Chroniques du mois

Retour sur la rencontre DIEM25 (Berlin, 9 février 2016)

L’Union européenne ne survivrait pas à sa démocratisation

dimanche 14 février 2016   |   Christophe Ventura
Lecture .

Mémoire des luttes publie le texte augmenté de l’intervention de Christophe Ventura à la première rencontre européenne de l’initiative DiEM25 de Berlin (Théâtre Volksbühne, 9 février 2016).

Cette intervention s’est déroulée dans le cadre de l’un des trois ateliers de la journée intitulé « Que devrions nous (DiEM25) faire ? ». Cet atelier visait à ouvrir un débat sur la stratégie des mouvements sociaux et des forces politiques progressistes face à l’Union européenne (UE). Il s’agissait également de soumettre des propositions concrètes pour la feuille de route de DiEM25 en la matière.

A partir d’un hommage rendu à Elisabeth Gauthier, directrice d’Espaces Marx et animatrice du réseau européen Transform, le texte présenté ici cherche à indiquer pourquoi l’Union européenne réellement existante ne survivrait pas à sa propre démocratisation. Ce faisant, il plaide pour placer la question démocratique au coeur des actions de la gauche. Rappelant que « l’Union européenne est le mur contre lequel un gouvernement de gauche se fracassera s’il en accepte le pouvoir et les règles », ce texte propose trois pistes de réflexions et d’actions pour DiEM25, les mouvements sociaux et la gauche libre. Il analyse également pourquoi l’UE ne lâchera rien tandis qu’à partir de 2017, un nouveau traité européen visant à « préserver l’intégrité du marché unique sous tous ses aspects » pourrait être envisagé.

La bataille européenne n’est pas prête de s’arrêter. Seul « un affrontement direct, dur et global avec l’UE et ses traités » permettra de « mettre en place les politiques que nous souhaitons. »

Avant d’entrer dans le cœur de notre sujet, je voudrais réagir à la triste nouvelle que vient de nous donner Yanis Varoufakis : Elisabeth Gauthier nous a quittés aujourd’hui, au moment où nous nous réunissons ici à Berlin, cette ville qu’elle connaissait si bien (Lire « Elisabeth Gauthier nous a quittés »).

Beaucoup de gens dans cette salle sont abasourdis et malheureux, tant Elisabeth faisait partie de nos vies et de nos combats. Je dois évoquer ici la mémoire d’une amie et d’une militante exemplaire et infatigable de l’internationalisme et de la construction d’un monde plus juste et solidaire.

Quelques jours avant ce lancement de Democracy in Europe Movement 2025 (DiEM25) dans la capitale allemande, Elisabeth m’avait appelé pour en parler. Je voudrais vous rapporter ce qu’elle m’a dit. Il me semble que son message est une contribution directe à notre réflexion : quoi faire concrètement en Europe pour la gauche, les forces progressistes, les mouvements populaires ?

Elisabeth m’a dit : « Christophe, notre bien le plus précieux dans cette période sombre qui s’ouvre partout, notamment chez nous en Europe, est notre unité. Il faut absolument la préserver, même si nous avons des différences quant à ce qu’on pense de l’Union européenne et de son avenir. Vois-tu, le pire serait que chacun fabrique sa chapelle dans son coin. Nous sommes tellement bons pour cela. Il faut continuer à construire des articulations entre toutes nos forces, politiques et sociales. Et les faire vivre dans tous les espaces : à Berlin à DiEM25, au Plan B lancé à Paris au mois de janvier dernier et ailleurs demain. Rester ensemble, discuter, ne pas se fragmenter. DiEM25 est une très bonne initiative. Je suis sûr qu’elle contribuera à cela ».

Durant l’atelier « Que devrions nous (DiEM25) faire ? »

Nous sommes dans le troisième atelier de la journée intitulé « Que devrions nous (DiEM) faire ? ». Je crois que le propos d’Elisabeth est une réponse. Conservons-le en héritage. Construire du commun entre nos forces, c’est notre feuille de route.

Je voudrais maintenant développer quelques idées sur le fond des discussions qui nous animent. Selon moi, l’Union européenne (UE) n’a pas été prise en otage par une techo-bureaucratie. C’est elle qui l’a créée. Cette bureaucratie lui est consubstantielle. La bureaucratie européenne, que nous avons raison de dénoncer et de combattre, est fille de l’Union européenne. Elle est l’UE.

L’UE – entendue comme ses institutions, ses Etats, ses traités – a été conçue comme un outil redoutable et extrêmement bien forgé. Sa fonction ? Circonscrire la démocratie et la souveraineté politique des peuples aux frontières de ce qui est nécessaire à la finance pour asseoir sa domination sur nos sociétés.

L’UE est, en vitesse de croisière, un modèle de « démocratie limitée ». Selon les circonstances et les résistances que peuvent lui offrir les sociétés, son fer peut même se durcir pour punir autoritairement les gouvernements récalcitrants ou mauvais élèves.

Sa mécanique est spécialement calibrée pour ce type d’intervention. C’est pourquoi l’UE ne survivrait pas à sa propre démocratisation. Il existe un dispositif d’impossibilité démocratique dans ses traités. Mettre sous contrôle démocratique la Banque centrale européenne (BCE) et en modifier les statuts et les missions ? Refuser la « règle d’or » sur les déficits publics pour permettre aux Etats de retrouver des marges de manœuvre financières et politiques ? Développer des politiques non conformes au dogme de l’austérité ? Donner aux parlements un droit de regard contraignant sur les décisions européennes ? Remettre en cause les prétendues « libertés fondamentales » de l’Europe, celles de la circulation sans entraves des capitaux, des marchandises et des services ?

Tout ceci est incompatible avec les traités de l’UE. Et, au-delà, avec les positions et les intérêts dominants des principaux Etats de l’UE, à commencer par l’Allemagne et la France. Une UE démocratisée signifierait nécessairement la fin de l’UE réellement existante. Et l’Allemagne serait certainement la première à quitter le bateau si l’UE était démocratique ! C’est pourquoi la question démocratique est si importante. La poser revient à inoculer une matière inassimilable par la machinerie, et qui la détruirait.

Qu’adviendrait-il alors ? La fin de l’Europe ? Un univers européen plus chaotique ? Plus progressiste ? En réalité, nous n’en savons rien. Tous les scénarios sont possibles. Cela dépendra des rapports de forces et des projets qui seront élaborés et défendus par les uns et par les autres.

Pour nous, l’important est de bien comprendre que ce qui nous attend, c’est un affrontement direct, dur et global avec l’UE et ses traités si nous voulons, dans la société ou au gouvernement, mettre en place les politiques que nous souhaitons.

De dos, Yanis Varoufakis et Srecko Horvat lors de la conférence de presse de lancement de DiEM25

L’expérience est édifiante. L’Union européenne est le mur contre lequel un gouvernement de gauche se fracassera s’il en accepte le pouvoir et les règles. Qui le sait mieux aujourd’hui que Yanis ? Seuls des affrontements radicaux pourront créer des situations nouvelles propices à l’élaboration de configurations européennes alternatives dont il est impossible de dessiner les contours précis aujourd’hui.

Dans l’immédiat, notre impératif est de nous préparer. Nous devons continuer d’élaborer un projet coopératif européen alternatif, et œuvrer à la construction de rapports de forces s’appuyant sur les mobilisations de la société. Dans cette optique, nous devons aussi nous interroger sur la manière de créer les conditions de l’engagement de nos concitoyens dans le combat démocratique. C’est dans ce contexte que se pose la question des espaces nationaux et celle de l’Etat. Ce dernier peut-il transmettre une charge démocratique – comme on transmet une charge dans un système électrique – et perturber le système européen dans lequel s’entrelacent les jeux d’intérêts, les relations inter-étatiques, les normes, directives, règlements, décisions, arrêts, etc., produits par des institutions politiques et technocratiques (Commission européenne, Parlement européen), juridiques (Cour de justice de l’UE) et financières (Banque centrale européenne) supranationales ?

Théâtre Volksbühne, lieu de la rencontre DiEM25 (Rosa-Luxemburg-Platz)

C’est possible, oui, mais à la condition que la conquête du pouvoir d’Etat induise la transformation de l’Etat, impérative tant il constitue aujourd’hui un outil de maltraitance de la souveraineté populaire au niveau national. Démocratiser les espaces nationaux est une tâche incontournable pour qui veut démocratiser l’Europe. Parce que les Etats sont les seules formes institutionnelles situées à l’interface entre les sociétés et les pouvoirs globalisés, ils nous intéressent. Loin d’être dépassés par la mondialisation, ils y ont redéployé nombre de leurs prérogatives pour échapper aux contraintes du contrôle démocratique domestique. Ils peuvent constituer, s’ils sont mis au service de politiques de rupture avec l’ordre dominant, des leviers capables de « parasiter » le système. Ils peuvent y diffuser des doses d’auto-détermination démocratiques toxiques pour son bon fonctionnement et redéfinir l’ordre des relations avec les autres Etats.

Tout ceci n’a de sens que si sont stimulées les dynamiques sociales – entendues comme combinaison des expériences alternatives concrètes qui se multiplient dans nos sociétés – et les mobilisations qui doivent se consolider aux échelles nationale et pluri-nationale.

Pour terminer, je pense que nous devons préparer un projet capable de répondre à la radicalisation du système lui-même, telle qu’elle s’est révélée depuis la séquence de la défaite du gouvernement d’Alexis Tsipras.

Avec Corinne Morel-Darleux du Parti de gauche durant l’atelier « Notre Europe fragmentée et les réponses de DiEM »

L’UE ne lâchera rien. Dans un rapport intitulé « Compléter l’Union économique et monétaire européenne » [1], le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, « en étroite coopération » avec celui du Conseil européen (Donald Tusk), de l’Eurogroupe (Jeroen Djisselbloem), de la Banque centrale européenne (Mario Draghi,) et du Parlement européen (Martin Schulz), planchent sur un approfondissement de l’Union économique et monétaire européenne (UEM) qui puisse « préserver l’intégrité du marché unique sous tous ses aspects ». Leur calendrier de travail prévoit qu’en juin 2017, il sera proposé, dans le cadre d’un « livre blanc », des mesures concrètes pour « parachever l’architecture institutionnelle et économique de l’UEM (…), qui pourraient éventuellement revêtir un caractère juridique. » Selon les rédacteurs, cet achèvement de l’UEM – qui rendrait plus « contraignant le processus de convergence » et organiserait l’intégration du « Mécanisme européen de stabilité (MES) au droit de l’Union » – devra intervenir « au plus tard d’ici à 2025 ». C’est donc vers l’élaboration d’un nouveau traité, renforçant les règles austéritaires, que se dirige l’Union européenne. A n’en pas douter, les dirigeants européens attendront sagement la fin des élections en Allemagne et en France en 2017 avant de passer à l’exécution.

Dans la confrontation qui vient, nous devons offrir la perspective d’un autre horizon. Lorsque les événements le commanderont, nous pourrons gagner la confiance du plus grand nombre si nous offrons un cap. Peu importe que nous soyons fragiles aujourd’hui. Dans les grands moments de crise, les gens vont vers ceux qui offrent un cap.

Dans cette perspective, plusieurs objectifs devraient d’ores et déjà guider nos futurs travaux :

  • élaborer un projet politique et économique coopératif, basé par exemple sur des coopérations renforcées entre pays, volontaires et solidaires. Un tel projet – ouvert à toutes les forces progressiste qui le souhaiteraient – devrait impérativement inclure un programme de réduction du pouvoir du capitalisme financier en Europe (chose qui n’est pas le projet de ceux qui, à l’extrême-droite, préconisent des ruptures). Dans cette optique, ce projet impliquerait l’étude renouvelée de l’évolution des relations et des contradictions inter-étatiques et économiques au sein du capitalisme européen. Ce dernier existe en premier lieu en tant que capitalisme de capitalismes sous-régionalisés.
  • Par ailleurs, il s’agirait d’impulser, partout à l’échelle européenne où des forces anti-austéritaires et de progrès social agissent, la construction d’espaces communs pour nos débats et initiatives.
  • Enfin, il s’agirait de soutenir partout ces mêmes forces impliquées dans des scrutins ou des consultations nationales qui mettent en jeu les questions de souveraineté et de rapport à l’Union européenne. De ce point de vue, trois échéances se présentent. Cette année, le référendum sur le maintien ou le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne va donner lieu à une campagne intense. En 2017, des élections nationales auront lieu en France et en Allemagne Nous devons convertir ces moments en bataille commune majeure sur l’Europe [2].

DiEM 25 devrait, d’une manière ou d’une autre, contribuer à cette feuille de route.




[2Ces propositions sont détaillées dans « Au-delà de l’euro, mettre l’Union européenne en défaut », Mémoire des luttes. Ce texte aborde la question de l’euro dans ces termes : « en sortir ou pas ? Et pour quoi faire ? La sortie de la monnaie unique constitue-t-elle un point de départ pour une rupture avec l’austérité ? Ou est-elle plutôt un point d’arrivée possible qui interviendrait après de nouvelles tentatives de négociations échouées pour une refondation de l’euro avec les gouvernements et les institutions de l’UE ? Ce débat de stratégie – notons que la seconde proposition admet par avance l’échec programmé d’une possible refondation progressiste négociée – n’évite pas l’issue vers laquelle iront tous ceux qui mèneront la bataille anti-austéritaire. Pour en finir avec l’austérité, il faudra en passer, in fine, par un affranchissement technique de l’euro ».



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