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Dans l’œil du cyclone : la crise de la dette dans l’Union européenne

Eric Toussaint interviewé par le CADTM

mardi 6 septembre 2011   |   Eric Toussaint
Lecture .

Dans cet entretien qu’il donne au Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde (CADTM) , Eric Toussaint (président du Cadtm Belgique et membre de la Commission présidentielle d’audit intégral de la dette de l’Equateur) livre une analyse pointue, pédagogique et très documentée de la situation économique des pays membres de la zone euro face à la crise de la dette souveraine. Il montre notamment comment les banques et les investisseurs institutionnels ( assurances, fonds de pension, etc.) ont, depuis la crise financière de 2008 et le renflouement du secteur bancaire par les Etats, largement contribué à jeter la Grèce dans le piège de l’endettement insoutenable. Et ce, pour de pures raisons spéculatives.

De même, il décortique comment la Banque centrale européenne (BCE) se met au service des intérêts des banques privées en rachetant les titres des Etats en difficulté, non pas à ces derniers, mais à ces mêmes banques privées sur le marché secondaire. L’auteur rappelle également pourquoi la BCE n’achète pas directement aux Etats. Ces derniers ont choisi de réserver au secteur privé le monopole de l’octroi de crédits au secteur public.

Pour Eric Toussaint, la Grèce et les autres pays européens sont confrontés à un choix entre deux options alors que la crise est loin d’être terminée et qu’elle ne se limite pas au problème de la dette publique (celui des dettes privées, peu abordé par les médias et les gouvernements, est encore plus grave) :

  • se résigner aux diktats de la BCE, de la Commission européenne et du FMI
  • refuser la dictature des marchés en suspendant le paiement et en lançant un audit afin de répudier la part illégitime de la dette.

Dans la seconde partie de ce document, Eric Toussaint présente ses solutions et les enseignements à tirer de plusieurs exemples latino-américains.

Mémoire des luttes

En juillet-août 2011, les bourses ont été ébranlées une nouvelle fois au niveau international. La crise s’est approfondie dans l’Union européenne, en particulier en matière de dettes. Le CADTM a interviewé Eric Toussaint afin de décoder différents aspects de cette nouvelle phase de la crise. L’interview permet également de présenter un certain nombre d’alternatives.

CADTM : Est-il vrai que la Grèce doit promettre au marché un taux d’intérêt d’environ 15% pour pouvoir emprunter pour une durée de 10 ans ?

Eric Toussaint : Oui, c’est vrai, les marchés ne sont disposés à acheter des titres que voudrait émettre la Grèce pour une durée de 10 ans qu’à condition qu’elle s’engage à payer de tels taux exorbitants.

CADTM : La Grèce emprunte-t-elle à 10 ans dans de telles conditions ?

Eric Toussaint : Non, la Grèce ne peut pas se permettre de verser un tel intérêt. Cela lui coûterait beaucoup trop cher. Or, presque tous les jours, on peut lire tant dans la presse traditionnelle que dans des médias alternatifs (par ailleurs très utiles pour se faire une opinion critique) que la Grèce doit emprunter à 15% ou plus.

En réalité, depuis que la crise a éclaté au printemps 2010, la Grèce n’emprunte sur les marchés qu’à 3 mois, 6 mois ou maximum 1 an, en versant un taux d’intérêt qui varie selon les émissions entre 4% et 5% [1]. Il faut savoir que, avant que les attaques spéculatives ne commencent contre la Grèce, celle-ci pouvait emprunter à des taux très avantageux tant les banquiers surtout mais aussi d’autres investisseurs institutionnels (les assurances, les fonds de pension) -que l’on appelle dans le jargon, les zinzins- étaient empressés de lui prêter de l’argent.

C’est ainsi que le 13 octobre 2009, elle a émis des titres du Trésor (T-Bills) à 3 mois avec un rendement (yield) très bas : 0,35%. Le même jour, elle a réalisé une autre émission, celle de titres à 6 mois avec un taux de 0,59%. Sept jours plus tard, le 20 octobre 2009, elle a émis des titres à un an à un taux de 0,94% [2]. On était à moins de six mois de l’éclatement de la crise grecque. Les agences de notation attribuaient une très bonne cote à la Grèce et aux banques qui lui prêtaient à tour de bras. Dix mois plus tard, pour émettre des titres à 6 mois, elle a dû octroyer un rendement de 4,65% (c’est à dire 8 fois plus). C’est un changement fondamental de circonstances.

Encore une précision importante pour indiquer la responsabilité des banques : en 2008, elles exigeaient de la Grèce un rendement plus élevé qu’en 2009. Par exemple, en juin-juillet-août 2008, alors qu’on n’avait pas encore connu le choc produit par la faillite de Lehman Brothers, les taux étaient quatre fois plus élevés qu’en octobre 2009. Au 4e trimestre 2009, en passant au-dessous de 1%, les taux ont atteint leur niveau le plus bas [3]. Ce qui peut paraître irrationnel, car il n’est pas normal pour une banque privée d’abaisser les taux d’intérêts dans un contexte de crise internationale majeure et à l’égard d’un pays comme la Grèce qui s’endette très rapidement, est logique du point de vue d’un banquier qui cherche un maximum de profit immédiat en étant persuadé qu’en cas de problème, les autorités publiques lui viendront en aide. Après la faillite de Lehman Brothers, les gouvernements des Etats-Unis et d’Europe ont déversé d’énormes liquidités pour sauver les banques et pour relancer le crédit et l’activité économique. Les banquiers ont saisi cette manne de capitaux pour les prêter dans l’UE à des pays comme la Grèce, le Portugal, l’Espagne, l’Italie, en étant convaincus qu’en cas de problème, la BCE et la Commission européenne leur viendraient en aide. De leur point de vue, ils ont eu raison.

CADTM : Tu veux dire que les banques privées, en prêtant à bas taux d’intérêt, ont contribué activement à pousser la Grèce dans le piège d’un endettement insoutenable, puis ont exigé des taux beaucoup plus élevés qui ont empêché la Grèce de pouvoir emprunter au-delà d’une durée d’un an ?

Eric Toussaint : Oui, c’est bien cela. Je ne parle pas d’un complot à proprement parler, mais il est indéniable que les banques ont jeté littéralement des capitaux à la figure de pays comme la Grèce (y compris en baissant les taux d’intérêt qu’elles exigeaient) tellement à leurs yeux l’argent qu’elles recevaient massivement des pouvoirs publics devait trouver une destination en termes de prêts aux Etats de la zone euro. Il faut se rappeler que voici à peine trois ans, les Etats sont apparus comme les acteurs les plus fiables tandis que le doute régnait quant à la capacité des entreprises privées de tenir leurs engagements et de rembourser leurs dettes.

Pour reprendre l’exemple concret mentionné plus haut, lorsque le 20 octobre 2009 le gouvernement grec a vendu des T-Bills à 3 mois avec un rendement de 0,35%, il cherchait à réunir la somme de 1 500 millions d’euros. Les banquiers et autres zinzins ont proposé près de 5 fois cette somme, soit 7 040 millions. Finalement, le gouvernement a décidé d’emprunter 2 400 millions. Il n’est pas exagéré d’affirmer que les banquiers ont jeté les capitaux à la figure de la Grèce.

Revenons sur les séquences de l’augmentation des prêts des banquiers d’Europe occidentale à la Grèce au cours de la période 2005-2009. Les banques des pays de l’ouest européen ont augmenté leurs prêts à la Grèce (tant au secteur public que privé) une première fois entre décembre 2005 et mars 2007 (pendant cette période, le volume des prêts a augmenté de 50%, passant d’un peu moins de 80 milliards à 120 milliards de dollars). Bien que la crise des subprime avait éclaté aux Etats-Unis, les prêts ont de nouveau augmenté fortement (+33%) entre juin 2007 et l’été 2008 (passant de 120 à 160 milliards de dollars), puis ils se sont maintenus à un niveau très élevé (environ 120 milliards de dollars). Cela signifie que les banques privées d’Europe occidentale ont utilisé l’argent que leur prêtaient massivement et à bas coût la Banque centrale européenne, la Banque d’Angleterre, la Réserve fédérale des Etats-Unis et les money market funds des Etats-Unis (voir plus loin) pour augmenter leurs prêts à des pays comme la Grèce [4] sans aucune considération pour les risques. Les banques privées ont donc une très lourde part de responsabilité dans l’endettement excessif de la Grèce. Les banques privées grecques ont également prêté énormément d’argent aux pouvoirs publics et au secteur privé. Elles ont aussi une part importante de responsabilité. Les dettes réclamées par les banques étrangères et grecques à la Grèce en conséquence de leur politique complètement aventureuse sont frappées selon moi d’illégitimité.

 

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[1Hellenic Republic Public Debt Bulletin, n° 62, June 2011. Disponible sur www.bankofgreece.gr

[2Hellenic Republic Public Debt Bulletin, n° 56, December 2009.

[3Bank of Greece, Economic Research Department – Secretariat, Statistics Department – Secretariat, Bulletin of Conjunctural Indicators, Number 124, October 2009. Disponible sur www.bankofgreece.gr

[4Le même phénomène s’est produit au même moment envers le Portugal, l’Espagne, des pays d’Europe centrale et de l’Est.

Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, président du CADTM Belgique, membre de la Commission présidentielle d’audit intégral de la dette (CAIC) de l’Équateur et du Conseil scientifique d’ATTAC France. A dirigé avec Damien Millet le livre collectif La Dette ou la Vie, Aden-CADTM, 2011. A participé au livre d’ATTAC : Le piège de la dette publique. Comment s’en sortir, édition Les liens qui libèrent, Paris, 2011.



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