La social-démocratie dans tous ses états

La social-démocratie dans tous ses états

Les alliances : pourquoi les faire et avec qui ?

lundi 16 mars 2015   |   Fabien Escalona
Lecture .

Toutes les versions de cet article : [Español] [français]

Nos précédentes chroniques ont souvent été l’occasion de scruter les évolutions électorales contemporaines de la social-démocratie (pour ce mois-ci, voir l’encadré sur les élections tenues en Estonie et dans la ville-Etat de Hambourg en Allemagne). Il est tout autant crucial, cependant, de se pencher sur ce qui se passe « le jour d’après », à savoir lorsqu’intervient la formation d’un gouvernement auquel participe ou que dirige un parti social-démocrate. La récente multiplication des « grandes coalitions » entre gauche et droite incite en effet à se repencher sur une des plus vieilles questions posées au mouvement ouvrier depuis ses origines : quelles alliances nouer pour avancer ses buts, sans perdre son identité ?

Avant même qu’un accès aux responsabilités gouvernementales soit envisageable, les progrès de l’Etat démocratique et de l’Etat social ont rarement résulté de la seule force des travailleurs organisés [1]. D’une part, beaucoup de concessions leur ont été accordé « d’en haut » par les élites traditionnelles ou bourgeoises, afin de corroder les velléités de subversion de l’ordre établi. D’autre part, certaines conquêtes ont été obtenues non seulement grâce à la mobilisation populaire entretenue par le mouvement ouvrier, mais aussi par l’action simultanée des propres élites de ce mouvement dans les institutions, au sein desquelles elles ont articulé leurs intérêts à ceux d’autres groupes sociaux et dirigeants.

Enfin, même en tête des scrutins d’un régime démocratisé, les partis du mouvement ouvrier n’ont pu que rarement, dans leur histoire, composer un gouvernement à leur seule main. La conversion des voix en sièges se faisant à la proportionnelle dans de nombreux pays, il a toujours été très difficile de disposer d’une majorité parlementaire, à moins d’atteindre 50% des voix, ce qui s’est révélé rarissime. Beaucoup de conservateurs ont d’ailleurs promu la règle proportionnelle pour cette raison : en Suède, par exemple, l’extension du suffrage fut clairement conditionnée à l’adoption de ce mode de scrutin.

En science politique, peu de réflexions systématiques ont été directement consacrées aux stratégies d’alliances de la social-démocratie. Parmi celles qui existent, la contribution de Daniel-Louis Seiler [2] peut nous aider à comprendre ce qui est en jeu aujourd’hui, notamment avec l’augmentation apparente des « grandes coalitions » gauche-droite. Ce spécialiste des partis rappelle que deux grands impératifs ont circonscrit le champ des possibles des alliances de la social-démocratie : premièrement son origine dans le clivage de classe (la représentation des « travailleurs salariés » contre les « possédants »), deuxièmement les caractéristiques du système de partis national. D’un côté, le legs doctrinal et culturel des organisations socialistes limitait les options acceptables par leurs militants et électeurs ; de l’autre, la gamme de ces options dépendait de la cristallisation politique des autres lignes de clivages (autour des questions religieuse, nationale et agraire notamment).

Il en a résulté que les sociaux-démocrates ont en général évité les alliances avec les forces les plus réactionnaires, qu’elles soient liées à l’Ancien Régime ou tenantes d’un nationalisme autoritaire et xénophobe, ou avec les partis défendant le plus ardemment la propriété capitaliste. En revanche, des alliances ont été nouées avec les libéraux du début du 20ème siècle engagés pour la démocratisation des régimes, ou ensuite avec les agrariens et les démocrates-chrétiens, dont les intérêts de la base sociale étaient compatibles avec un interventionnisme économique assez fort et l’élargissement de la protection sociale. Une grande leçon se dégage ainsi d’une rétrospective des systèmes d’alliances de cette famille politique : s’ils ont parfois été issus d’une contrainte plutôt que d’un choix, ils ont aussi été mis au service du projet social-démocrate (le parlementarisme + l’Etat social). Comme l’écrit Seiler, « les alliances sont pensées en relation directe avec le programme et justifiées en fonction de sa réalisation concrète ».

La rupture avec les stratégies d’alliances antérieures

Or, depuis les années 1990-2000 et plus singulièrement encore depuis la grande crise économique de 2008, plusieurs alliances gouvernementales témoignent d’un dérèglement des repères. Avant la victoire de Syriza en Grèce, le Mouvement socialiste panhellénique (Pasok) s’est ainsi retrouvé mêlé à un parti dirigé par la droite conservatrice (Nouvelle Démocratie) et a passé quelques mois en compagnie du LAOS (un parti de droite radicale). L’existence de cette « grande coalition » dans un des pays structuré par le bipartisme ne rend plus ridicule l’hypothèse d’une entente, en Espagne, entre les socialistes et la droite en cas de percée de Podemos aux prochaines législatives.

Le terme même de « grande coalition » provient d’Allemagne, où le Parti social-démocrate (SPD) joue à nouveau le « junior partner » de l’Union chrétienne-démocrate (CDU) d’Angela Merkel. Contrairement aux idées reçues, il ne s’agit pas de quelque chose de banal dans ce pays, puisque ce n’est que la troisième fois que cette configuration se produit depuis l’après-guerre. En Finlande, aux Pays-Bas et en Irlande, on retrouve la même position minoritaire dans des cabinets dirigés par la droite. Dans d’autres pays où les sociaux-démocrates dirigent le gouvernement, les ententes au-delà de la gauche sont légion. En Suède, bien que seuls au pouvoir avec les écologistes, les sociaux-démocrates ont noué un accord de long terme avec ce qu’on appelait autrefois le « bloc bourgeois ». Au Danemark ou en Italie, Helle Thorning-Schmidt et Matteo Renzi doivent composer avec le centre-droit au sein de leurs gouvernements. Les alliances plus à gauche, hormis avec les écologistes, sont en revanche soit récusées d’emblée par les sociaux-démocrates, soit peu durables.

Dans tous ces cas, ce n’est pas la négociation d’alliances au-delà de l’opposition droite/gauche qui constitue quelque chose d’inédit. Ce qui est plus nouveau ou plus fréquent, c’est d’une part le choix de partenaires nettement ancrés dans le pôle « possédants » du clivage de classe, et d’autre part la mise en œuvre de politiques publiques conformes au paradigme néolibéral et au « consensus de Bruxelles ». C’est d’ailleurs pourquoi la participation des sociaux-démocrates à de nombreux exécutifs de l’Union européenne (UE) a un impact quantitatif (en termes de voix pour la gauche au Conseil européen), mais pas forcément qualitatif (en termes de capacité à « réorienter » l’intégration européenne).

Cette situation peut se lire comme la traduction de plusieurs phénomènes. D’abord, les partenaires qui ont historiquement aidé les sociaux-démocrates à avancer leur projet historique sont encore plus affaiblis que ces derniers, notamment les démocrates-chrétiens. Ensuite, l’agenda social-démocrate lui-même s’est appauvri. Nous avons expliqué ici-même à quel point l’économie politique du centre-gauche est restée anachronique face à la grande crise économique de 2008. Enfin, les partenaires qui pourraient apporter à la social-démocratie un renfort doctrinal pour bâtir un nouveau projet, c’est-à-dire les écologistes et la gauche radicale, sont souvent des concurrents sur des segments électoraux similaires (urbains, hauts diplômés, salariés du public).

Les scénarios pour l’avenir

Dans ce contexte, et tant que la social-démocratie ne prouvera pas à nouveau sa capacité d’adaptation aux besoins des sociétés européennes, deux types de stratégie s’offrent à elle selon les Etats où elle est présente :

  1. La recherche d’alliances à tout prix avec les partis « du centre » contre les partis oppositionnels de droite ou de gauche, la loyauté envers l’intégration européenne se révélant un critère essentiel de « respectabilité ». C’est l’option que traduisent les grandes coalitions. L’inconvénient est le risque de s’enfermer dans un rôle minoritaire en leur sein. Ainsi, on peut imaginer que le SPD cherchera à reconstruire une alliance de gauche capable de reprendre la chancellerie à la droite, à condition que Die Linke accepte de renoncer à plusieurs pans de son programme, voire à son identité.
  2. L’accumulation de règles électorales permettant de marginaliser les forces non subordonnées à une bipolarisation entre deux forces de centre-droit et de centre-gauche. C’est l’option choisie par Matteo Renzi, dont les projets de réforme électorale visent clairement à asseoir l’hégémonie du Parti Démocrate. Mais les systèmes les plus majoritaires peuvent toutefois être déjoués par les grands mouvements de l’électorat, comme cela est en train de se produire en Grande-Bretagne. En France, la crainte de l’aile droite du PS de voir la gauche partisane marginalisée dans un tel système la pousse au contraire à promouvoir une évolution des règles électorales qui facilite des alliances avec le centre, voire avec une fraction de l’Union pour un mouvement populaire (UMP).

Avec ces nouvelles configurations en gestation, nous voilà bien loin des premières années d’existence du parti socialiste français et de la IIème Internationale, lorsqu’un certain Jean Jaurès eut ces mots : « Si nous devions être condamnés à l’isolement absolu par la fidélité à notre idéal, si nous ne pouvions espérer sortir de cet isolement qu’en abandonnant un atome de notre pensée, de notre foi, de notre espérance sociale, à jamais nous resterions isolés dans notre intransigeance plutôt que de consentir une diminution, une équivoque et un abaissement » [3]. C’était il y a un siècle… comme le dit la chanson : une éternité.

 

 

En Allemagne, le SPD conserve le contrôle de Hambourg

Après qu’une coalition entre la CDU et les Verts a éclaté en plein vol en 2011, le Parlement de la ville-Etat de Hambourg a basculé à gauche. Les sociaux-démocrates du SPD local ont alors frôlé la majorité absolue en voix et l’ont obtenue en sièges. Les résultats de l’élection tenue le 15 février leur permettent de conserver le pouvoir, avec un score appréciable de 45,6% des suffrages. Hormis la précédente élection de 2011, il faut remonter à 1993 pour retrouver une meilleure performance de la part du SPD hambourgeois. Disposant de 58 sièges au Parlement, il lui en manque trois pour atteindre la majorité absolue, d’où l’ouverture de négociations avec les écologistes pour former une coalition rose-verte. Ce scrutin est intéressant pour trois raisons. Premièrement, il aura peut-être des répercussions pour la vie intra-partisane du SPD national. La presse allemande s’interroge en effet déjà pour savoir si Olaf Scholz, le ministre-président de Hambourg, ferait un meilleur leader que Sigmar Gabriel (actuel président du SPD et vice-chancelier d’Angela Merkel) lors des élections législatives de 2017. Deuxièmement, non seulement le parti conservateur anti-euro AfD prouve sa capacité à s’implanter régionalement, mais sa progression se fait cette fois-ci aux dépens de la CDU. Troisièmement, on retrouve dans ce scrutin un certain nombre de tendances structurelles des démocraties consolidées. Alors que la participation a poursuivi son érosion, les seuls partis à avoir reculé sont les deux grands partis de gouvernement, le SPD et la CDU. Au-delà de ce déclin quantitatif, il faut noter qu’en termes de classe d’âge, ce sont les électeurs âgés de plus de 60 ans qui leur offrent leurs meilleurs scores. Ils rassemblent auprès d’eux près de trois quarts des suffrages, contre tout juste la moitié auprès des moins de 25 ans. A droite comme à gauche, ce sont les forces les plus radicales (l’AfD et Die Linke) qui progressent le plus.

Statu quo pour les sociaux-démocrates en Estonie

Des élections législatives ont été tenues le 1er mars en Estonie. Elles ont consacré la domination du paysage politique par le Parti de la Réforme (droite libérale), devenu la première formation du pays en 2007. Comme l’explique le politiste Allan Sikk, le Parti de la Réforme a été assez habile pour faire porter les « coûts » du pouvoir par ses alliés, ce qui s’est révélé dommageable pour les sociaux-démocrates du Parti social-démocrate (SDE), rentrés au gouvernement en mars 2014. Le SDE a toutefois moins souffert de sa participation au pouvoir que lors de précédentes expériences : son score s’est dégradé de seulement deux points (15,2% contre 17,1% des suffrages exprimés), alors qu’il avait été divisé par plus de deux en 2003 (7% contre 15,2% quatre ans auparavant). D’orientation sociale-libérale, reposant sur un électorat relativement jeune et très instruit, le SDE a pour rival principal le Parti du Centre, qui le devance toujours grâce à un ancrage plus fort dans les milieux populaires [4].




[1Ruth Berins Collier, Paths Toward Democracy. The Working Class and Elites in Western Europe and South America, Cambridge University Press, 1999 ; Peter Baldwin, The Politics of Class Solidarity. Class bases of the European Welfare State 1875-1975, Cambridge University Press, 1990.

[2Daniel-Louis Seiler, « La social-démocratie et le choix des alliances et des coalitions », dans Pascal Delwit (dir.), Où va la social-démocratie ?, Bruxelles, Editions de l’ULB, pp. 105-136.

[3Chambre des députés, séance du 6 avril 1908, cité dans Gilles Candar et Vincent Duclert, Jean Jaurès, Paris, Fayard, 2014, p. 469.

[4Pour plus de détails, voir Vello Pettai et Juhan Saharov, « Estonia », dans Jean-Michel De Waele, Fabien Escalona et Mathieu Vieira (dir.), The Palgrave Handbook of Social Democracy in the European Union, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2013, pp. 434-451.



A lire également