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Trafic de drogues en Amérique latine : la nouvelle donne

mercredi 13 juin 2012   |   Cynthia Benoist et Vanessa Góngora
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Le 14 février 2012, le président du Guatemala Otto Pérez Molina se déclarait favorable à la dépénalisation des drogues comme solution -ou élément de solution- aux violences engendrées par les trafics. Cette déclaration n’a pas laissé pas de marbre dans les Amériques, notamment parce qu’elle a été formulée par un président très clairement positionné à droite de l’échiquier politique. De nombreuses réactions ont suivi cette dernière. Otto Pérez Molina a, quant à lui, développé son point de vue dans une tribune remarquée publiée par le quotidien britannique The Guardian [1]. D’autres présidents latino-américains directement concernés par la question de l’économie de la drogue, tels Juan Manuel Santos (Colombie) ou Laura Chinchilla (Costa-Rica), ont affiché leur soutien à la position de leur homologue guatémaltèque.

Pour Otto Pérez Molina, la dépénalisation est-elle une arme contre le narcotrafic ou une simple stratégie médiatique personnelle ? Quoi qu’il en soit, le débat a bel et bien été officiellement mis à l’ordre du jour du VIe Sommet des Amériques, qui s’est tenu en Colombie à Carthagène, les 14 et 15 avril. Et ce, au grand dam des Etats-Unis qui ont toujours refusé d’emblée toute dépénalisation. Le Sommet s’est achevé sans déclaration finale, par faute de consensus sur cette question mais surtout sur celles de Cuba et des Îles Malouines [2].

Malgré cela, le président du Guatemala est parvenu à remettre le sujet au cœur des débats et a commencé à mobiliser de possibles alliés pour mener à bien cette stratégie qui, selon lui, ne peut s’appliquer que dans le cadre d’un accord régional (impliquant au moins le Mexique, l’Amérique centrale et la Colombie). Pourquoi cette stratégie risquée de la part du président guatémaltèque ?

« Il y a vingt ans, je suis devenu chef des services secrets de l’armée guatémaltèque ».

C’est ainsi que Otto Pérez Molina débute sa tribune, en précisant qu’en 30 ans de lutte contre le fléau du narcotrafic, aucun progrès n’avait été noté et que l’on assistait même à une augmentation de la violence liée à ce trafic. Il plaide pour que la consommation de drogues soit considérée comme un problème de santé publique et non de justice pénale. Et de continuer, "la proposition du gouvernement guatémaltèque est d’abandonner tout positionnement idéologique et d’impulser un dialogue inter-gouvernemental global, basé sur une approche réaliste : la régulation des drogues".

Plusieurs raisons peuvent avoir poussé Otto Pérez Molina à faire cette déclaration. Tout d’abord, le fait que d’autres dirigeants, ancien dirigeants et « opinion makers » d’Amérique latine réfléchissent également à cette possibilité pour en finir avec la violence du narcotrafic. C’est par exemple le cas du très libéral écrivain péruvien Mario Vargas Llosa, ou l’ancien vice-président du Guatemala, Eduardo Stein [3].
De manière générale, il semble évident que Otto Pérez Molina a voulu évaluer les réactions sur cette question et dans le même temps se faire un nom dans une région où les petits pays comme le Guatemala n’ont souvent pas voix au chapitre face aux géants du Sud. Il peut désormais se targuer d’avoir été celui qui, le premier, n’a pas hésité à exprimer ses opinions à tous les niveaux : The Washington Post, The Guardian, ou même les médias français qui ont parlé de la proposition guatémaltèque. L’image médiatique qui lui est désormais accolée est bien loin de celle dénoncée par les organisations de droits humains lors des élections : celle d’un ancien général et chef des services secrets impliqué dans plusieurs massacres dans le « triangle Ixil » et de disparitions forcées, dont celle de Efraín Bámaca. Une stratégie payante donc pour le dirigeant qui se crée ainsi à moindre coût une image qui en deviendrait presque sympathique sur la scène médiatique internationale.

Reprise en main du territoire guatémaltèque par les barons de la drogue mexicains

Les 100 premiers jours du nouveau gouvernement de Otto Pérez Molina semblent donc avoir été savamment orchestrés médiatiquement parlant. L’illusion créée autour de l’annonce de la dépénalisation dévie l’attention d’une nouvelle dynamique criminelle qui se met en place dans le pays. Les dynasties guatémaltèques du crime organisé et du trafic de drogues -les Mendoza et les Lorenzana- ont vu plusieurs de leurs dirigeants arrêtés en 2011 [4] et perdent progressivement le contrôle de leur propre territoire, laissant libre place au cartel mexicain des Zetas (voir encadré).

Le seul baron épargné jusqu’à maintenant, Horst Walter Overdick, dit El Tigre, a été arrêté le 3 avril dernier, suite à l’action concertée du ministère public et des autorités américaines qui l’accusent de conspiration pour faire entrer de la drogue aux Etats-Unis [5].
Oligarque et patron du crime organisé en Alta Verapaz, officiellement commerçant de cardamome, Overdick profite de son réseau pour se constituer comme l’allié stratégique des Zetas dans l’expansion de leur territoire au-delà des frontières mexicaines. Cette relation est mise à jour en septembre 2010, avec la diffusion de la vidéo d’une "narcofiesta" : Overdick et ses hommes, divers lieutenants des Zetas, un militaire en uniforme, sont tous réunis pour une course de chevaux sur la piste de l’aéroport de Cobán, chef-lieu du département d’Alta Verapaz.

A quel moment les Zetas ont manifesté leur ambition de contrôle sur le territoire guatémaltèque ? Selon une analyse détaillée de l’organisation InSight Crime [6], trois actions macabres servent d’avertissement :

  • 15 mai 2011 : assassinat de deux membres de la famille de Raúl Otto Salguero, membre du cartel des Mendoza (allié du cartel mexicain du Golfe) et propriétaire de la « finca  » (la ferme) Los Cocos (Petén).
  • 16 mai 2011 : massacre à la « finca Los Cocos ». 27 paysans décapités.
  • 26 mai 2011 : enlèvement du procureur de Coban, Allan Stowlinsky. Son corps démembré est retrouvé devant son bureau. Il avait saisi un chargement de 500 kilos de cocaïne aux Zetas.

Depuis, de nombreuses banderoles géantes, signées par les Zetas ont fait leur apparition dans le département du Petén. Elles somment les autorités et la population de mettre fin à la lutte contre eux. Pour InSight Crime, « les Zetas ont lancé ce message au monde entier : le Guatemala serait à eux ».

 

Les Zetas à l’origine

Vers la fin des années 1990, le cartel du Golfe s’érige comme le plus puissant et redouté des cartels mexicains, en orientant sa stratégie criminelle vers un contrôle minutieux de son territoire. Il crée son bras armé, les Zetas, composé essentiellement d’anciens membres des forces spéciales aériennes de l’armée mexicaine. Conscients de l’importance stratégique du territoire guatémaltèque, les Zetas s’efforcent depuis 2007 d’acquérir le contrôle d’une vaste partie de la frontière, de Huehuetenango à Izabal en passant par le Petén, en se confrontant avec les cartels traditionnels guatémaltèques mais également avec leur éternel rival, le cartel mexicain de Sinaloa. Leur pouvoir croissant conduit à la rupture avec le cartel du Golfe. Ils deviennent ainsi en 2010 un cartel à part entière. Au Guatemala, les forces opérationnelles des Zetas sont principalement composées d’anciens membres des patrouilles d’élite kaibiles.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Entretien avec Claudia Samayoa, coordinatrice de l’Unité des défenseurs des droits humains au Guatemala

Propos recueillis par Cynthia Benoist et Vanessa Góngora

CB/VG : Suite aux promesses de campagnes de Otto Pérez Molina, peut-on parler d’un réel changement dans la stratégie de lutte contre le trafic de drogues ?

CS : Non. Les récentes arrestations de trafiquants de drogues sont davantage le résultat du travail effectué par le ministère public. C’est la même chose dans les cas d’extorsion. Ce qui a changé, c’est la volonté de procéder aux arrestations ordonnées par les juges, ce qui arrive aujourd’hui plus souvent. Cela dit, cette augmentation du nombre d’arrestations est un défi important, tant pour le ministère public que pour le système juridico-pénitentiaire car cela implique de contourner une série d’obstacles qui empêchent une application rapide et efficace de la justice.

CB/VG : A quels changements de configuration du trafic de drogues peut-on s’attendre suite aux récentes arrestations ?

CS : Il faut comprendre que le trafic de drogues est comme une hydre, on lui coupe la tête et trois autres apparaissent. C’est logique si l’on considère l’argent et les intérêts politiques qui sont en jeu et qui permettent ce renouvellement. Bien que l’arrestation des Overdick implique effectivement un déséquilibre au sein des Zetas, il faut considérer que les précédentes arrestations des chefs du trafic de drogues local avaient touché des alliés du cartel de Sinaloa.
Les poursuites judiciaires sont capitales dans la lutte contre le trafic de drogues mais doivent être accompagnées d’actions concrètes pour combattre l’impunité et la corruption, qui garantissent sa reproduction. Sont aussi nécessaires des politiques de développement qui éviteraient que le trafic de drogues ait recours aux populations les plus défavorisées.

CB/VG : Que se cache-t-il derrière l’annonce médiatique de Otto Pérez Molina concernant la nécessité de dépénaliser les drogues ?

CS : Il est clair que cette annonce, sans proposition précise derrière, a permis au président du Guatemala de gagner un espace dans la sphère internationale, espace qu’il avait perdu à cause de sa participation au génocide guatémaltèque.
Ce positionnement lui permet d’être perçu différemment et élimine les résistances internationales à son encontre.

 




[1 « We have to find new solutions to Latin America’s drugs nightmare », The Guardian, 7 avril 2012, www.guardian.co.uk/.../latin-america-drugs-nightmare

[2 « VI Cumbre de las Américas, sin declaración final », Le Grand journal, 15 avril 2012, www.legrandjournal.com.mx/.../declaracion-final

[3 « Despenalizar las drogas : señuelo o propuesta justificada », Plaza Pública, 20 février 2012, www.plazapublica.com.gt/.../propuesta-justificada

[4 « Alianza de nuevos narcos contra tradicionales », Plaza Pública, 28 mars 2012, www.plazapublica.com.gt/.../contra-tradicionales

[5 « Key Zetas ally Walter Overdick arrested in Guatemala », InSight Crime, 3 avril 2012, www.insightcrime.org/.../walther-overdick-arrested-in-guatemala

[6 « The Zetas in Guatemala », InSight Crime Special Report, septembre 2011 www.insightcrime.com/.../Guatemala ?start=40

Cynthia Benoist et Vanessa Góngora

Membres du Collectif Guatemala France. Ce Collectif est une association créée en 1979 par des réfugiés guatémaltèques et des militants français. Le principal objectif de cette association est le soutien des organisations du mouvement social du pays dans leurs efforts pour construire un Etat de droit dans le cadre d’une démocratie participative. Cynthia Benoistfut coordinatrice en poste de l’association au Guatemala de 2009 à 2011. Vanessa Góngora fut accompagnatrice internationale dans le pays de 2010 à 2011.



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