Les points de vue de Frédéric Lebaron

Face au sentiment d’impuissance politique

Pour une sociologie engagée dans la vie publique

mardi 5 novembre 2013   |   Frédéric Lebaron
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Hausse de plus en plus marquée de l’abstention, multiplication des reculs gouvernementaux face aux lobbies financiers et patronaux, stigmatisation des groupes marginaux, construction européenne réduite à un système de contraintes budgétaires et de régressions sociales… Il semble difficile aujourd’hui de ne pas établir un bilan de santé inquiétant pour la démocratie française et européenne. Les indicateurs de crise politique se multiplient, sans que l’espace des possibles devienne plus clair. Le sentiment d’impuissance face à une catastrophe annoncée se renforce chaque jour.

Quel rôle pour les sciences sociales dans un tel contexte ? Personne aujourd’hui ne défendrait sérieusement l’idée que les chercheurs puissent se contenter d’observer le processus, d’en proposer des explications, sans prétendre aucunement contribuer à l’action sur le cours des choses. La sociologie, entendue ici dans son acception la plus large, est bien devenue publique, au sens de Michael Burawoy [1] : elle a partie liée avec les débats et les luttes qui traversent et déchirent le monde.

Ceci posé, quel contenu pour cette sociologie engagée dans la vie publique ? Une première réponse, évidente pour la revue Savoir/agir, est la nécessité démocratique de sciences sociales autonomes. Dans les régimes staliniens, comme dans les dictatures conservatrices, la sociologie a été combattue et largement vidée de sa substance, les départements universitaires fermés et les revues condamnées à la confidentialité. Aujourd’hui, dans un contexte de dictature larvée de la finance globale, l’existence même de la sociologie est de plus en plus souvent contestée.

Elle l’est, notamment, au profit des disciplines réputées « utiles » et « rentables » que sont par exemple l’économie et la gestion, qui forment les dirigeants, légitiment les profits et les stratégies des plus riches, et servent à justifier les régressions sociales. Et cela, même si leurs théories et leurs résultats vont souvent à rebours des conclusions de la doxa officielle, comme le montre chaque jour Paul Krugman, Prix Nobel d’économie [2].

À l’opposé, les sociologues prennent au sérieux l’évaluation empirique systématique (quantitative et qualitative) des choix publics et privés, et n’hésitent pas, lorsqu’ils considèrent que ceux-ci vont à rebours du bien commun, à les dénoncer publiquement. C’est aujourd’hui le cas avec les politiques européennes d’austérité, qui sont une aberration sociologique autant qu’une absurdité macroéconomique [3].
La démocratie ne se réduit pas au bulletin de vote et au choix parmi une offre de programmes et de candidats différenciés, même si ce pluralisme est bien sûr nécessaire [4]. Encore faut-il que cette offre soit également accessible, connue des citoyens, et qu’elle fasse l’objet d’échanges symétriques, permettant une appropriation rationnelle. L’état actuel de la démocratie n’est pas sans lien avec la domination sur le système d’information des intérêts de la finance, et, plus encore, avec celle de la doxa néolibérale qu’elle promeut.

Depuis les années 1980, les théories keynésiennes et marxistes ont été systématiquement dévaluées et exclues de l’expression publique dans les grands médias audiovisuels et dans une grande partie de la presse écrite. Depuis la crise de 2007-2008, cette exclusion a été ébranlée, mais nullement remise en cause dans ses fondements et sa logique. De la même façon, les médias donnent un poids disproportionné à des thèses marginales dans la communauté scientifique, comme celles qui remettent en cause les facteurs humains du réchauffement climatique, les théories anti-évolutionnistes, les diverses légitimations « savantes » de l’homophobie et du racisme, etc.

Une réforme ambitieuse des médias est donc une composante fondamentale de tout projet démocratique : elle passe par des contraintes en matière de pluralisme des opinions exprimées, ce qui irait au-delà du respect des temps de parole accordés aux différents partis politiques dans les périodes électorales. Cela en prenant en compte l’état des expertises scientifiques (plus ou moins consensuelles ou clivées, etc.), sans introduire dans leur présentation de biais systématique.

La crise démocratique est une crise de la citoyenneté. Le personnel politique dirigeant, professionnalisé et « autonome », est attaché à la reproduction des institutions telles qu’elles sont [5]. Tant qu’il n’est pas remis en cause par une majorité claire, ce personnel dirigeant, de droite ou de gauche, ne pâtit guère de l’érosion croissante de sa légitimité due à l’abstention. Dépendant de la finance à travers divers mécanismes - en premier lieu l’endettement public qui n’a cessé de s’accroître depuis la mondialisation financière -, porté à « gérer » selon des critères d’efficience eux-mêmes de plus en plus financiarisés, il contribue aujourd’hui au blocage des institutions démocratiques [6].

On le voit bien aujourd’hui avec les interventions d’élus hostiles à toute remise en cause du cumul des mandats et des avantages particuliers conférés par les positions électives, voire administratives, dirigeantes. De l’échelle locale jusqu’à l’échelle européenne, le personnel politique est objectivement attaché aux institutions politiques représentatives, même lorsqu’elles dysfonctionnent gravement. Il préfère s’assurer de leur maintien plutôt que d’envisager le risque d’une période de ressourcement extra-politique ou un changement notable de règles du jeu. C’est particulièrement le cas avec la Cinquième République, qui concentre les pouvoirs dans les mains d’un président-souverain, lequel agit directement sur les médias et sert essentiellement de « courtier » avec les intérêts financiers et industriels [7].

À l’échelon européen, l’illisibilité des institutions et des politiques est à son comble. Pourtant, au Parlement comme au sommet de la Commission, les orientations néolibérales sont depuis longtemps largement dominantes. Si le « modèle social-démocrate », porté par les pays scandinaves et un temps par l’Allemagne voire la France, pouvait sembler être l’horizon de l’ensemble de l’Europe (avec le thème, aujourd’hui presque oublié, de « l’Europe sociale »), c’est désormais le « modèle balte », voire le « modèle letton » (et non le « modèle allemand »), qui semble l’emporter. Selon celui-ci, il s’agit de susciter un progrès de compétitivité-coût par la baisse des dépenses publiques et la dérégulation rapide du marché du travail.

Projeté à l’échelle de l’ensemble de l’Union, ce modèle conduit à un effondrement de ce qui subsiste encore du « modèle social européen », déjà enterré par les « élites » de la Commission et de la Banque centrale européenne. Il acte surtout la division entre une Europe du Nord, qui parviendrait à préserver une partie de son système social, tout en le démantelant partiellement, et le reste des pays, engagés dans une compétition salariale et sociale permanente pour surnager dans la mondialisation. Face à cette perspective, la reconstruction d’un projet européen social et démocratique, tourné vers le reste du monde et non inaccessible aux faibles et aux pauvres, est une urgence absolue.

La crise de la démocratie est liée au sentiment que le personnel politique n’étant plus moteur, les clivages principaux entre gauche et droite s’étant largement estompés, il n’y aurait plus de sens à participer à la prise de décision publique. Cela ne servirait qu’à faire élire des représentants qui vont s’auto-reproduire au sein d’une caste détachée des enjeux réels, ceux qui importent concrètement à la population. Dans les classes populaires, ce sentiment est particulièrement fort à l’occasion des scrutins dits « de basse intensité » (élections européennes, par exemple) où la mobilisation collective est en général faible.

C’est bien, justement, par cette mobilisation collective que la démocratie se vivifie. Mais celle-ci ne peut être seulement conditionnée par le rythme des scrutins. Elle suppose des formes multiples de « participation » : syndicalisme, activités associatives, discussions publiques, débats organisés, etc. Sans céder au mythe d’une démocratie spontanée qui émergerait sans aucune médiation ou aucune inégalité (à l’opposé de ce que montrent toutes les enquêtes sociologiques), il est difficile de récuser l’importance de toutes les formes de mobilisation participative, pour peu qu’elles tentent réellement de surmonter les mécanismes de clôture du champ politique [8] ou a fortiori du champ économique [9].

Dès lors, la combinaison de plusieurs éléments pourrait contribuer à une régénérescence : le renforcement des sciences sociales et de leur autonomie ; la réforme des médias dans le sens du pluralisme des idées et du respect des résultats de la recherche scientifique ; des changements institutionnels (une Sixième République et de nouvelles institutions européennes réellement démocratiques, etc.) ; et enfin la promotion de divers mécanismes de participation à la vie sociale, à tous les niveaux, en passant par le quartier et l’entreprise. C’est par ces objectifs que pourra commencer à s’ébaucher un nouveau type de société.

(Ce texte constituera l’éditorial de la prochaine livraison (N° 26, décembre 2013) de la revue Savoir/Agir)




[1Voir par exemple, Michael Burawoy, « Pour la sociologie publique », Actes de la recherche en sciences sociales, 176-177, mars 2009, p.122-144.

[3David Stuckler, Sanjay Basu, The Body Economic. Why Austerity Kills, Allen Lane, 2013.

[4Amartya Sen, La démocratie des autres, Paris, Payot, 2005.

[5Daniel Gaxie, La démocratie représentative, Paris, Montchrestien, 1996.

[6Voir notamment le cas, paradigmatique et central, de l’intercommunalité. Fabien Desage et David Guéranger, La politique confisquée. Sociologie des réformes et des institutions intercommunales, Bellecombe-en-Bauges, Croquant, 2011.

[7Edwy Plenel, Le droit de savoir, Paris, Don Quichotte, 2013.

[8Loïc Blondiaux, Le Nouvel esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie participative, Paris, Seuil, 2008.

[9Vaste projet, bien sûr, qui rejoint celui de l’autogestion, du mouvement coopératif et de toutes les formes de démocratisation de l’activité productive.



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