Les « Commentaires » d’Immanuel Wallerstein

Commentaire n° 428, 1er juillet 2016

Brexit : symptôme et non cause de la tourmente

vendredi 18 novembre 2016   |   Immanuel Wallerstein
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Cet article a été publié en juillet 2016 dans la foulée de la victoire du « Brexit » au référendum du 23 juin au Royaume-Uni. Il contient toutefois des éléments de réflexion sur les évolutions en cours du système-monde qui ne se limitent pas à la situation conjoncturelle de sa publication.

Le 23 juin, le référendum sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne (UE) a vu la nette victoire des partisans du Brexit. Un résultat accueilli comme un séisme sans précédent par les politiques et les commentateurs, qui ont avancé des explications variées et quelque peu contradictoires sur les causes et les conséquences de cet événement pour la Grande-Bretagne et le reste du monde.

On notera tout d’abord qu’aucune décision légale de retrait de l’UE n’a été prise à ce jour, ce référendum n’ayant, juridiquement, qu’une valeur consultative. Pour quitter l’Union européenne, Londres doit notifier formellement aux instances communautaires sa décision de recourir à l’article 50 du traité de Lisbonne, sur lequel se fondent le droit et les modalités de retrait d’un pays de l’UE. Nul n’ayant jamais invoqué l’article 50, on peut effectivement parler, en ce sens, d’un fait sans précédent. Pour cette raison même, personne ne peut prédire comment il s’appliquera en pratique. S’il semble très improbable que le gouvernement britannique, quel qu’il soit, se permette d’ignorer le résultat du référendum, on observe, curieusement, qu’aucun ténor de la classe politique britannique ne s’est montré très pressé d’invoquer l’article 50, ce qui constituerait une action irréversible.

Le premier ministre David Cameron, qui a fait campagne contre le Brexit, a déclaré qu’il ne serait pas celui qui invoquerait l’article 50. Il a en revanche annoncé sa démission – non pas immédiate, toutefois, mais différée jusqu’au choix d’un nouveau leader par le Parti conservateur. C’est à celui ou celle qui lui succédera, estime-t-il, qu’il appartiendra d’actionner l’article 50. Ce qui paraît sensé, à première vue : une fois engagée cette procédure, il y aura des décisions à prendre sur de nombreux dossiers concernant l’avenir des relations entre la Grande-Bretagne, l’UE et les pays tiers. Mieux vaut sans doute laisser ces décisions à son successeur.

La première question qui se pose porte donc sur le choix du nouveau premier ministre et la date de sa désignation. Les autres pays de l’UE exercent sur Londres une pression considérable pour que la succession ait lieu le plus vite possible. Devant cette insistance, le Parti conservateur a arrêté la date du 2 septembre. Jusqu’au 29 juin, deux favoris étaient en course : Boris Johnson, l’un des chefs de file du Brexit, mais non encore député, et Theresa May, qui s’était déclarée opposée au Brexit tout en partageant certains objectifs de ses partisans. On est stupéfait d’apprendre que Johnson croyait en réalité à la défaite de son camp et n’avait donc préparé aucune feuille de route pour l’après-référendum.

Il semble que l’ancien maire de Londres souhaitait « négocier » le retrait de la Grande-Bretagne. L’article 50 prévoit un délai de deux ans pour mettre au point les modalités de sortie de l’Union, ce qui ouvrirait donc la possibilité de telles « négociations ». Mais à défaut d’accord, est-il précisé, la rupture de tous les liens juridiques avec l’UE devient alors automatique. L’objectif de Boris Johnson était apparemment que la Grande-Bretagne conserve les avantages du marché unique tout en s’affranchissant des règles européennes en matière d’immigration et de droits de l’homme. Les autres pays de l’Union européenne n’ont pas caché leur peu de sympathie pour un tel projet, position résumée en ces termes par Wolfgang Schäuble, le très conservateur ministre des finances allemand : « Dedans, c’est dedans, et dehors, c’est dehors. » Dans la mesure où l’option « dehors » va se traduire en Grande-Bretagne par des conséquences négatives immédiates sur la situation économique du plus grand nombre, et notamment de nombreux partisans du Brexit, Johnson et quelques autres ont commencé à trouver urgent d’attendre pour déclencher l’article 50. C’est ce qui explique peut-être que Michael Gover ait décidé sans crier gare de quitter la direction de la campagne de Boris Johnson pour se porter lui-même candidat, recevant aussitôt le soutien de la plupart des Brexiters les plus convaincus. Gover n’aura pour ce qui le concerne aucune hésitation à engager la procédure de sortie de l’Union. Quant à Johnson, il a retiré sa candidature, sans doute assez soulagé de ne pas être celui qui portera la responsabilité d’avoir actionné l’article 50.
Quels sont les éléments qui sous-tendent ce débat ? Ils sont principalement quatre : la colère populaire contre l’establishment et ses partis ; le déclin géopolitique des Etats-Unis ; les politiques d’austérité ; enfin, la politique identitaire. Tous ont contribué à la tourmente que nous connaissons, mais tous ont une longue histoire, bien antérieure au référendum sur la sortie de l’Europe. L’importance relative de ces quatre éléments diffère selon les multiples acteurs concernés, dont les électeurs du Brexit.

Il fait peu de doute que la colère anti-establishment soit une force puissante. Elle prend souvent des proportions hors normes quand les lendemains économiques sont incertains, ce qui est assurément le cas aujourd’hui. Si cette colère semble peser d’un poids plus lourd que par le passé, c’est probablement parce que l’incertitude économique est elle aussi plus forte.

Pour autant, il faut noter que les mouvements anti-establishment ne gagnent pas partout, ou ne confirment pas forcément leurs succès ; ils gagnent parfois, mais perdent tout aussi souvent. Dans la colonne des succès, on peut citer le Brexit, l’accession de Trump au statut de candidat républicain de facto à la présidentielle américaine, l’avènement au pouvoir de Syriza en Grèce ou l’élection de Rodrigo Duterte à la présidence des Philippines. Dans celle des défaites, le récent revers électoral de Podemos en Espagne, mais aussi les signes d’un certain remords post-électoral en Grande-Bretagne. La durée de vie de ces mouvements semble relativement brève. C’est pourquoi, même s’ils sont plus forts aujourd’hui qu’autrefois, rien ne dit qu’ils soient la voie de l’avenir.

Les conséquences géopolitiques du Brexit sont d’une tout autre portée. Le retrait de la Grande-Bretagne de l’Europe porte un coup supplémentaire à la capacité des Etats-Unis de maintenir leur domination sur le système-monde. La Grande-Bretagne a été jusqu’ici, à bien des égards, l’indispensable allié (ou agent ?) de la géopolitique états-unienne en Europe, au sein de l’Otan, au Moyen-Orient et vis-à-vis de la Russie. C’est pourquoi le président Obama a apporté publiquement un soutien appuyé au camp du Remain, puis s’est efforcé, après le référendum, de convaincre la Grande-Bretagne de rester un allié proche. C’est aussi la raison pour laquelle Henry Kissinger a signé dans le Wall Street Journal du 28 juin une tribune appelant les Etats-Unis à « transformer un échec [la crise du Brexit] en opportunité ». Et comment cela ? En renforçant la « relation particulière » avec la Grande-Bretagne et en redéfinissant le rôle des Etats-Unis dans le sens d’une « nouvelle forme de leadership, qui remplace la domination par la persuasion ». Kissinger est manifestement inquiet. Je crois qu’il se rassure comme il peut.

Les politiques d’austérité, à l’évidence, ne font envie à personne, sinon aux ultra-riches qui en sont les seuls bénéficiaires. La peur d’une austérité renforcée, promise par le gouvernement britannique, n’a sûrement pas peu contribué à faire basculer l’opinion du côté du Brexit, dépeint par ses promoteurs comme un chemin vers moins d’austérité et un avenir meilleur pour la grande majorité de la population. L’austérité fait partie de ces sujets qui ont aujourd’hui une résonance mondiale – tant comme pratique que comme facteur de peur et de colère. La situation britannique n’est en rien spécifique de ce point de vue. Le revenu modal y est en baisse depuis au moins un quart de siècle, comme partout ailleurs.

L’instabilité économique et les peurs qu’elle suscite ont mis au premier plan la politique identitaire : la Grande-Bretagne aux Britanniques (en réalité aux Anglais), la Russie aux Russes, l’Afrique du Sud aux Sud-Africains, et bien sûr l’Amérique de Trump aux Américains. Cette aspiration sous-tend une demande de contrôle, voire de suppression de l’immigration. Il n’y a pas d’épouvantail plus commode que l’immigration. Mais la politique identitaire balaye large : l’immigration n’est pas sa cible obligée ; elle peut aussi se concentrer sur la sécession – Ecosse, Catalogne, Chiapas... la liste est longue.

Alors, que conclure de tous ces courants et contre-courants ? Le Brexit est un fait d’une grande importance en tant que symptôme, et non en tant que cause de la tourmente. Celle-ci n’étant qu’une manifestation de la crise structurelle chaotique du système-monde moderne, on ne peut anticiper les multiples développements possibles que ce scénario d’instabilité nous réserve au cours des quelques années qui viennent. Le court terme est trop volatil. Nous ne nous intéressons pas suffisamment au moyen terme, qui est l’horizon de la décision pour définir le successeur à long terme du système-monde (ou des systèmes-mondes), et l’échelle de temps durant laquelle cette décision continue de dépendre de ce que nous faisons dans le combat de moyen terme.

 

Traduction : Christophe Rendu

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Ces commentaires, bimensuels, sont des réflexions consacrées à l’analyse de la scène mondiale contemporaine vue dans une perspective de long terme et non de court terme.

Illustration : Gonzalo Iza





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