Et l´on se disait que rien n´a aucune importance, qu´il suffit de s´habituer à faire les mêmes gestes d´une façon toujours identique, dans un temps toujours identique. A l´automne 68 en France, un Robert Linhart aux traits marqués par la désunion, regarde les ouvriers de Citroën pour dire la division du travail, celle du "mec qui lit du porno pour oublier l´usine". Il reconnaît avec tendresse celle qu´il avait d´abord méprisée : l´employée qui couche avec le patron pour payer l´école de son fils [1].
En Italie Pasolini tourne "Que sont les nuages ?" et retourne à sa manière le cliché de Cohn-Bendit souriant face au CRS pour montrer le travailleur sous le casque. "Ce sont eux, les vrais ouvriers !" [2]. Juste prémonition. L´exclusion du contre-champ permettra de faire de 68 un mythe : "la révolte de Cohn-Bendit et de Serge July". Coupée de ses origines anticolonialistes, anti-impérialistes, de son incroyable alliance entre secteurs populaires, l´image de 68 sera le mythe propulseur des actuels gérants du Parti de la Presse et de l´Argent [3]. Pasolini a aussi vu le fascisme amélioré de la télévision, qui plonge dans l´invisible la majorité. Mais il manque encore les nuages que regarde Toto émerveillé, la force populaire pour se lever du tas d´ordures.
40 ans ont passé. Alors qu´en France le service public de la télévision asservi au taux d’audience de la pub n´est plus qu´une copie des chaines commerciales, le voici qui ressuscite au Venezuela, fécondé par la participation citoyenne, par la collaboration avec des médias associatifs (près de 400 radios et télévisions, totalement libres et critiques, depuis la première élection de Chavez en 1998) et par la lente, encore timide démocratisation du spectre radio-électrique qui reste en 2008 à 80% aux mains du privé (contrairement à ce que disent les médias en France, les presses écrite, radio et télévisée restent á 80 % détenues par l´opposition de droite, source principale du Monde, de Libération, de El País ou de CNN). En Amérique Latine comme en Europe, la réappropriation populaire des ondes est une tâche stratégique, urgente, centrale pour la gauche.
Les statuts de Vive TV, créé par Hugo Chavez en novembre 2003, définissent une double mission : "développer la démocratie participative" et "unir les peuples de l´Amérique Latine". Vive emploie aujourd´hui près de 700 salariés, en majorité des femmes et des jeunes issus du milieu populaire. La chaîne émet 24 heures sur 24 pour 80 % de la population (soit, potentiellement, 20 millions de personnes).
Mais en quoi le 68 populaire, planétaire, vit-il en nous ? Le réalisateur et journaliste Hugues Le Paige, ardent défenseur de la spécificité de la télévision publique en Europe, accompagnait en octobre 2007 une de nos équipes [4] : « Formés à l’école documentaire de Vive, journalistes-réalisateurs, cameramen, preneurs de son et monteurs sont nourris de Rouch et Vertov, d’Ivens et de Wiseman et ils en ont retenu les leçons. « En Proceso » veut « rendre compte et analyser en profondeur l’organisation sociale des communautés paysannes et des quartiers populaires ». L’émission se construit en étroite collaboration avec les protagonistes du sujet. Au cours de plusieurs visites préalables, dans un véritable dialogue, l’équipe prépare longuement le scénario du mini documentaire avec les acteurs du mouvement social qui vont jouer leur propre rôle dans la séquence : ce sont aussi ces derniers qui en fixent les grandes lignes et le contenu, l’équipe de réalisation « recadre » en fonction des contraintes techniques et de la lisibilité du message. Ensuite, et c’est une autre originalité en matière d’information, le tournage s’effectue exclusivement en plans-séquences (en général deux ou trois plans de 5 minutes pour une durée totale de 10 à 15 minutes). Ce type de réalisation présente bien des avantages : il donne une réelle profondeur aux hommes et à leur histoire, il refuse l’instantanéité du journalisme traditionnel et il laisse une vraie place au téléspectateur qui n’est pas réduit au rôle de consommateur de l’information comme les acteurs de l’événement ne le sont pas à celui de « matière à témoignage. Les acteurs de l’événement sont toujours les sujets de leur propre histoire et jamais les objets de l’information. Ils sont pleinement respectés dans leur identité comme dans leur image : en quelque sorte l’inverse de ce que notre télévision nous donne le plus souvent à voir. De plus, le principe de base à Vive est le « suivi » : un sujet abordé ne sera jamais abandonné ; deux semaines ou deux mois plus tard l’équipe reprendra contact et, le cas échéant, entamera un nouveau tournage pour rendre compte de l’évolution du problème."
Par ailleurs Vive refuse la thématisation du documentaire, et les diktats du marché : ses images ne répondent pas aux besoins d´une grille mais à ceux des mouvements sociaux, de leur révolte, de leur lutte, et se renouvellent sans cesse grâce à l´évaluation de la Consultoría Social, conseil réunissant des mouvements de femmes, de paysans dotés de terres par la réforme agraire, de travailleurs qui occupent leur usine, qui critiquent, proposent de nouveaux programmes. "Le mariage de Lip et du Larzac" n´est pas fini. Ce nouveau mode de production passe par la libération progressive du temps. A Vive, faire un documentaire suppose de récupérer le temps de la rencontre. Deux jours de dialogue, deux jours de tournage, deux jours de montage. L´équipe du lundi diffuse le lundi suivant, et ainsi de suite. L´enquête participative reprend ainsi ses droits sur la "news" volée à « l´Autre », le temps de la participation sur le temps de tournage, le montage sur le formatage, la réflexion du spectateur sur le chaos des images.
C´est aussi à l´intérieur de la chaine que les rêves de 68 reprennent force, en particulier dans la sortie progressive de la division du travail. L´école interne permet en permanence à chaque travailleur(euse) de se former à toutes les étapes de la réalisation. Donc de participer intellectuellement à l´ensemble. Y compris pour les unités de transport, de nettoyage, de sécurité. Dans chacun des ateliers de formation surgit la parole de travailleurs(euses) qui supportaient mal la passivité du travail et qui demandent aujourd’hui de pouvoir créer. Tous disent, ou presque, qu´il y a besoin de temps pour nouer le contact avec le peuple. D´autres, en petit nombre, s´en foutent. "Pourquoi opposer télévision commerciale à télévision publique, puisqu´il n´existe qu´un modèle de télévision ?" Certains veulent louer une voiture plutôt que prendre l´autobus pour partir en reportage. Mais la plupart ont compris que c´est en prenant l´autobus qu´on commence à connaître ceux qu´on va filmer. D´autres protestent, avec raison, contre le rythme encore trop rapide de production, qui ne permet pas encore de nouer la relation voulue avec « l´Autre ». Construire Vive, c´est lutter contre ces contradictions, ces régressions vers le modèle dominant, contre les individualismes, les volontés de pouvoir. Au sein de notre équipe, certains pensent encore que leur autorité est un privilège, que le véhicule peut être utilisé à des fins personnelles tandis que d´autres, à la base, ne l´acceptent plus. Il faut dialoguer beaucoup, tirer les leçons, prendre les mesures qui s´imposent.
La régionalisation de Vive est en cours. Elle ne se pense pas comme un F3 reproduisant a l´échelle régionale une logique de journalisme national. Ici, qui dit régionalisation dit d´abord formation des mouvements sociaux, des acteurs populaires pour produire leur propre information et créer depuis tous les coins du pays une télévision communautaire à l´échelle nationale. De sorte qu´un jour notre siège central ne sera plus à Caracas, mais n´importe où ailleurs, au bout d´un pays autrefois invisibilisé par les médias privés, majoritaires, racistes, opposés á la révolution. En vue de renforcer les alliances pour ce jour proche où la chaîne transmettra la polyphonie de ces regards., le programme "Vive mobile" nous mène partout dans les profondeurs du Venezuela. La critique populaire contre les retards et les promesses non tenues de la révolution y fuse. Nous avons inventé cette télévision hors de la télévision sous la pression de l´organisation populaire. En direct sur Vive, un cercle de pêcheurs prend la parole. La transmission par fly-away, un saut technologique conquis au bout de deux ans d´existence, permet de lancer leurs mots en direct vers tout le pays. Ici, pas de journalistes pour donner et reprendre la parole sans même savoir de quoi est faite la vie des pêcheurs. Non. Une femme du village, responsable de la coopérative, lance la discussion. La coopérative et son rapport à l´État. Les maisons encore à construire pour les pêcheurs, renforcés par la loi de la pêche. Ce cercle qui discute est une des formes typiques de Vive. "Ce n’est que d’une technique que l’on peut déduire une idéologie" disait Althusser. Ce n´est pas seulement l´absence de modérateur trônant au milieu de l´image. C´est la parole libérée qui tourne et retourne, et s´élève lentement, jusqu´aux décisions. Distances respectueuses, citoyennes de la caméra. La télévision du futur n´aura plus besoin de gros plan émotifs. On voit aussi la mer derrière ces pêcheurs. Sous leurs mots, la mer devient réelle : une mer de travail. Demain des enfants exploités par une entreprise de pêche industrielle tendront vers nos mains des blocs de sel.
Auteur : Thierry Deronne. Licencié en Communication Sociale (IHECS, Bruxelles 1985). Formateur audiovisuel en milieu populaire pendant la révolution Sandiniste (Nicaragua, 1985-88). Fonde au venezuela une École Populaire et Latinoaméricaine de Cinéma en 1995 et la télévision communautaire Teletambores (Maracay, État d´Aragua) et participe á la fondation de la télévision communautaire Camunare Rojo TV (État de Yaracuy) en 2000. Actuel viceprésidente de formation intégrale de la télévision publique et participative Vive, Venezuela www.vive.gob.ve