Au risque de paraître paradoxal sinon provocateur, je dirai que le principal acquis de l’altermondialisme réside dans ses limites. Au vu des (maigres) résultats obtenus face aux « mutations » et aux « bouleversements » non pas du début du siècle – ils ne datent pas du 11septembre 2001 – mais des dernières décennies, ce qui est acquis ou devrait l’être, en effet, c’est la difficulté pour ne pas dire l’incapacité du mouvement altermondialiste à répondre de manière offensive aux trois « défis majeurs » suscités par le règne désormais sans contrepoids du capitalisme : la mise en concurrence généralisée entre travailleurs à l’échelle planétaire, le recours systématique au terrorisme d’État pour écraser les résistances sociales à l’extérieur comme à l’intérieur, et la poursuite de la dévastation écologique que les secteurs éclairés des classes dirigeantes cherchent maintenant à rentabiliser, économiquement (cf. « capitalisme vert ») et idéologiquement (cf. mobilisation consensuelle en faveur de « l’environnement »), sous le signe du « développement durable ».
De l’alter à l’anti
Le passage du mouvement « antimondialiste » à l’« altermondialisme » a été qualifié par certains de ses promoteurs de « bifurcation historique ». Erreur d’aiguillage idéologique et politique, plutôt : il aurait mieux valu renouer avec l’anticapitalisme, quitte à en renouveler la vision et la visée, aux plans théorique et pratique. Choisir l’« anti » plutôt que de l’« alter » n’est pas se complaire dans la négativité. D’abord, parce qu’il faut se méfier des fausses positivités adoptées au nom du « réalisme » et dictées en fait par l’opportunisme, synonymes d’impuissance face à l’adversaire voire de connivence avec lui (cf. syndicats : « force de protestation »/« de proposition » ; partis : « culture d’opposition »/« de gouvernement »). Ensuite, il faut quand même rappeler que l’anticapitalisme n’a de sens que par rapport à l’horizon de l’engagement et de la lutte. À savoir le communisme ou le socialisme, dans le sens fort et entier du terme, c’est-à-dire un mode d’organisation sociale radicalement autre et non une variante de celui qui existe, et sans rapport aucun avec les régimes ou les partis qui ont usurpé ces appellations.
Troquer l’« anti » pour l’« alter », c’est au contraire se placer sur le terrain idéologique de l’ennemi. Donc se condamner à être récupéré, comme le prouvent la reprise des thématiques et le débauchage de certaines figures de proue de l’altermondialisme. Et parler de « mondialisation » revient, au plan idéologique, à avaliser le postulat devenu vulgate selon lequel le devenir-monde du capitalisme daterait des dernières décennies du XXe siècle. Or, un minimum de connaissances historiques permettrait de savoir que le processus a pris naissance dès la formation du mode de production capitaliste avec l’expansion commerciale et coloniale à partir de la fin du XVème siècle et surtout au XVIe siècle. Ce que l’on appelle à tort « mondialisation » ou « globalisation » correspond à la troisième phase du développement du capitalisme — après sa nationalisation et son internationalisation —, à savoir celle de sa transnationalisation, à la fois cause et effet de l’invalidation de l’État-nation qui constituait le cadre structurant du capitalisme au cours de l’étape précédente de son évolution, la période internationale. Autrement dit, le processus par lequel le capitalisme produit un monde propre, un système socio-spatial aux traits spécifiques a débuté bien avant qu’il ne devienne une réalité planétaire.
Au plan politique, ensuite, faute de saisir le lien entre le devenir monde du capitalisme et le devenir capitaliste du monde, on en vient à ne plus envisager le mythique « autre monde possible » que sous la forme d’un autre monde capitaliste ou un monde autrement capitaliste, mais non d’un monde autre que capitaliste. Dès lors, le refus affiché du libéralisme ne peut qu’aller de pair avec l’acceptation implicite du capitalisme. On s’en prend à la « marchandisation du monde » sans engager la bataille contre les rapports de production qui opèrent cette marchandisation universelle. Le capitalisme n’est critiqué que pour l’irrationalité de son fonctionnement et l’immoralité de ses excès, mais non en tant que système d’exploitation divisant l’humanité en classes dominantes ou dominées. On espère l’amender, le moraliser, l’humaniser, le civiliser, bref le réformer, perspective soi-disant réaliste opposée aux « utopies révolutionnaires ». Réformisme à courte vue, car toute l’histoire du capitalisme a montré que la bourgeoisie n’acceptait les réformes favorables aux couches populaires que sous la menace — fantasmée ou non, peu importe — d’une révolution. Que cette menace disparaisse, les capitalistes et leurs fondés de pouvoir gouvernementaux repartent à l’offensive, comme c’est le cas depuis plus de trois décennies. D’où l’urgente nécessité de renouer avec un internationalisme anticapitaliste. Renouement qui implique bien sûr un renouvellement. À commencer par celui des pratiques de lutte.
Un esprit de corps cosmopolite
Sans vouloir leur faire un procès d’intention, on ne peut que noter la propension des chefs de file, des maîtres à penser et des experts de l’altermondialisme à fonctionner en vase clos, c’est-en dire entre eux et avec les leaders politiques, syndicaux ou associatifs plus ou moins notabilisés de la gauche institutionnelle, voire les ministres ou les présidents des gouvernements jugés « progressistes » auprès desquels ils aiment à jouer les conseillers du Prince. D’où une certaine allergie de leur part — pour ne pas parler d’arrogance — face aux interpellations venues d’« en bas » qui les conduit à ne pas supporter le rappel de quelques vérités élémentaires qui vont à l’encontre de leurs prétentions ou de leurs illusions, pour ne rien dire de leur autosatisfaction.
Pour ce qui est de leurs prétentions, chacun sait que l’ère est révolue où les « forums sociaux mondiaux » pouvaient apparaître comme le terreau où allait éclore le fameux « autre monde possible ». Après avoir atteint un pic en 2003, les contre-sommets, « décentralisés » à partir de 2006, ont perdu le peu d’impact qu’ils avaient eu sur le cours concret de l’évolution du monde « globalisé ». En cette année 2008, les initiatives se sont limitées à une seule journée, le 28 janvier, éparpillées en une myriade de rencontres intellectuelles comme celle d’aujourd’hui ici. Fort utiles pour maintenir le moral des participants et enrichir leur réflexion critique sur l’état du monde, il faut cependant admettre qu’elles ne sont pas de nature à faire trembler le gratin réuni au même moment à Davos !
L’innocuité de ces rassemblements face à l’ennemi vaut aussi pour les « forums continentaux ». Celui, « européen », de Saint-Denis, par exemple, où l’on parlait de tout sauf de ce qui se passait sur place, n’a en rien contribué à améliorer la situation des habitants des cités du « 9-3 », comme devaient le confirmer les « émeutes » de novembre 2005. À l’étranger, le premier Forum congolais de 2007 n’a pas enclenché le processus escompté, alors qu’il était censé, paraît-il, marquer « l’entrée du pays dans une dynamique nouvelle » qui donnerait au peuple « la maîtrise de son propre sort, le contrôle de ses dirigeants pour que leur action se situe dans la ligne du bien commun », avec pour horizon la « reconstruction », la « transformation » et le « bien être ». Pourtant, selon un rapport publié le 22 janvier 2008 par l’association International Rescue Committee sur la base de 5 études de mortalité, 5,4 millions de ressortissants de cette bien mal nommée République démocratique du Congo auraient perdu la vie depuis 1998, en raison non seulement de la guerre (1998-2003) et de la poursuite des violences ici et là, mais aussi des maladies non soignées et de la sous-nutrition. Et que dire d’un autre Forum africain, celui de Nairobi ! Les événements actuels survenus au Kenya se sont chargés de mettre en lumière a posteriori le déphasage complet entre les envolées optimistes des têtes d’affiche altermondialistes venues d’Europe et la situation réelle du pays, au plan socio-économique, mais aussi politique et culturel.
Même si cela risque de déplaire, cette déconnexion entre les discours un peu trop triomphalistes des ténors de l’altermondialisme et la réalité doit pouvoir être interrogée. Elle a quelque chose à voir avec un phénomène de classe qu’il ne sert à rien de dissimuler plus longtemps : la plupart des membres de ce qu’il faut bien appeler la « jet-set altermondialiste » ne voient ni ne savent de la réalité d’un pays que ce que les visites guidées et commentées par leurs hôtes leur permettent de voir et de savoir. Des hôtes à leur image avec lesquels ils sentent d’autant plus d’affinités que ces derniers ne sont pas en reste pour calquer leurs manières d’agir et de penser sur celles de leurs invités.
« Les grands vivent dans de grands espaces », énonce un dicton. Ils ne sont pas les seuls : c’est également le cas des franges supérieures de la petite bourgeoisie intellectuelle, bien dotées en capitaux scolaires, culturels et relationnels. Immergés eux aussi dans la « mondialisation libérale », les membres de la haute et moyenne intelligentsia, fût-elle « de gauche » voire « gauche de la gauche », partagent avec les bourgeois un trait commun : être animés par un « esprit de corps transnational », pour reprendre une formulation d’Anne-Catherine Wagner. Cet esprit les porte à ne frayer qu’avec leurs semblables lorsqu’ils se trouvent à l’étranger, exactement comme il le font en France, d’ailleurs. D’où une même méconnaissance que les bourgeois — concertée, il est vrai, chez ces derniers, indifférents au sort des exploités —, des conditions d’existence réelles des couches populaires dans les pays où ils sont invités et, plus encore, une ignorance de ce que ces dernières peuvent effectivement ressentir face à ces conditions. Ce qui n’empêchera pas ces globe-trotters diplômés et bien intentionnés de parler au nom des dépossédés et des humiliés.
L’inefficacité des contre-sommets organisés par le mouvement altermondialiste n’est pas sans lien avec le fait que celui-ci soit porté par ces catégories sociales.Alors que le cosmopolitisme élitiste des classes dominantes est parfaitement congruent avec le statut et la fonction de « nouveaux maîtres du monde » qui doivent se concerter et se coordonner pour en garder la maîtrise, celui pratiqué par les franges supérieures de la petite bourgeoise intellectuelle « critique » à l’égard du néo-libéralisme va à l’encontre du rôle auquel elle prétend. Déjà structurellement coupée des masses par sa position dans la division sociale du travail et, politiquement, par son refus de la remettre en cause, sinon de façon rhétorique, elle ne peut qu’approfondir ce fossé en se transnationalisant du fait du caractère sélectif de l’accès aux ressources internationales. Car n’oublions pas que la mobilité géographique volontaire est un privilège de classe. Et plus la mondialisation des échanges se développe, plus l’autochtonie des couches populaires est dévalorisée, y compris aux yeux de ceux qui se veulent solidaires de leurs luttes. Il n’est dès lors pas étonnant que les appels à la mobilisation émanant des (contre-) sommets en direction de la base soient inopérants.
« Penser globalement, agir localement ». Ce mot d’ordre ressassé ne doit pas servir de prétexte aux préposés à la pensée globale pour laisser à d’autres l’action locale, au risque de sous-estimer voire d’oublier l’enracinement national du combat à mener contre la domination et l’exploitation. Tout se passe comme si les luttes populaires menées dans des contrées exotiques importaient plus que celles qui sont menées chez soi. Illustration de cette indifférence à l’égard du « local » : le silence assourdissant de l’élite altermondialiste hexagonale face à la criminalisation et à la répression de la révolte des futurs sous-prolétaires des « cités », en novembre 2005 ou, plus récemment, à Villiers-le-bel, à la fin de l’an passé.
Assisterait-on à un remake de la dérive tiers-mondiste ? Non plus pour « faire la révolution » par procuration, mais à pour combattre le néo-libéralisme, par peuples du « sud » interposés (cf. la fascination actuelle pour l’Amérique latine). Ne conviendrait-il pas, plutôt, de se recentrer davantage nos efforts militants, dans la réflexion comme dans l’action, sur le cadre national ? Pas seulement pour défendre des acquis dans des batailles perdues d’avance débouchant tout au plus sur des victoires éphémères. Mais pour reprendre l’offensive dans la perspective de l’ouverture d’un nouveau front anticapitaliste, en Europe et non ailleurs ? En soutenant activement, par exemple, le néo-prolétariat qui s’éveille à la politique, au sens non politicien du terme, dans et par la lutte contre l’exploitation : les livreurs de Pizza Hut, les « équipiers » de Mac Do, les vendeurs de la FNAC, les « nettoyeuses de surfaces », les caissières de supermarché…
Que l’on ne vienne pas objecter que s’impliquer en priorité dans la lutte anticapitaliste au niveau national est une démarche dépassée voire réactionnaire. Jusqu’à plus ample informé, le caractère national de la Révolution française, de la Révolution d’Octobre, de la Révolution cubaine, si souvent évoquées ou invoqués, n’a pas limité leur impact international. Si elles ont pu « ébranler le monde », c’est par la radicalité des transformations sociales qu’elles ont enclenchées. C’est l’altérité de la société qui émergeait de ce processus, la preuve en acte qu’un « autre monde » était effectivement possible qui soulevèrent un immense espoir parmi les exploités et les dominés des autres pays, qui provoquèrent parallèlement la fureur et la crainte des possédants par-delà les frontières, et qui, par contrecoup, suscitèrent un mouvement de solidarité internationaliste de la part des opprimées.
En guise de conclusion, je terminerai à la manière de Margaret Thatcher : « il n’a pas d’autre alternative ». Je veux dire, vous l’aurez compris, pas d’alternative au capitalisme autre que le communisme ou, si le mot effraie, qu’un socialisme au sens où l’entendait Rosa Luxembourg, lorsqu’elle parlait de l’alternative « socialisme ou barbarie ».