1. La violence mondialisée
Mon point de départ prend appui sur trois considérations, dont il ne me sera pas possible d’exposer les attendus. (1) Ce que l’on nomme mondialisation ou globalisation n’est rien d’autre que le stade actuel auquel est parvenu le capitalisme, stade strictement conforme à sa nature, ainsi que Marx et Engels l’avaient vu dès le début de leur Manifeste. (2) Que se sont évanouis les espoirs, nés au lendemain de la chute du mur de Berlin, symbolique de l’effondrement des pays dits « socialistes », d’un monde réconcilié où triompherait la démocratie, grâce à la libre circulation des hommes, des marchandises et des idées. (3) D’où j’extrais la thèse qu’au lieu et place du mythe d’une « mondialisation heureuse », nous avons affaire à un état de violence mondialisée, dont aucun catalogue de mesures salvatrices, fussent-elles altermondialistes, ne nous fera sortir.
En m’excusant de mon schématisme, j’avancerai que, du plus visible au moins visible, on constate :
1. 1. Dans la pratique
1.1.1. On a tout d’abord le recours aux conflits armés, la force militaire ou violence « sanglante ». Il est le fait de l’impérialisme US qui a imposé sa domination sur la triade qu’il forme avec le Japon et l’Europe et qui a la particularité de fonctionner à l’agression, depuis sa naissance. Le besoin d’un Autre diabolisé est sa constante, - hier, l’Indien et le Mexicain, naguère le bolchevik, aujourd’hui, l’islamiste. Ses derniers champs de bataille, où il n’a réussi à entraîner que des coalitions relatives se nomment la Yougoslavie, l’Afghanistan, l’Irak, sans oublier la Palestine, par Israël interposé, et peut-être pour bientôt l’Iran, la Corée du Nord ou la Syrie. Aujourd’hui, la planète est placée totalement sous le contrôle du Pentagone (des centaines de milliers de militaires et environ mille bases). La finalité de ces interventions hors de toute loi est connue : mettre la main sur les sources d’énergie et leur acheminement, interdire tout développement national non conforme au modèle « occidental » de démocratie.
1.1.2 La forme économique ou « violence muette, en second lieu, a subordonné l’ordre politique au capital financier et se traduit par une exploitation renforcée, des inégalités sans cesse aggravées, des démocraties malades, des discriminations en tous domaines. Elle a remodelé le procès de travail, et son code, dans le sens d’une individualisation systématisée (cf. les nouveaux « contrats de mission » et la « flexisécurité »). Elle a donné à la marchandisation une extension sans précédent (armes, drogues, prostitution, vente d’organes humains). Elle a organisé de fait, par l’annexion aux rapports capitalistes de centaines de millions de travailleurs de l’ex-camp socialiste, la compétition entre travailleurs à l’échelle mondiale. Elle a rétabli des pratiques de colonisation qui font notamment de l’Afrique un continent condamné. Elle exerce sur l’environnement des menaces irréversibles
1. 1. 3. On notera que les deux formes précédentes (1. 1.1. et 1. 1. 2) sont peu dissociables. La violence « muette » emporte également des conséquences sociales « bavardes », avec les révoltes des « quartiers » (comme on dit « territoires », pour la Palestine), les suicides de jeunes, de cadres d’entreprise, de policiers, -sur leurs lieux de travail, - lesquels s’ajoutent aux accidents du travail beaucoup plus nombreux (mais moins évoqués que ceux de la route ou du tabac, imputables aux seuls individus) et ouvertement criminelles, avec la montée de toutes les formes de violence, dont certaines sont nouvelles, comme le harcèlement moral.
1. 2. Dans l’idéologie
1.2.1. Emportée par de multiples infractions désormais indissimulables, la légitimation de l’ordre établi, sous la caution onusienne, de la défense des Droits de l’Homme, incluant le Droit international et l’Etat de droit, au mépris du Droit des peuples, n’a plus cours. La mobilisation générale est décrétée sous la bannière de la Lutte contre le terrorisme. Les attentats du 11 septembre 2001, dont on ignore encore la véritable origine, ont servi de prétexte pour mettre en place, grâce notamment au Patriot Act, un système d’encadrement policier sans précédent. Chaque pays a pris des dispositions juridiques du même type, afin de donner davantage de moyens à sa politique d’ultralibéralisme, -augmentation des délais de garde-vue, détentions sans procès, torture, camps de rétention, multiplication exponentielle des écoutes téléphoniques L’absence soigneusement entretenue de toute définition de la notion de terrorisme couvre le chantage à la sécurité (Discours sécuritaire) et ouvre la voie aussi bien à des mesures anti-sociales qu’à la criminalisation de tout mouvement d’opposition ou de résistance.
1.2.2. Cette idéologie est en contradiction ouverte avec l’affirmation du souci démocratique destiné à justifier les agressions armées et la fomentation de « révolutions » dites « oranges », car non seulement elle est suspensive des droits démocratiques déjà acquis dans les nations « occidentales », mais elle donne carte blanche aux régimes les plus autoritaires.La régression politique, en outre, s’étend à bien d’autres domaines, qu’il s’agisse de l’information, de la culture ou des mœurs, et elle consacre partout l’inféodation aux néoconservateurs au pouvoir à Washington.
2. Obstacles aux alternatives
Il n’est pas nécessaire de revenir sur toutes les initiatives qui se proposent d’offrir corrections, contre ou alternatives à la malfaisance mondialisée. Elles sont nombreuses, diverses et parfois contradictoires. Mais, des plus conciliantes aux plus radicales, toutes se heurtent à des obstacles spécifiques révélateurs de leurs faiblesses. La servitude volontaire moderne qui en résulte repose sur deux fondements, l’un que définissent des institutions, l’autre qui infecte l’opinion.
2. 1. La machinerie du pouvoir
Elle aussi est mondialisée. Elle est constituée d’une multitude de liens solidement intriqués : les solidarités impérialistes autour du plus puissant d’entre eux, celui des US ; les solidarités des capitalistes en Europe, par exemple ; la collaboration des services secrets, qui fait coïncider politique et corruption, - argent « propre » et argent « sale ».
Le terme de Gouvernance, directement issu du langage économique, symbolise le privilège accordé à l’entreprise en tant que modèle global et le règne de la marchandisation. Il est incarné, on le sait, par des instances supranationales, telles le FMI, l’OMC, la BM, ou des coalitions régionales, du genre ALCA ou OTAN, dont le rôle consiste à assurer partout le triomphe des intérêts des classes dominantes. Sur le plan national, le libéralisme s’attache à convertir en entreprises de régime privé, les principaux services publics, poste, énergie, transports, éducation, santé.
Ce dispositif est accompagné d’un encadrement social sans cesse fortifié, qui s’exprime tantôt par la surveillance et tantôt par la coercition directe. En France par exemple, le pouvoir se propose de faire passer d’un million à trois millions le nombre de caméras urbaines et d’accroître dans des proportions analogues celui des radars routiers. Dans le même temps, il renforce le régime pénal et accroît le nombre de places en prisons, dont l’état est, de surcroît, le plus sinistre d’Europe.
Au chapitre du contrôle et de l’asservissement, l’institutionnel, à son tour, se voit contraint de jouer sa partie. Le fonctionnement démocratique, déjà truqué deux fois, par la Constitution et le système électoral, fait l’objet de limitations nouvelles dans le cadre de la lutte anti-terroriste évidemment. Les partis politiques et les syndicats, en principe représentatifs des travailleurs et de la « gauche », se résignent à leur impuissance et contribuent au maintien du système. Les contre-pouvoirs associatifs et humanitaires, au premier chef écologiques, sont plus ou moins habilement manipulés et consentants. Cependant que se profile ici encore, à l’horizon, le modèle états-unien d’un bipartisme inoffensif fondé sur le fric et d’une classe ouvrière complètement domestiquée, en particulier par son endettement.
Le tableau de la machinerie serait incomplet, s’il n’incluait pas les médias et les deux traits qui leur sont propres : celui de leur puissance devenue planétaire, grâce à la diversification et à la sophistication des moyens actuels de communication, du « temps réel » au « tout image », et celui, à quelques exceptions près, de leur servilité, à la botte des dominants, pour lesquels ils censurent, trient, conditionnent, inculquent et anesthésient.
2. 2. Le refus de la violence
Il forme la réciproque de l’idéologie de la lutte contre le terrorisme, qui consacre le monopole de l’Etat dans l’usage de la violence, conférant valeur absolue à la formule de Max Weber. Le refus et la condamnation de toute violence, qui s’entendent et s’étendent des incivilités aux émeutes et du croc en jambes à la torture, sont l’objet d’un consensus unanime au sein des familles politiques les plus différentes. Il a été intériorisé depuis l’effondrement des pays dits « socialistes » et confirmé, jusqu’à la sacralisation, avec le 11.09.01. C’est à qui, à gauche, et, à l’évidence, les communistes, protestera de sa résolution de ne prendre ni Bastille, ni Palais d’été, et de sa détermination de renoncer au Grand Soir. Les conduites de deuil, sur fond de culpabilité, font ainsi cause commune avec les tabous de la classe dirigeante dont elles confortent le slogan : la société ce n’est pas le conflit, mais la concorde.
La fonction de ce refus est double. Il vaut intus pour empêcher, dévier ou stopper les revendications sociales, de quelque catégorie de travailleurs qu’elles émanent ; et extra pour les conflits en cours, soit en renvoyant dos à dos les adversaires (ex de la Palestine), soit en désignant les Etats « voyous » et les groupes « terroristes », décrétés passibles de la violence impérialiste. Or, le terrorisme d’Etat exerce une véritable contamination, en provoquant constamment des actes « terroristes », qu’il est censé combattre.
À noter que les notions de guerre « juste » et « injuste », chères déjà à un Saint Augustin, de résistance et, à plus forte raison, de révolution se sont vues retirer toute signification.
Dans ce contexte, les thèses classiques de la non-violence font un retour remarqué. On commémore Gandhi et l’on oppose volontiers sa démarche à celle de Lénine, qualifié, quant à lui, de théoricien de la violence la plus déclarée.
Deux rapides remarques s’imposent ici. D’un côté, il est inconcevable que, dans une improbable situation de choix, ce soit le recours à la violence qui l’emporte, surtout de la part des dominés, qui sont les premiers à en payer le plus lourd tribut. D’un autre côté, est-il nécessaire de rappeler que la prétendue lutte contre le terrorisme ne concerne en rien le monde du travail et les dominés en général, ainsi que suffirait à en témoigner le personnage de Ben Laden ?
2. 3. J’ajoute enfin le constat de ce paradoxe qu’il existe une disproportion majeure entre les analyses critiques, quelle que soit leur radicalité, de la mondialisation et les discours officiels qui en défendent le bien-fondé. Les premières, de loin les plus nombreuses, sont dissimulées à l’opinion non pas en faisant appel à des discours justificatifs des pratiques prédatrices des classes dirigeantes, bien rares, à notre époque, mais par les écrans de légitimations mensongères, faisant valoir conjointement des arguties théologico-éthiques (Croisade du Bien contre le Mal, Civilisation contre Barbarie) et politico-sociales d’annonces futuristes de mieux-être (cf. le programme de Davos qui, en ce mois de janvier, se confond avec celui de l’abbé Pierre : lutte contre la pauvreté, pour l’environnement , pour l’augmentation du pouvoir d’achat…)
3. Perspectives
Les luttes actuelles, marquées par des grèves souvent très dures, sont privées de débouchés, fussent-ils partiels et modestes, dans la mesure où pouvoir et organisations en assurent le contrôle et évitent tout débordement, en particulier leur extension à la totalité de la branche concernée ou à l’interprofessionnel (cf. les cheminots, les employés de grande surface à Marseille, sans parler des licenciements quasi journaliers). Avec les dernières élections présidentielles et la mise en place d’un exécutif inféodé au MODEF, on a vu réapparaître des attitudes d’arrogance de la part de la classe dirigeante, entre mépris et hostilité, vis-à-vis des travailleurs et des couches défavorisées (chômeurs, sans papiers, immigrés), qui semblent, de leur côté, ne plus savoir ce qu’est la haine de classe. Un nouveau paradoxe veut que la montée et le développement d’une combativité croissante, surgie des malfaisances de la mondialisation et de son « néo-libéralisme », soient, faute de représentation politique, littéralement dérivée vers des mouvements prônant démagogiquement changements, réformes ou « ruptures », hier, le Front National, aujourd’hui le sarkozysme, qui en est l’héritier. C’est ainsi que près de 20 millions d’enfants des Lumières et de la Révolution viennent de porter un usurpateur à la présidence de la République, confirmant par là que la France n’échappe pas plus que n’importe quel coin du monde à la déferlante de régression globalisée, à la fois, sociale, financière, militaire et culturelle. Sur quelles bases résister, avant de passer aux contre-offensives ?
3. 1. La nation, quoi qu’en pensent les contempteurs d’un souverainisme fabriqué à leur convenance, demeure le cadre au sein duquel se mènent les luttes spécifiques contre un adversaire spécifique dans un rapport de forces spécifique, hors duquel elle n’est qu’abstraction. La lutte de classe, qui en produit la vérité, sera elle-même vouée à l’impuissance, si elle se borne au catégoriel ou si elle choisit de privilégier tels ou tels agents au détriment d’autres. Cela veut dire en clair : unifier toutes les composantes du mouvement, travailleurs de tous postes, employés et tertiaires inclus, et de tous statuts (CDI, CDD, stagiaires, sans emploi), immigrés en situation « régulière » ou clandestins, victimes de quelque discrimination que ce soit, et population des prétendus « quartiers ».
Conférer toutefois quelque exclusivité au cadre national conduirait plus que jamais à un enfermement mortel. Cela revient à conjuguer à ce premier niveau d’alliances ou de solidarités concrètes, un second représenté par :
3. 2. L’international. Il n’y a pas lieu de craindre d’emprunter modèle à ces fortes connivences qui unissent les dominants, aussitôt qu’il s’agit de défendre leurs communs intérêts, par exemple, dans le pillage et l’appropriation des richesses de pays placés par eux en position de sous-développement, ou de créer des coalitions plurinationales, politiques (Europe), financières (les institutions de « Gouvernance ») ou guerrières (OTAN). L’internationalisme demeure la réplique obligée et irremplaçable au vieil impérialisme et à l’actuel multi nationalisme entrepreneurial, qui dressent les classes ouvrières et les peuples du monde les unes contre les autres. Cela veut dire, en clair : associer étroitement, en tout premier lieu, la connaissance et ensuite les pratiques de lutte entre caissières de Carrefour, sidérurgistes coréens, sans terre brésiliens, mineurs chinois, habitants des favelas de Rio, kamikazes palestiniens et résistants afghans. Car, en dépit des divisions et des antagonismes, montés de toutes pièces par l’idéologie de la « lutte contre le terrorisme », les combats sont communs et l’adversaire est le même. La finalité également est analogue, puisqu’il s’agit non seulement de « délégitimer », mais de détruire ses fondements, que sont l’exploitation et l’oppression. Et l’aventure emporte d’ores et déjà les travailleurs des pays dits émergents, passés récemment, par centaines de millions, sous la coupe des rapports capitalistes de production, qui connaîtront nécessairement des conditions d’existence semblables à celles de leurs anciens en soumission et tout aussi nécessairement rejoindront leur camp. Nul ne peut dire l’heure de l’échéance.
3. 3. Contre tous les consensus, qu’ils soient imposés ou consentis, si nous sommes effectivement pris dans les rets d’une violence mondialisée, il n’est rien de plus nécessaire, et, peut-on ajouter, de plus urgent, que de lever les tabous, inculqués si profond par l’idéologie dominante, concernant le recours à la violence, de la part des dominés, sans nulle distinction de la forme d’exploitation subie. L’Est aussi bien que l’Ouest, le Nord aussi bien que le Sud, sont impliqués par une telle consigne, qui ne dispose, bien entendu, d’aucun programme ni d’aucune recette, descendus de ces ciels intelligibles qui avaient nom troisième internationale ou pensée de. À la réhabilitation, au contraire, du concept de révolution revient l’entière responsabilité de l’invention de ses voies, formes et moyens, autrement dit de ses pratiques, elles-mêmes ajustées à chaque conjoncture concrète. La violence ouverte peut en être la conséquence, mais elle ne saurait être l’objet d’un choix a priori. Les urnes partout sont préférables aux armes.