

La division entre l’Europe du Nord, avec ses excédents commerciaux et sa « rigueur » affichée, et l’Europe du Sud, déficitaire et globalement plus endettée, est devenue une faille politique, placée au cœur même de la construction européenne. Elle remet en cause l’existence durable de l’euro dans une zone aussi manifestement peu cohérente. Elle nourrit les ressentiments nationaux de toute sorte, en l’absence d’une perspective commune de solidarité.

Il est désormais très difficile de prétendre anticiper, même à court terme, des dynamiques qui semblent échapper à toute modélisation simple. Si la prévision macroéconomique se révèle un art particulièrement difficile, que dire de la prévision politique, confrontée à des systèmes de forces multidimensionnelles et enchevêtrées ?

La seule prévision raisonnable aujourd’hui est peut-être celle qui lie l’intensité de la crise politique future à celle de la marche forcée austéritaire. Si celle-ci se relâche, on peut imaginer que la crise se calme quelque peu et qu’émergent des acteurs et coalitions plus stables. Mais l’orientation globale de l’ajustement structurel, qui reste pour l’instant inchangée, implique sans aucun doute une poursuite et un renforcement des tendances, elles-mêmes structurelles, décrites plus haut.

 




[1 Pour une analyse classique des crises politiques, on relira avec profit :Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, Presses de la FNSP, Paris, 1ère édition 1986.

[5 Louis Gallois est le dernier en date des membres (inamovibles) de l’élite dirigeante française à avoir condamné les effets négatifs de l’austérité : http://lexpansion.lexpress.fr/le-plaidoyer-de-louis-gallois-contre-l-austerite-et-pour-la-relance-en-europe

[7 Nicolas Sarkozy a pu ainsi être décrit comme « le onzième dirigeant » à faire les frais de la crise…



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