Chers amis, chers compagnons de lutte contre les petits et grands projets inutiles et imposés,
Voilà plus de 10 ans maintenant que je suis avec vous, depuis ce jour de l’année 2005 où j’appris que l’autoroute A65 aller passer sur mon village, dans les Landes, sur ce site des 9 fontaines où nous nous sommes plusieurs fois retrouvés pour, comme nous le faisons ce week-end, partager nos expériences, nos espoirs et nos déceptions, pour recharger les batteries, nous remonter le moral, passer de beaux moments ensemble. Une autoroute passe depuis 2010 sur les 9 fontaines, de ce combat perdu nous avons fait un film avec Sophie Metrich, ce qui nous a permis d’être à vos côtés pendant les six années qui viennent de passer. Et puis il y a peu, j’ai fait le choix d’intégrer la question des grands projets inutiles à mes enseignements et d’en faire finalement un objet de recherche. Comme vous certainement, je me dis souvent qu’il faudrait que je passe à autre chose, au jardinage ou à d’autres thèmes de luttes tout aussi, voire plus, urgentes. Mais les hasards de la vie m’ont mis ici, c’est ici finalement que j’ai acquis des connaissances, que je me suis intégré dans un collectif, c’est ici peut être que mes actions peuvent avoir un peu d’influence. C’est ici, pour le dire plus modestement, que je peux apporter ma petite pierre.
La pierre que je souhaiterais apporter aujourd’hui, donc, c’est celle d’un bilan issu de ces 10 années de compagnonnage. Je voudrais mettre en débat quelques analyses sur notre mouvement, sur la façon dont il s’inscrit dans les débats plus généraux qui traversent nos sociétés, sur les questions stratégiques qui se posent à nous, sur notre avenir. Je ne prétends pas à ce que toutes ces analyses soient originales, beaucoup bien sûr sont issues de discussions avec vous, je m’essaie ici à une synthèse, ou plutôt à une mise en ordre, que je mets en débat.
Je commencerai pour cela par revenir sur la dynamique actuelle des mouvements contre les grands et petits projets inutiles et imposés, j’essaierai ensuite de montrer en quoi notre mouvement se situe au cœur de conflits entre visions du monde qui sont probablement inconciliables. Puis ceci me conduira à traiter de la question, dont nous voyons bien tous la centralité, de la démocratie. Enfin, je terminerai en proposant deux axes de développement de notre mouvement.
1. Ce que nous sommes : la naissance d’une écologie populaire ?
Je souhaiterais pour commencer revenir sur l’évolution de notre mouvement sur les 10 dernières années. Bien sûr, beaucoup d’entre vous se battent depuis bien plus longtemps et il faudrait faire une histoire plus longue. Avant cela il y eut notamment les combats antinucléaires, le Larzac, le Somport. C’est notre patrimoine, mais je vais essayer de vous proposer une histoire récente, celle que j’ai pu observer. Je vous laisse la compléter.
Le combat contre l’A65, il y a 10 ans, fut un véritable moment de solitude. Certains d’entre vous, je l’ai rappelé, étaient à nos côtés, mais au-delà de ce cercle étroit notre combat suscitait plutôt l’indifférence. Indifférence mâtinée d’ignorance et d’intérêts bien compris de la plupart des médias dominants, jusqu’à ce qu’Hervé Kempf, alors au Monde, ne consacre une page aux enjeux financiers du projet. Indifférence polie des grandes organisations de défense de l’environnement, qui à quelques exceptions près ne voyaient pas bien l’intérêt de s’engager dans ce type de luttes locales, pour ne pas dire provinciales. Indifférence teintée de mépris de la classe politique qui ne voulait voir dans notre mouvement que l’expression du nimbysme, ou autrement dit, de l’égoïsme des riverains.
Je vous entends vous dire que cela n’a pas bien changé, que c’est cela que vous vivez chez vous. Je crois pourtant que la situation est différente. Nous avons tout d’abord réussi à imposer dans le débat public un terme, celui des GPII, qui change la donne et la perception sur nos luttes (un merci infini, à ce propos, à celui ou à ceux qui ont construit cet acronyme si pertinent). Ce terme, qui nous rassemble pour la sixième année consécutive fait apparaître l’unité de nos combats (j’y reviendrai) ainsi que l’idée qu’ils portent autre chose que des intérêts égoïstes, un profond désaccord sur les visions du monde et de l’avenir (j’y reviendrai également).
Le combat à Notre Dame des Landes, par son caractère emblématique, par l’ampleur de la mobilisation qu’il a suscité, a conduit les grandes organisations de défense de l’environnement qui ne l’avaient pas encore fait à s’engager plus clairement contre ces projets.
Les ZAD bien sûr, ont changé la donne stratégique sur les lieux de lutte. Elles ont montré qu’on pouvait enrayer le bulldozer administratif en mettant son corps en travers. La leçon est porteuse d’espoir, nous pouvons espérer des victoires, elle est aussi tragique, nous savons maintenant que l’Etat, dans ces circonstances, utilise contre nous des armes qui peuvent tuer.
Ce qu’il y a de nouveau aussi, et sur quoi je voudrais insister, c’est la multiplication des luttes locales contre des petits ou grands projets. Cela fait quelques mois, avec la sortie de notre film que nous faisons le tour de France des projets inutiles : le golf de 51 trous à Tosse dans les Landes, l’A45 entre Saint Etienne et Lyon, l’A51 dans le Trièves, la technopôle d’Agen, le projet de mine au Pays Basque, la carrière sur le plateau des milles étangs dans les Vosges, la route Pau-Oloron, les Centerparcs de Roybon et Casteljaloux, le barrage de Sivens, la LGV GPSO, l’aéroport de Notre Dame des Landes, et ce n’est qu’un petit échantillon des projets en cours aujourd’hui en France. Je ne suis pas sûr qu’il y ait plus de projets de ce type qu’avant, comme on l’entend parfois, mais si nous les voyons, et ça c’est réellement nouveau, c’est qu’ils suscitent tous des réactions d’oppositions. Des citoyens partout s’organisent pour les contester. On ne peut plus aujourd’hui, en France, bétonner en paix. Et c’est une très bonne nouvelle.
Je voudrais voir dans la multiplication de ces luttes, l’émergence de ce que je me risque à appeler, et je mets l’appellation en débat, un mouvement d’écologie populaire, ou pour être plus précis, une « écologie politique populaire ». Pourquoi ?
Je sais que certains parmi vous, au sein des associations, des collectifs que nous constituons, ont des réticences, voire de l’hostilité à se définir écologiste. Pourtant c’est bien là qu’est le cœur de nos luttes. L’écologie est en effet à l’origine une science, fondée au 19ème siècle, qui s’intéresse aux interdépendances, aux relations entre les êtres vivants et leur milieu. Riche de ses enseignements l’écologie politique, pour aller vite, définit les mouvements qui questionnent la place de l’homme dans son milieu naturel, son interaction avec le reste du vivant. Et c’est ce que nous faisons en défendant nos territoires contre le saccage des GPII. C’est sur nos territoires, souvent ruraux, que nous voyons aujourd’hui concrètement la crise écologique à l’œuvre. Nous voyons les cours d’eau dans lesquels nous ne pouvons plus pécher sous peine de nous empoisonner, nous voyons les villes grignoter petit à petit nos meilleures terres agricoles, nous voyons les champs brulés par les herbicides, nous connaissons les paysans malades d’avoir respiré ces produits toute leur vie, nous ne voyons plus les écrevisses, les tritons, les tortues, là où nous allions les pécher, les taquiner quand nous étions gosses. Nous voyons, nous vivons, la perte de notre territoire, de notre lieu de vie. Et ça suffit, ras le bol. Nous avons décidé que ça suffisait.
Nous sommes écologistes donc, par définition. Et un mouvement d’écologie populaire, parce que pour beaucoup justement, nous ne venons pas de l’écologie théorique et savante. Il y a aussi bien sûr parmi nous, et j’en fais partie, des lecteurs de Gorz, Charbonneau, Ellul, Passet, Latouche, Illitch, et j’en passe. Mais ce qui nous réunit, au-delà de nos différences de traditions politiques ou philosophiques, c’est le sentiment de ras le bol que j’évoquais tout à l’heure. Beaucoup d’entre nous, riverains de ces projets, vivent dans ces luttes leur premier engagement. Et il n’y a pas besoin de passé militant, ni besoin d’avoir lu tous ces auteurs pour ressentir la perte des territoires, et pour vouloir que ça cesse. Nos engagements sont fondés sur cette expérience simple, sur cette réaction saine à des projets qui nous agressent, ils sont nourris de cette émotion, de cette urgence.
Et puis bien sûr, tout n’est pas qu’émotion, pour reprendre les mots de tribune, à Nérac, de Victor Pachon : nous savons lire, écrire et compter. Il n’y a pas besoin d’avoir fait polytechnique pour comprendre que si, par exemple, la crise climatique est un problème grave et urgent, il est absurde de construire des autoroutes et des aéroports.
Nous sommes peut-être, donc, la naissance d’une écologie populaire. Ecologiste parce que nos mouvements prennent leur source dans la défense des territoires dans lesquels nous vivons, populaire parce que ce qui nous rassemble n’est pas une doctrine mais un ressenti et une prise de conscience commune qui transcende nos appartenances sociales.
2. Où sommes-nous ? L’intérêt général en crise
Après avoir essayé de définir ce que nous sommes, essayons à présent de voir où nous sommes, comment nos mouvements s’intègrent dans les débats qui traversent actuellement nos sociétés.
Nos engagements, comme je viens de le dire, s’inscrivent dans les territoires. Nous voyons, dans les lieux où nous vivons, l’ampleur des sacrifices à réaliser pour ces petits ou grands projets. Nous voyons ce que nous allons perdre, nous savons le coût exorbitant de ces projets (20 millions d’euros, pour mémoire, par exemple, pour un kilomètre de LGV) et nous nous demandons si cela en vaut bien la peine. En posant cette question, qui est celle de l’utilité des projets, c’est l’intérêt général que nous interrogeons.
Drôle de notion que l’intérêt général ! Nous en percevons la force, le caractère prescripteur, et pourtant, comme un mirage elle disparaît quand nous essayons concrètement de la toucher, de l’appréhender, de la définir. En effet, comme beaucoup de choses qui fondent nos communautés politiques, l’intérêt général est une fiction, qui n’existe que parce que nous y croyons tous, mais qui n’a pas d’existence en soi, pas de substance qui permettrait de le définir à priori. Les choses ne sont d’intérêt général que quand nous sommes d’accord sur le fait qu’elles le sont, et quand nous ne sommes plus d’accord, elles ne le sont plus. L’intérêt général est alors en crise, c’est ce que nous vivons actuellement.
Pour être plus concret, dans les années 50 ou 60, aux temps de la reconstruction, puis des premières autoroutes, quand tout le monde ou presque était d’accord sur ces projets, puis au moment où les premières lignes à grande vitesse furent construites, l’intérêt général était assez clairement définit.
Aujourd’hui, la notion est en crise, il n’y a plus un intérêt général sur lequel nous pourrions nous accorder, mais des intérêts généraux ou, autrement dit, plusieurs conceptions de l’intérêt général qui recoupent différentes visions du monde et de l’avenir.
Le moment que nous vivons est, je ne vous apprendrai rien, celui d’une crise profonde de nos sociétés occidentales : crise économique, sociale, écologique et donc, politique. La crise, c’est étymologiquement, le moment décisif de basculement d’un état à un autre. Le moment critique. Il nous incombe ainsi, à nous, humains de ce début de 21ème siècle de faire les choix sur ce que sera le monde dans les décennies et peut-être les siècles à venir. Et ces choix s’incarnent parfaitement dans les décisions sur les GPII :
- Sur la question écologique, pour commencer, pense-t-on qu’on peut continuer comme avant, avec les mêmes projets, en comptant sur la compensation environnementale pour limiter l’impact sur la biodiversité, sur le progrès technique pour réduire les émissions de CO2, sur la géo-ingénierie pour modifier le climat s’il venait quand même à s’emballer et, en dernier recours, sur le transhumanisme pour adapter l’homme à une planète qui ne serait plus vivable ? Ou, au contraire, pense-t-on que les enjeux écologiques nécessitent un changement profond de nos façons de produire, de nous déplacer, de nous loger, de nous alimenter, pour insérer nos activités dans la biosphère (la planète), ses lois et ses limites ? Auquel cas les projets destructeurs de biodiversité, consommateur de terres agricoles et émetteurs de CO2 doivent être immédiatement stoppés.
- Pense-t-on, et c’est bien entendu lié au point précédent, que notre seul horizon économique est celui de la croissance, comme c’est le cas depuis deux siècles : croissance de la production matérielle, de l’extraction de ressources, croissance de la mobilité, de la vitesse, des trafics ? Et pense-t-on d’ailleurs, au-delà du souhait qu’on peut avoir sur le sujet, que cela est encore réaliste dans un contexte où la croissance dans les pays riches baisse régulièrement depuis plusieurs décennies ? Ce choix est central parce que ce que nous voulons ou ce que nous parions sur la croissance future, détermine directement les prévisions que nous faisons sur l’équilibre économique interne des projets de transport ou de supermarché. La croissance des trafics et de la consommation est en effet intimement conditionnée à la croissance économique globale, celle du produit intérieur brut. Si nous plaidons au contraire pour le ralentissement, où si nous parions sur lui, alors nous misons sur la recherche de la qualité de la vie, de l’alimentation, des déplacements, etc, nous favorisons l’amélioration de l’existant par rapport à la production de nouvelles infrastructures.
- Pense-t-on, troisième choix, que la mondialisation libérale et la concurrence territoriale est une fatalité à laquelle il faut s’adapter en concentrant l’activité dans des mégapoles urbaines compétitives, attirant grâce à des infrastructures de transport qui répondent à leur besoin les nouvelles entreprises et la main d’œuvre mobile et qualifiée ? Ou veut-on un modèle où les activités économiques, qu’elles soient agricoles, industrielles ou commerciales, sont relocalisées, diffusées sur les territoires, et tissent un réseau dense en liens sociaux ? Un modèle qui nécessite notamment des infrastructures de transports collectifs de proximité et de qualité.
- Pense-t-on que le développement territorial passe par la captation, par exemple sous la forme d’un complexe golfique pour clients fortunés, des revenus créés ailleurs ? Ou mise-t-on sur la création de dynamiques économiques endogènes, internes au territoire ?
- Veut-on un monde organisé pour les plus aisés d’entre nous, les élites mondialisées, les clients des complexes golfiques, en espérant que leur richesse « ruisselle » (puisque c’est maintenant le terme consacré) jusqu’à ceux qui sont au bas de la pyramide ? Ou souhaite-t-on consacrer l’argent public aux transports et équipements de proximité, qui améliorent la mobilité du quotidien et du plus grand nombre ?
Ecologie, croissance, mondialisation, développement local, inégalités, voilà au-delà des questions techniques qui leurs sont propres, les enjeux fondamentaux qui traversent la plupart des GPII que nous combattons, voila les choix que nous posons à travers nos luttes. Où se situe l’intérêt général parmi ces choix ? Il serait tentant de dire qu’il est de notre côté, et on voit bien la part d’intérêts privés qu’il y a dans les visions concurrentes. Mais je crois que ce serait une erreur que de considérer que nous ne faisons face qu’à des intérêts privés prédateurs. Il y a aussi, face à nous, des conceptions de l’intérêt général cohérentes, que nous devons prendre au sérieux pour les combattre efficacement.
3. Notre rôle : l’entrée de l’écologie en démocratie ?
L’intérêt général est donc en crise, tiraillé entre des conceptions radicalement différentes, et l’idée que je voudrais développer maintenant est que nous n’avons pas les institutions démocratiques permettant de résoudre cette crise, ce qui explique la montée en tension, en violences, que nous observons tous sur nos luttes.
Je n’y ai pas vécu (je suis né sous Giscard), mais je doute que la France Gaulliste ou Pompidolienne, sous laquelle a été lancée le programme autoroutier français, fut plus démocratique que ne l’est notre système politique actuel. Elle l’était même moins, à coup sûr, alors que n’existait pas les procédures d’enquête publique ou de débat public. Mais à cette époque la question démocratique sur les grands projets ne se posait pas, tout simplement parce que ces décisions faisaient consensus (ou presque, si on compte les quelques visionnaires qui dénoncèrent très tôt les ravages des trente glorieuses). Lorsque tout le monde est d’accord, la façon dont on décide importe peu !
Aujourd’hui, ce consensus n’existe plus, et par notre engagement, nous mettons sous pression les institutions officielles chargées d’organiser la décision sur ces projets : débat public, enquête publique, déclaration d’utilité publique par le ministre. Ce cadre de décision est en train d’imploser sous la pression que nous lui mettons.
Nous avons montré toutes les limites de la démocratie délibérative en jouant à fond le jeu des enquêtes publiques et des débats publics, nous sommes à présent entendus mais nous ne sommes qu’exceptionnellement écoutés. Cela bouge un peu, certes, comme en témoigne l’avis négatif de la commission d’enquête publique sur la LGV GPSO, ou notre audition à la commission Richard.
Nous avons aussi joué le jeu juridique, en mettant souvent beaucoup d’espoir dans la plus haute juridiction administrative, le Conseil d’Etat, et nous avons découvert ce que me rappelait récemment un collègue professeur de droit public : son rôle est surtout de légitimer la décision publique. Cela bouge un peu également sur ce plan là si on regarde les décisions récentes sur la LGV Poitiers Limoges et sur Sivens.
Ces petites avancées témoignent d’après moi d’un basculement de la haute administration, notamment sur les projets de transport, qui en cohérence avec tout ce qu’elle a écrit depuis des années, est de plus en plus hostile aux nouveaux équipements. Cela doit être source d’espoir pour notre mouvement.
Mais au final, malgré ces quelques avancées, nous avons finalement découvert, ou redécouvert en en faisant l’expérience, qu’au-delà de toutes les procédures de consultation et de recours, la véritable nature de nos institutions est verticale : c’est celle d’une démocratie représentative où la décision revient à des élus que le suffrage universel a doté du pouvoir de décider de ce qui était, ou pas, d’intérêt général.
Or cette redécouverte tombe dans un moment de défiance profond envers les élus : cumul des mandats, professionnalisation, corruption, abstention massive, renoncements, et j’en passe, contribuent à une délégitimation profonde de leur décision. Le roi est nu, et il nous est difficile de voir autre chose dans ces décisions que le passage en force : la décision est imposée, suspendue aux caprices de quelques caciques cumulards.
Ce constat, nous emmène à ce paradoxe : nous avons des décisions d’une importance majeure à prendre, qui nous engage collectivement pour des décennies, et nous n’avons pas d’institutions démocratiques suffisamment légitimes pour les prendre. La probabilité que cela dégénère est grande, et nous devons je crois y réfléchir sérieusement, pour agir de façon responsable.
Mais le conflit peut aussi servir à régénérer la démocratie. Il n’y a pas d’ailleurs, ou il n’y a jamais eu, de démocratie idéale, celle-ci est toujours inachevée, toujours à construire. Et ici, dans cette histoire, ce dont nous sommes acteur, je crois, c’est de l’entrée de l’écologie en démocratie. Nous sommes le mouvement social qui, aux quatre coins du pays, pose de façon concrète la question écologique, oblige la société à bouger, oblige à imaginer d’autres façons de décider afin que cesse la destruction progressive de nos milieux de vie. Nous créons du conflit là où il n’y en avait pas, et ce conflit doit pousser les institutions à changer. La démocratie sociale, qui reste très largement imparfaite, qui n’a notamment pas encore véritablement gagnée le monde de l’entreprise, gère néanmoins aujourd’hui notre système de sécurité sociale. Elle est le fruit d’un siècle de conflits entamés dans les usines du 19ème siècle. Faisons en sorte que par les conflits que nous y menons, les territoires soient à la question écologique ce que furent les usines à la question sociale.
Conclusion
Je vais maintenant conclure en proposant de développer deux axes d’actions par ailleurs déjà largement entrepris.
J’imagine bien que vous trouvez que je nous vois beaucoup plus beaux, beaucoup plus forts, que ce que nous sommes. Vous avez peut-être raison, mais dans la lutte, dans l’adversité, je sais aussi qu’on se voit aussi souvent moins fort que ce qu’on est réellement.
Au cours des rencontres faites autour du film, les associations me disent souvent : « nous sommes 20, 30, c’est dur, on prêche dans le vide ». Hier soir on me disait : « à la dernière manifestation contre l’A45 nous n’étions que 1 000 ». C’est déjà pas mal il me semble, nous aurions aimé être mille contre l’A65 ! Mais surtout, ce que nous ne voyons pas, parce que nous sommes centrés sur nos territoires, c’est que nous sommes un mouvement social décentralisé. Nous sommes 20 ici, mais 20 aussi là-bas, et là-bas, et là-bas, et je crois que nous devons davantage œuvrer à apparaître, comme nous le faisons aujourd’hui, comme un mouvement social cohérent et rassemblé.
Le développement de la journée d’action nationale contre les GPII, par des actions coordonnées sur tout le territoire, peut être un de ces moments où nous démontrons l’existence sur tout le territoire de ce mouvement social.
Sur le plan des idées et des stratégies, nous pouvons aussi poursuivre la mise en commun de nos travaux, en développant des réseaux thématiques : PPP, biodiversité, recours juridique, etc. Pourquoi pas par exemple, organiser, en plus, en parallèle ou à la place du forum annuel quelque chose qui ressemblerait à une université d’été et qui serait exclusivement destiné à l’intérieur du mouvement, à des séances de travail thématique, à des formations sous forme de partage d’expériences ou d’interventions extérieures, …
Tout ceci pose bien entendu des questions de moyens, humains et financiers, et il faut peut-être se poser la question du support que pourrait nous apporter pour cela des structures nationales, environnementales et syndicales. Quoiqu’il en soit, je pense qu’il faut renforcer notre réseau pour renforcer nos luttes locales.
Nous devons bien sûr nous renforcer pour espérer l’emporter sur les intérêts très puissants qui nous font face. Mais cela ne suffira pas, car nous combattons aussi un imaginaire. Cet imaginaire largement partagé par nos concitoyens c’est celui du progrès, généralement associé aux grands projets. C’est celui qui sous-tend les visions du monde, les idéologies, auxquelles nous nous opposons mais avec lequel on ne peut pas discuter, car il est, pourrait on dire, « subrationnel ». Il est le fruit de deux siècles de développement économique et industriel, de la promesse remplie, malgré tout, que la prospérité est le fruit de la croissance économique, de la production d’infrastructures tout azimut. Les routes, pour ne prendre qu’elles, portent encore avec elles, au-delà de leur utilité propre, l’idée qu’elles sont le vecteur de la modernité irriguant la campagne, reliant les hommes, permettant les échanges…
Mais la promesse est moribonde. Nous vivons depuis quarante ans dans le chômage de masse, et il suffit de voir que le conseil général des Landes n’a rien trouvé de mieux qu’un complexe de golf de 51 trous comme projet central de développement territorial pour comprendre que nous sommes en fin de cycle.
Quel manque cruel, pour le coup, d’imagination ! Il y a pourtant tant à faire ! Nous devons changer toute notre façon de produire, de nous alimenter, de nous déplacer, de nous loger, nous devons réparer ce que nous avons détruit. Il y a là des sources immenses d’emploi et un projet collectif enthousiasmant.
Pour se battre contre le vieil imaginaire économique de la prospérité par la croissance, nous devons, je pense, proposer cet imaginaire alternatif, celui de transition écologique, montrer qu’il est réaliste et désirable.
C’est à ça que s’attache depuis plusieurs années, le mouvement Alternatiba, qui est né ici à Bayonne, et qui a depuis essaimé partout en France et dans le monde. En cela, leur combat est aussi le notre et je terminerai en recyclant leur slogan : qu’aux 1 000 GPII répondent 1 000 Alternatiba !