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Viva La Revolución, Eric Hobsbawm et l’Amérique latine

mardi 15 novembre 2016   |   Richard Gott
Lecture .

Viva La Revolución, Eric Hobsbawm et l’Amérique latine (Viva La Revolución, Eric Hobsbawm on Latin America), sous la direction de Leslie Bethell, Londres/New York, Little, Brown, 2016, 470 pages, £25

Eric Hobsbawm [1917-2012] était un brillant historien spécialiste d’histoire économique et sociale, ainsi qu’un fin critique de jazz. Mais il était aussi, comme le révèle ce recueil posthume des essais qu’il a consacrés à l’Amérique latine, un excellent journaliste, dont les contributions ont été, pour l’essentiel, publiées dans des revues – hélas, comme lui, aujourd’hui disparues : New Society, The Listener et Labour Monthly, publication du Parti communiste britannique.

Eric avait une compréhension unique des pays d’Amérique latine, qui découlait à la fois de l’intérêt qu’il avait pour leur histoire et, détail qui a son importance, des relations amicales qu’il entretenait avec des communistes de ces pays.

Il fut invité à Cuba en 1960, à l’époque où il enseignait à l’université de Stanford [Californie, en tant que professeur invité], par le gourou marxiste de Fidel Castro et grand amateur de jazz, Carlos Rafael Rodríguez, qui avait rejoint Fidel dans les montagnes de la Sierra Maestra en 1958. Eric Hobsbawm nouera aussi des liens d’amitié avec Jacobo Arenas, le théoricien communiste le plus sérieux en Colombie, qui par la suite contribua à fonder les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), le mouvement de guérilla communiste, avant de devenir le commissaire politique de son dirigeant, Manuel Marulanda.

Plus tard, Hobsbawm s’intéressa au Pérou du fait que le Parti communiste local (et Fidel) soutenait le gouvernement militaire réformateur qui avait pris le pouvoir en 1968. Ces contacts, avec d’autres, lui permirent de développer un angle de vue dont étaient dépourvus la plupart des journalistes couvrant ce continent, qui restaient prisonniers des schémas de pensée de la guerre froide. Comme beaucoup de gens de la seconde moitié du XXe siècle (y compris l’auteur de la présente recension), Eric fut très rapidement fasciné par la réussite de la révolution cubaine et l’impact futur qu’elle aurait sur le continent latino-américain. Il consacra divers écrits aux premières années de la révolution, mais, après une période d’euphorie initiale, comme beaucoup intellectuels européens, il s’en détourna et chercha son inspiration ailleurs. Après les années 1960, il n’est plus jamais retourné à Cuba. Je soupçonne que la raison en était, en partie, son hostilité totale à la politique étrangère de Castro et Guevara au début de la révolution, qui se traduisit presqu’essentiellement par un soutien actif aux mouvements de guérilla qui se développèrent à travers le continent jusqu’à la mort de Che Guevara en Bolivie, en octobre 1967. Eric traça un très beau portrait – bien qu’hostile – du Che dans New Society en 1968, et il n’apprécia pas mon livre, consacré aux mouvements de guérilla en Amérique latine (Guerrilla Movements in Latin America, 1969), qu’il traita de façon très peu élogieuse, faisant remarquer avec désapprobation que « l’auteur sympathise avec les guévaristes » (p. 289). Dans d’autres textes, Eric critique très sévèrement la « naïveté » de ceux qui défendent la guérilla. Cela m’avait bien sûr déçu à l’époque, mais je dois admettre aujourd’hui qu’il avait raison.

Bien qu’Hobsbawm n’ait jamais été un spécialiste des études latino-américaines, il était présent lorsque celles-ci, devenues à la mode en Grande-Bretagne au milieu des années 1960, firent leurs débuts à Chatham House à Londres, avec le fameux séminaire de Claudio Véliz. Elles se développèrent ensuite, dans la foulée du rapport Parry en 1965 [1], avec la création d’une demi-douzaine de Centres de recherche sur l’Amérique latine au sein de diverses universités réparties sur le territoire britannique.

Eric présenta un article qui « brisait le moule » lors du séminaire de Véliz en 1963 (il fut publié en juin 1963 dans The World Today et est reproduit dans le présent volume) sur la situation révolutionnaire en Colombie (« The Revolutionary Situation in Columbia »).
Il y développait l’idée que la Colombie, comme la plupart de l’Amérique latine, contenait en germe «  le matériau brut pour une révolution sociale  » (p. 60), même s’il trouvait problématique d’expliquer « pourquoi l’explosion violente n’avait pas encore eu lieu  ». Plus d’un demi-siècle plus tard, malgré l’accord de paix signé entre le gouvernement et les FARC à l’automne 2016, le problème n’est pas pour autant près d’être résolu.

Dans cette contribution, et dans un article connexe publié dans New Society, Eric révélait son profond intérêt pour les sociétés paysannes et rurales, qui allaient devenir le centre principal de son travail durant les trente années au cours desquelles il s’intéressa épisodiquement à l’Amérique latine. Fasciné depuis longtemps par le banditisme en Italie du Sud, il disposait à présent d’un contexte plus large pour mener ses recherches.

La Colombie, avec sa longue expérience de « la violencia  » dans les campagnes, fut une question qui l’intéressa durablement, mais il se tourna assez vite vers le Pérou. Là il découvrit, avec une excitation croissante, que les militaires impliqués dans la répression de la rébellion orchestrée par de multiples foyers de guerilla au début des années 1960 avaient rapidement compris qu’il leur fallait reprendre à leur compte le programme des guérilleros pour résoudre les problèmes du pays. Le coup d’Etat militaire fomenté par Juan Velasco Alvarado en octobre 1968 mettait en œuvre un projet révolutionnaire de grande ampleur, incluant une vaste réforme de la distribution des terres dans les zones côtières riches comme dans celles appauvries de la « sierra », la nationalisation des gisements de pétrole détenus par la société américaine International Petroleum Company et l’expropriation de l’activité lucrative de la pêche. Les militaires tentèrent aussi d’intégrer la population indienne dans la société péruvienne, en réformant en profondeur le système d’éducation du pays et en promouvant le « quechua » comme langue officielle [au même titre que l’espagnol].

Eric était fasciné par la réforme agraire, en particulier parce qu’il avait séjourné un certain temps dans la vallée de « La Convención », en aval de Machu Picchu au début des années 1960, et était déjà familiarisé avec les pressions révolutionnaires des paysans qui allaient en se développant. Il avait écrit à l’époque, en 1963, que « s’il y a avait un pays qui nécessitait une révolution sociale et était mûr pour cela, c’était le Pérou » (p. 37). En 1969, il se retrouva à défendre les militaires péruviens contre leurs détracteurs d’extrême-gauche, point de vue qu’il développa dans New Society et dans deux contributions particulièrement intéressantespubliées par la New York Review of Books, ainsi que dans des articles plus universitaires écrits pour le Journal of Latin American Studies (la revue des études latino-américaines) et Past and Present [2] (tous ces textes sont reproduits dans cet ouvrage). Les matériaux sur lesquels il s’appuyait venaient en grande partie des formidables rapports publiés par le Comité interaméricain de développement agricole[CIDA,dont le siège est à Santiago du Chili] sur une série de pays et du travail consacré au versant oriental de l’Amazonie péruvienne par Maxime Kuczynski Godard, le père de l’actuel président du Pérou.

Eric fut aussi au début très enthousiasmé par les développements du Chili de Salvador Allende. « Le Chili est le premier pays dans le monde à réellement tenter de mettre en œuvre une voie alternative au socialisme  », écrivait-il, voyant dans cette entreprise « un projet passionnant et politiquement utile » (p. 368). Mais, étonnamment, en comparaison avec son enthousiasme pour les paysans de Colombie et du Pérou, la vision qu’il se faisait du monde paysan chilien était au mieux corrosive, au pire désintéressée. Il ne voyait dans la paysannerie chilienne « qu’une force en rapide diminution » (p. 375), et il n’approuvait pas leurs piètres tentatives de rébellion. Il soutenait clairement l’analyse développée par Allende dans son adresse au Congrès en 1971 où celui-ci déclarait que « l’occupation indiscriminée de propriétés et de fermes n’était nullement nécessaire et au contraire préjudiciable  ». Il constatait que « sur cette question Allende (soutenu par le Parti communiste) était en désaccord avec l’opposition d’extrême gauche du MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire) et aussi avec certains éléments de l’aile gauche de son propre parti » (p. 342). Malheureusement, Eric n’avait eu que peu d’occasions de voyager dans les régions rurales du Chili et il n’approuvait pas les sit-in et les occupations de fermes dont il entendait parler – « une bagatelle selon les normes latino-américaines habituelles d’occupation des terres paysannes » (p. 383). Il en concluait : les « ‘tomas de fundo’ [occupation des fermes] font la une de certains journaux étrangers parce qu’elles évoquent soulèvements et anarchie et que certaines figures hautes en couleurs des franges incontrôlables de l’extrême-gauche y sont actives, mais à l’heure actuelle le Chili est loin d’une insurrection rurale  » (p. 383). C’était bien entendu vrai, mais Eric aurait pu se montrer un peu plus compréhensif à l’égard de la détresse des paysans.

Bien qu’impressionné par les capacités d’action politique d’Allende, Eric comprit très tôt que les cartes étaient jouées contre lui. Lorsque le dirigeant chilien fut ultérieurement renversé par le coup d’Etat de septembre 1973, il confessa n’être pas surpris, pensant toutefois qu’Allende « avait probablement mal évalué les résistances de la bourgeoisie chilienne à plonger  » dans la guerre civile. « La gauche a généralement sous-estimé la peur et la haine de la droite, la facilité avec laquelle les hommes et les femmes “de la haute” acquièrent le goût du sang  » (p. 396).

Eric avait aussi un point de vue intéressant et inhabituel sur le soutien apporté par les Etats-Unis au coup d’Etat de Pinochet. « Les Américains savaient très bien qu’il s’agissait de tester quelque chose de beaucoup plus simple que de savoir si le socialisme pouvait s’instaurer sans recourir à la violence insurrectionnelle ou à la guerre civile. La question était – et reste – pour eux celle du maintien d’une suprématie impériale sur l’Amérique latine. Celle-ci avait commencé à s’éroder au cours des cinq dernières années du fait de l’arrivée au pouvoir de divers régimes [progressistes], pas seulement au Chili mais aussi au Pérou, au Panama, au Mexique et, plus récemment, avec le triomphe de Perón en Argentine (et son retour à Buenos Aires en juin 1973). C’est sans doute Perón plus qu’Allende qui a fait pencher la balance et encouragé un coup d’Etat militaire  » (p. 394).
Eric Hobsbawm était toujours très prudent dans son appréciation – parfois à la limite du conservatisme – des pays qu’il observait.
Lorsqu’il visita Cuba pour la première fois en 1960, il note que « bien que la prudence et la témérité se trouvent dans tous les groupes, je suis convaincu (de façon paradoxale) que les partisans de Fidel penchent pour l’action rapide et les communistes davantage pour la prudence » (p. 32). Au Pérou, en 1971, il note que même si les adversaires de gauche voient « dans les buts déclarés du gouvernement (militaire) essentiellement un habillage de façade, destiné à faire plus facilement avaler aux masses la nouvelle version du capitalisme dépendant  » « ses défenseurs de gauche considèrent un peu plus prudemment que l’anti-impérialisme est sincère, les réformes jusqu’ici progressistes » et que la logique de leur position peut pousser le régime vers la gauche » (p. 345).

Ce recueil est brillamment dirigé par Leslie Bethell, doyen des « British studies of Latin America » – études anglaises sur l’Amérique latine – (et spécialiste, pour ce qui le concerne, du Brésil). Il offre une introduction intelligente et chaleureuse à une sélection (remarquablement exhaustive) d’essais d’Eric Hobsbawm, enrichie par des anecdotes révélatrices des quelque quarante années au cours desquelles ils se sont fréquentés. C’est un livre essentiel à lire pour quiconque s’intéresse à l’Amérique latine, et plus généralement pour ceux qui ont été séduits par l’approche globale d’Eric Hobsbawm dans ses précédents travaux historiques.

Pour les spécialistes d’études latino-américaines de ma génération, il est extrêmement précieux de pouvoir lire les analyses et arguments développés par un observateur particulièrement intelligent dont les expériences ont recoupé les miennes. Nous étions tous conscients de l’état lamentable dans lequel se trouvait le continent latino-américain lorsque nous y avons posé le pied pour la première fois et nous avons tous sans cesse cherché de quelle manière les choses pouvaient être améliorées. Mais tout cela appartient maintenant à l’histoire.

Les pays pionniers des nouveaux mouvements qui ont propulsé le changement au XXIe siècle – le Venezuela, le Brésil, la Bolivie, l’Equateur et l’Argentine – ne cadrent plus vraiment avec l’Amérique latine d’Eric Hobsbawm. Et la « marée rouge » qui les a portés pour quelques années commence elle aussi aujourd’hui à refluer.

Cette recension a été publiée dans The Political Quarterly, October-December 2016, Vol.87, issue 4.

 

[NDT] Bibliographie succincte d’Eric Hobsbawm

(Source : Wikipédia)
Cofondateur de la revue Past and Present, collaborateur de Marxism Today

Ouvrages

  • L’Ère des révolutions : 1789-1848, Fayard, Paris, 1970 ; Éditions Complexe, Bruxelles, 1988 (éd. originale : The Age of Revolution, 1962).
  • L’Ère du capital : 1848-1875, Fayard, Paris, 1978, réédition 1994 ; Hachette, Paris, 1997 (éd. originale : The Age of Capital, 1975).
  • L’Ère des empires : 1875-1914, Fayard, Paris, 1989 ; Hachette, Paris, 1997 (éd. originale : The Age of Empire, 1987).
  • L’Âge des extrêmes : le court XXe siècle 1914-1991 (éd. originale : The Age of Extremes, 1994). Traduction française, coédition Le Monde diplomatique, Éditions Complexe, Bruxelles, 1999.
  • Franc-tireur, Autobiographie, Paris, Ramsey, 2005 (éd. originale : Interesting Times, 2002).
  • L’Empire, la démocratie, le terrorisme (éd. originale : Globalisation, Democracy and Terrorism, 2007) ; traduction française, coédition Le Monde diplomatique - André Versaille éditeur, Bruxelles, 2009.
  • Marx et l’histoire, Fayard, Paris, 2010.
  • Et le monde changea, Éditions Actes Sud, Arles, 2013.

Traduction : Mireille Azzoug




[1Note de l’éditeur : le rapport Parry rédigé dans le cadre des travaux du comité « University Grants Committee », déboucha au Royaume-Uni sur la naissance des « Latin American Studies » dans six universités : Cambridge, Glasgow, Liverpool, Londres et Oxford en 1965 puis Essex en1968.

[2NDT. Past & Present (en français : Passé et présent) : revue d’histoire britannique qui a joué un grand rôle dans le développement de l’histoire sociale. Elle a été fondée en 1952 par un groupe d’universitaires, dont un grand nombre d’historiens appartenaient alors au Groupe des historiens du Parti communiste (entre autres Eric Hobsbawm, Edward Palmer Thompson, Christopher Hill).



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