En Amérique latine, et plus particulièrement dans les pays dirigés par des gouvernements dits progressistes, les salaires ont augmenté plus rapidement que la productivité, l’emploi informel a baissé relativement, le chômage a baissé, les dépenses sociales se sont accrues et la pauvreté a diminué depuis une dizaine d’années. Cependant, les inégalités de revenus restent extrêmement élevées. Contrairement aux pays avancés, elles auraient légèrement baissé ces dix dernières années selon diverses enquêtes. Cette évolution est aujourd’hui contestée par des études récentes : mesurées à partir de données fiscales, elles n’auraient ni baissées, ni augmentées, et le poids des plus riches et des plus pauvres dans le revenu global se serait accru, plus précisément la part des revenus respectifs des 10% les plus riches et celle des 30% des plus pauvres dans le revenu national deviennent plus importantes. Avec les contrecoups de la crise économique de 2014, les résultats positifs obtenus tout au long de ces dernières années risquent fort d’être remis en question dès 2015.
Etat des lieux
On peut mesurer la distribution des revenus de deux manières : celle dite fonctionnelle traitant des profits, des salaires, et celle dite personnelle traitant des revenus perçus par les personnes ou les ménages. Nous traitons ici de la distribution personnelle. En Amérique latine, les inégalités sont très élevées, que ce soit celles concernant les revenus ou celles sur le patrimoine. Nous nous limitons ici aux premières. Parmi les nombreuses mesures, deux sont ici privilégiées : le coefficient de Gini, dit Gini, et le rapport entre les déciles (ou quintiles). Le Gini est un indicateur global des inégalités mettant en rapport les pourcentages de la population et les pourcentages du revenu distribué. Population et revenus forment les deux côtés d’un carré. Le croisement des ordonnées et des abscisses définit une courbe nommée courbe de Lorentz, plus ou moins éloignée de la diagonale du carré. Cette dernière représente l’égalité parfaite. La surface existant entre la courbe de Lorentz et la diagonale, rapportée à la moitié de la surface du carré constitue cet indicateur des inégalités. Plus la courbe de Lorentz se rapproche de la diagonale, moins la surface occupée entre cette courbe et la diagonale est grande et moins le Gini est élevé, et inversement.
Avec un même niveau global d’inégalités, on peut avoir plusieurs types d’inégalités selon la forme prise par la courbe de Lorentz : par exemple, lorsque l’augmentation de la part des premiers déciles est compensée par la diminution de la part de déciles qui suivent. C’est ce qui explique qu’on utilise en complément les rapports entre les déciles les plus riches et les déciles les plus pauvres, ou de manière plus sophistiquée encore, des indicateurs de polarisation de revenu (Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes – Cepal – voir bibliograhie ci-dessous).
Entre 2003 et 2013, sur une échelle de 1 à 100, en Argentine le Gini passe de 51,9 à 41,6, au Brésil de 58 à 52,4, au Mexique de 54,2 (2012) à 53,9 (2012), en Colombie de 56 à 54,9, en Bolivie de 60,4 à 47,6 (2012) (source Cepal, op cit). Dans certains pays, la réduction est importante, dans d’autres, plus faible. Selon la même source, le rapport entre les 40% des ménages les plus pauvres et les 10% des ménages les plus riches baisse également plus ou moins fortement. Ainsi en Argentine, entre 2004 et 2012, ce rapport passe de 21,7 à 11,9, au Brésil entre 2001 et 2013, il baisse de 32,1 à 18,2. Au Mexique, entre 2002 et 2012, il diminue de 15,1 à 14,1, en Bolivie de 30,3 à 12,1 entre 2002 et 2011.
Dans l’ensemble de l’Amérique latine, l’indigence (pauvreté extrême) et la pauvreté baissent de manière significative. En 2002, le pourcentage des ménages indigents était évalué par la Cepal à 19,3% et en 2014 à 12% de l’ensemble des ménages, et le pourcentage des ménages pauvres passait quant à lui de 43,9% à 28% entre les mêmes dates.
Il s’agit de moyennes qui cachent des évolutions différentes selon les pays. Prenons deux cas extrêmes. Au Brésil, le pourcentage de ménages indigents passe de 10% à 5,3% entre 2002 et 2013 et celui des ménages pauvres régresse de 30% à 14,1%, alors qu’au Mexique, entre 2001 et 2012, ces pourcentages passent respectivement de 9,1% à 10,4% pour les ménages indigents, soit une légère augmentation, et 31,8% à 29,9% pour les ménages pauvres, soit une légère diminution (Cepal, 2014, p.96, op.cit).
Pourquoi une réduction des inégalités de revenu et une baisse consécutive de la pauvreté ?
Est-ce grâce à une réforme du système fiscal ? La réponse est négative. Le système fiscal n’a pas été réformé en profondeur. Quelques impôts ont été ajoutés, des taux d’imposition parfois abaissés, des exemptions se sont multipliées rendant le système fiscal complexe et probablement encore plus opaque et surtout plus régressif (Afonso J.R., 2014). Enfin, l’évasion fiscale s’est accrue (Piscitelli R.B., 2014). Le Gini baisse en moyenne de deux points une fois considérés les effets conjugués des impôts directs et des transferts monétaires, alors que dans les pays avancés il baisse de dix à quinze points selon les pays. Ceci s’explique par l’existence d’une part relativement plus importante d’impôts indirects dans le système fiscal que dans les pays avancés. Ces impôts sont souvent cumulatifs, malgré l’introduction de la TVA dans certains pays et touche l’ensemble de la population. Les impôts directs se caractérisent par une progressivité assez faible des tranches et un nombre de tranches réduit, par des possibilités d’exemption partielle assez fréquentes, enfin en leur sein, par une part plus importante des impôts sur les sociétés que celle payée par les ménages (Salama, 2012). Des études récentes confirment et précisent l’effet positif relativement faible des impôts nets de transferts. Birdsall et alii (2014) distinguent ainsi quatre types de revenus : 1/ le revenu primaire, c’est-à-dire l’ensemble des revenus perçus par les individus, actifs ou inactifs, 2/ le revenu disponible à savoir le revenu primaire moins les impôts directs et plus les transferts monétaires, 3/ le revenu post-fiscal, c’est à dire le revenu disponible moins les impôts indirects nets de subventions et enfin 4/ le revenu final incluant une estimation monétaire des dépenses publiques en matière de santé et d’éducation.
Au Brésil en 2009, les transferts monétaires conditionnés étant plus importants pour les pauvres (ici moins de 4 dollars en parité de pouvoir d’achat PPA [1] par jour) et les impôts directs quasi nuls, leur revenu disponible augmente (+33%), celui des catégories vulnérables (entre 4 et 10 dollars PPA jour) augmente (+8.4%), alors que celui des plus riches (plus de 50 dollars PPA par jour) diminue (- 6,2%) dans la mesure où ces derniers paient des impôts directs, et celui des classes moyennes ( entre 10 et 50 dollars PPA jour) reste relativement stable (+1.1%).
L’incidence des impôts indirects diffère fortement selon les tranches de revenus. Le revenu post-fiscal des pauvres augmente de 15,1% par rapport au revenu primaire. Dit autrement, la différence entre le revenu primaire et le revenu disponible est amputée de moitié à cause du paiement des impôts directs. Le revenu post-fiscal des classes moyennes est amputé de 14% et celui des plus riches de 20,7% par rapport à leur revenu primaire respectif. Au final les inégalités diminuent légèrement. Ce n’est que si on considère le revenu final que qu’on observe une forte progressivité dont bénéficient les pauvres et les vulnérables : ce revenu est 125,8% plus élevé que le revenu primaire pour les pauvres, 23,2% pour les catégories vulnérables mais de – 6.6% pour les classes moyennes et de – 19.7% pour les riches
Et les dépenses sociales ?
Celles-ci ont fortement augmenté dans plusieurs pays mais leur effet immédiat sur la distribution des revenus est relativement faible, à l’exception du versement des retraites indexées au salaire minimum, lui-même en forte augmentation dans quelques pays comme le Brésil. En Amérique latine, les dépenses sociales sont composées des dépenses en santé, en éducation et en protection sociale (retraites et pensions, différentes aides : assistance, habitat, etc.) auxquels s’ajoutent différents transferts monétaires en direction des couches de la population les plus démunies. La diversité des situations rend parfois difficile la comparaison du poids des dépenses publiques dans le PIB, les périmètres retenus étant souvent différents et ceci d’autant plus que certaines dépenses sont incluses dans les dépenses sociales dans certains pays et dans d’autres non.
L’exemple le plus classique concerne les dépenses concernant la protection sociale : au Mexique, au Chili par exemple le système de retraite est principalement un système par capitalisation. Que les contributions soient non obligatoires ou partiellement obligatoires, elles ne sont pas comptabilisées dans les dépenses de l’Etat mais dans celles des ménages. A l’inverse, avec un système de répartition, comme c’est le cas en Argentine, au Brésil, etc., les contributions obligatoires – tout au moins pour ce qui concerne les emplois formels – donnent lieu à des prestations qui sont incluses dans les dépenses sociales.
Dans l’ensemble de l’Amérique latine, la part des dépenses sociales dans les dépenses publiques a augmenté ces vingt dernières années. En 1992-1993, elle était évaluée à 50% des dépenses publiques, en 2002-2003 à 63,4%, et en 2010-2011 à 65,9%. Comme parallèlement le poids de l’Etat dans le PIB en Amérique latine s’est fortement accru, surtout dans les pays dirigés par des gouvernements progressistes, le poids des dépenses sociales en pourcentage du PIB s’est accru en moyenne. En 1992-1993, il était évalué à 12,5 % du PIB, en 2002-2003, il s’élevait à 15,6 % et en 2010-2011 à 19,2%.
L’ampleur des dépenses sociales en pourcentage du PIB n’est pas la même selon les pays. Selon Lustig et alii (2013a), en 2009 en Argentine, elle atteint 20,6% du PIB, en Bolivie, 14,7%, au Brésil, 16,2%, au Mexique, 10%. Lorsqu’on décompose les dépenses sociales selon qu’elles sont destinées aux transferts en monnaie, à la santé, l’éducation et aux pensions (liées aux contributions obligatoires), on observe une assez forte hétérogénéité entre les pays. En 2009, les dépenses d’éducation s’élèvent à 6,7% du PIB, 8,3% en Bolivie, 5,3% au Brésil et 4,5% au Mexique (2010). Les dépenses de santé sont de 6,2% du PIB, 3,6 % en Bolivie, 5,2% au Brésil et 3,1% au Mexique (2010). Les pensions : 7,2% du PIB, 3,5% en Bolivie, 9,1% au Brésil et 2,6 au Mexique (2010). On notera la différence importante entre le Brésil et le Mexique. Celle-ci s’explique par l’existence de deux systèmes de retraite différents. Lorsqu’on considère enfin les transferts monétaires, pour la plupart des transferts conditionnés (obligation pour les enfants d’aller à l’école, de se faire vacciner), connus sous les noms de Bolsa familia au Brésil, Oportunidad au Mexique,etc., on observe que leur poids dans le PIB est faible et que des différences également importantes existent selon les pays : en Argentine, 0,8%, en Bolivie, 0,7, au Brésil, 3,7% et au Mexique enfin, 0,8. Cette différence s’explique essentiellement par l’inclusion dans ces dépenses du versement de retraite non contributive, équivalente à un salaire minimum, aux pauvres du secteur rural et aux handicapés (sous certaines conditions de revenu et d’handicap).
L’impact des dépenses sociales sur la distribution des revenus est immédiat et différé
Immédiat parce que les transferts monétaires conditionnés tendent à diminuer légèrement les inégalités de revenus, immédiat parce que les retraites minimales sont indexées à l’évolution du salaire minimum dans quelques pays, dont le Brésil où il a fortement augmenté. Contrairement à ce qui est souvent dit, la politique « assistancialiste » a eu peu d’impact sur l’ampleur de la pauvreté en raison de son faible poids par rapport au PIB. C’est surtout l’augmentation des salaires (41% au Brésil, 64% au Mexique), le quasi plein emploi, la baisse de l’informalité qui expliquent la réduction des inégalités. L’impact enfin est différé dans la mesure où une meilleure santé, une scolarité plus longue et de meilleure qualité constituent des pré-conditions à une plus grande mobilité sociale, celle-ci pouvant permettre demain que diminuent les inégalités de revenus.
C’est donc le fonctionnement du marché du travail qui explique le plus la baisse des inégalités de revenu. Les augmentations de salaires sont à la fois le produit de décisions politiques – la décision d’augmenter fortement le salaire minimum dans certains pays comme le Brésil – et, paradoxalement, la combinaison d’une insertion dans la division internationale du travail de plus en plus problématique et d’une offre de travail davantage qualifiée. Plus précisément, l’offre et la demande de travail connaissent une évolution en ciseau dans la plupart des pays. L’offre de travail est de plus en plus qualifiée grâce à un allongement de la durée des études. A l’inverse, la demande de travail l’est moins pour deux raisons : a/ L’industrie de transformation perd de l’importance en terme relatif. Le poids des branches caractérisées par un bas niveau technologique croit relativement alors que celui de haute et de moyenne haute technologie décline relativement. Les entreprises utilisant des techniques peu sophistiquées tendent à privilégier les emplois non ou peu qualifiés à l’inverse des autres. b/ Le secteur des services et du commerce, secteurs naturellement abrités de la concurrence internationale, absorbe de plus en plus d’emplois et ces derniers, mis à part certains secteurs, utilisent également davantage d’emplois peu qualifiés. Il ressort de ce ciseau entre offre et demande d’emplois un processus de désaffiliation et de déclassement. Un salarié qualifié ayant un emploi ne correspondant pas à sa qualification perçoit un salaire supérieur à celui qu’il aurait eu s’il avait été à l’école moins d’années. Les personnes ayant suivi davantage d’années d’étude, par rapport à celles qui en ont suivi moins, gagnent certes davantage mais l’écart entre les revenus de ces deux catégories se réduit, à l’exception des plus hautes tranches.
L’ampleur de la baisse des inégalités de revenu est aujourd’hui remise en cause grâce à de nouvelles mesures portant sur les déclarations fiscales dont l’accès hier était limité, voire interdit aux chercheurs. Celles-ci révèlent une sous-estimation systématique de la part des plus riches dans le revenu national et contrairement à ce qui était annoncé, leur part s’est accrue à l’égal de ce qu’on observe dans les pays avancés. Au Brésil, non seulement la part des 0,1%, des 1%, des 5% de la population dans le revenu est plus élevée que ce qu’indiquent les enquêtes de la PNAD, mais également l’écart entre les revenus de ces catégories est beaucoup plus important. Le rapport entre les revenus des 0,1% et des 1% atteint 43,2 lorsqu’on utilise les données fiscales et non 24,2 lorsqu’on prend celles de la PNAD (Pesquisa Nacional por Amostra de Domicílio ) entre 2006 et 2012 par exemple (Medeiros M et alii, 2014). Au final, les inégalités de revenus sont plus élevées que celles annoncées et surtout leur réduction est contestable. Aussi, il apparait que la baisse des inégalités est moins élevée qu’annoncée, voire nulle. Pour autant, la part des 30 à 40% de la population s’est accrue de manière significative, ce qui a conduit à une baisse prononcée de la pauvreté relative. Plutôt qu’à une diminution des inégalités, on assiste surtout à une déformation de la courbe de Lorentz : les 30% de la population la plus pauvre connait une amélioration de son niveau de vie, la part de ses revenus dans le revenu global augmente, mais il en est de même pour les plus riches. En ce qui concerne les plus pauvres, l’Amérique latine se distingue des pays avancés.
En ce qui concerne les plus riches, elle s’en rapproche, y compris dans les pays dirigés par des gouvernements progressistes.
Conclusion
Les dépenses sociales se sont accrues permettant ainsi d’espérer que demain ces sociétés seront davantage inclusives. Mais ayant opté le plus souvent pour une reprimarisation de leurs économies, au détriment de leur industrie, ces pays sont peu préparés à la crise des matières premières et la subisse d’autant plus fortement (Salama, 2014). Aussi leur avenir s’assombrit et les risques d’une remontée des inégalités, et surtout d’une augmentation de la pauvreté dès 2015, sont élevés. Dans une certaine mesure, les gouvernements, y compris progressistes, croyant que l’aisance financière procurée par le boom des matières premières allait se poursuivre, ne se sont pas préparés à l’avenir. Les conséquences risquent d’être dramatiques pour les plus démunis.
Bibliographie
Afonso J.R. (2014) : « Imposto de renda e dostribuçao de renda e riqueza : as estatisticas fiscais e um debate premente no Brasil », Revista de estudos tributarios e aduaneiros, n°1, 28-60.
Birdsall N., Lustig N., Meyer Ch. (2014) : « The strugglers : the new poor in Latin America ? », World development, vol. 60, 132-146.
Cepal (2014) : Panorama social de America Latina.
Lustig N et alii (2013a) : The impact of taxes and social spending on equality and poverty in Argentina, Bolivia, Brazil, Mexico, Peru and Uruguay, Working paper1316, Tulane University,1-31.
Lustig N et alii (2013b) : Deconstructiong the decline in inequality in Latin America, Working paper1314, Tulane University,1-17.
Medeiros M et alii (2014) : « O topo da distribuçao de renda no Brasil : primeiras estimativas com dados tributarios e comparaçao com pesquisas domiciliares, 2006-2012 », mimeo, Universidade de Brasila, disponible sur le net, 1-33.
Piscitelli R.B. (2014) : « Reforma tributaria », Jornal dos economistas, n° 301, 5-6.
Salama P (2012) : Les économies émergentes latino-américaines. Armand Colin, collection U.
Salama P (2014) : Des pays toujours émergents ? La documentation française.
Illustration : Rocinha Favela