Les analyses de Sami Naïr

Construire de nouvelles solidarités euro-méditerranéennes

mercredi 29 septembre 2010   |   Sami Naïr
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Deux ans après le lancement de l’Union pour la Méditerranée (UPM), la politique méditerranéenne de l’Europe s’enfonce lentement dans les sables. Les grands projets – dépollution de la Méditerranée ; développement des autoroutes de la mer pour faciliter les échanges commerciaux ; mise en place d’un projet de protection civile commune pour lutter contre les catastrophes naturelles ; mise en route d’un plan de développement de l’énergie solaire ; création d’une université euro-méditerranéenne et d’un programme Erasmus euro-méditerranéen ; initiative méditerranéenne pour le développement des entreprises -, annoncés avec fracas en juillet 2008 semblent de plus en plus éloignés.

La présidence espagnole de l’Union européenne n’a pu relancer le processus. Et, malgré l’excellent travail de mobilisation effectué par le ministre espagnol des affaires étrangères, Miguel Angel Moratinos, elle n’a pu empêcher ni l’échec du Sommet sur l’eau ni le report de la réunion plénière de l’UPM à Barcelone. La déception ne vient pas seulement de la non réalisation des projets concrets car aux difficultés matérielles on peut toujours trouver des excuses satisfaisantes. Elle tient surtout au fait que tout se passe comme si le projet même, l’idée générale, l’horizon d’attente d’une Méditerranée solidaire, paraissent vains. D’un mot, l’enthousiasme s’est refroidi.

Quelles en sont les raisons ? D’abord et toujours le conflit israélo-palestinien. Il paralyse tout dans l’absolu et peut faire échouer n’importe quelle action en particulier. Il ne dépend d’ailleurs nullement de la seule volonté des Euro-méditerranéens, excepté d’Israël. C’est un conflit de portée mondiale sur lequel l’Europe ne pèse pas grand-chose. Et les relations euro-méditerranéennes en seront otages pour longtemps encore...

La deuxième raison est plus grave : ’absence de projet sérieux de l’UE en Méditerranée. Il est aujourd’hui évident que le plan, élaboré à Barcelone en 1995, d’une zone de libre-échange (prévue pour 2010 !) ne constituait pas un projet de développement solidaire. Il serait intéressant de faire un bilan des accords d’association signés entre les pays du Sud et l’UE : on y découvrirait beaucoup des raisons qui paralysent le processus actuel… De même, les axes projetés par l’UPM ne peuvent pas être tenus pour une véritable réorientation stratégique de l’Europe : ils donnent plutôt l’impression d’être des pis-aller après l’engluement du processus de Barcelone.

A cela s’ajoute désormais un élément nouveau, lié à la crise économique mondiale et à ses effets sur l’Europe. L’Europe est en train de changer sous nos yeux. Le projet européen est en crise. L’idée d’une Europe politique semble s’évanouir ; la crise de l’euro a montré la fragile solidarité entre les nations européennes ; une période d’attente (entre 3 et 5 ans) s’installe avant que l’avenir économico-financier de l’Union s’éclaircisse.

Mais, déjà, les dynamiques géopolitiques, obéissant plus ou moins au théorème napoléonien selon lequel « chaque Etat doit avoir la politique de sa géographie », reprennent leurs droits. L’Allemagne s’aménage un espace Mitteleuropa de plus en plus contraignant pour le reste de l’Europe ; elle regarde même plus à l’Est, vers la Russie, où ses intérêts de puissance continentale sont en jeu pour l’avenir. La France, qui a volé au secours de la Grèce et de l’Espagne surtout pour des raisons bancaires, mais dont les intérêts bien compris devraient la voir resserrer ses liens avec les pays du sud de l’Europe, semble pour l’instant sans voix.

La dernière raison tient à la situation des pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée. La Turquie a frappé pendant longtemps aux portes de l’Europe, et l’Europe a fait pendant longtemps la sourde oreille. La Turquie semble désormais réorienter lentement mais sûrement sa stratégie. Elle s’affirme de plus en plus comme puissance régionale, capable de jouer un rôle autonome en Méditerranée et même en Asie de l’Ouest. Elle sait aussi que c’est son meilleur argument pour inviter l’Europe à plus d’égards envers elle.

La crise actuelle de l’UE peut-elle être une chance pour renforcer le processus d’adhésion de la Turquie ? Non, si l’Europe décide de se redéployer en cercles concentriques, avec un noyau dur de pays euro et des pays européens hors euro. Il faudrait alors encore beaucoup de temps et de réformes pour que la Turquie parvienne à réunir tous les critères de convergence avec la zone euro, qui serait d’ailleurs plus que jamais une zone mark solidifiée. Oui, si l’Europe elle-même, sur la crête de la crise de l’euro, choisit finalement la constitution d’un vaste ensemble intégré et original de libre-échange. Une sorte de marché unique sans monnaie unique, mais avec une monnaie commune (la distinction n’est pas superficielle, les banquiers le savent bien !), comme c’était le cas jusqu’en 1999, avant la création de l’euro. La Turquie y aurait alors toute sa place, éminente et solide. Ce qui est sûr, c’est que l’économie méditerranéenne comme la stabilité politique régionale profiteraient énormément de l’entrée de la Turquie dans l’UE actuelle. Il faut renforcer cette option.

Mais c’est la situation des pays du Sud de la Méditerranée qui soulève les plus difficiles questions : il est désormais clair pour tous que l’Europe ne peut pas être le moteur central du développement des pays du Maghreb et du Machrek. Elle peut aider ces pays à s’insérer dans la division inégale du travail et de la production en Méditerranée, mais elle n’est pas la solution miracle pour leur développement. Ils doivent se prendre eux-mêmes en charge. Et ils ne le pourront que s’ils sont capables de constituer des ensembles régionaux viables, cohérents, solidaires.

Le Maghreb (Algérie, Maroc, Tunisie, Libye, Mauritanie) constitue en soi un ensemble porteur d’immenses potentialités de développement. Or le coût du non-Maghreb économique et politique est dramatique pour les populations de ces pays, obligées de s’expatrier ou de vivre dans la promiscuité sociale, alors qu’elles habitent un véritable eldorado géoéconomique. Il suffit d’imaginer ce qu’un accord entre ces pays dans les domaines de l’industrie ou de l’agriculture, pourrait apporter d’emplois et de bien être ! Ce que la libre circulation des biens, marchandises et personnes entre eux pourrait apporter au commerce, au tourisme… Mais l’Union du Maghreb arabe est hypothéquée par des conflits ridicules, et les élites dirigeantes sont apparemment incapables de se projeter dans l’avenir. Résultat : c’est le nationalisme ultraconservateur, fortement mâtiné de religion, qui l’emporte partout.

Au Moyen-Orient, le conflit israélo-palestinien n’explique pas tout. Qu’est-ce qui empêche la création d’un ensemble Egypte-Syrie-Liban-Jordanie (en attendant Israël et la Palestine) ? La aussi, les synergies sont très fortes, les potentialités inouïes. Mais c’est la même attitude qu’au Maghreb qui prévaut : aveuglement des pouvoirs, nationalismes obtus, peur de l’unité, alors que les peuples sont si proches les uns des autres. Or, dans le contexte du long cycle de dépression qui s’annonce en Europe, seule une prise de conscience favorisant les relations Sud-Sud pourrait avoir un rôle réellement salvateur pour la construction d’une zone euro-méditerranéenne prospère.





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