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« Pour les gouvernements progressistes d’Amérique latine, Obama doit être un partenaire, mais n’est pas un allié »

Entretien de Bernard Cassen avec l’agence de presse Prensa latina

dimanche 28 décembre 2014
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Prensa latina : Quelle est votre analyse et celle de l’équipe de Mémoire des luttes sur l’annonce de la normalisation des relations entre La Havane et Washington ?

Bernard Cassen  : Nous ne pouvons que nous féliciter de la normalisation annoncée des relations entre les Etats-Unis et Cuba. Barack Obama a eu le mérite de reconnaître l’échec total des politiques de Washington visant, depuis plus d’un demi-siècle, à isoler et à détruire la Révolution cubaine. 

Il ne s’agit pas pour autant d’un geste désintéressé. Le président américain est sensible aux pressions de certains secteurs économiques de son pays qui ne veulent plus être exclus des potentialités du marché cubain, alors que leurs concurrents européens et latino-américains y sont déjà présents – et y seront de plus en plus, tout comme la Chine. C’est aussi une façon de rompre l’isolement des Etats-Unis en Amérique latine sur la question cubaine.

Il y a aussi une dimension personnelle : Obama, dont le bilan, tant interne qu’externe, est très médiocre, veut entrer dans l’histoire de manière positive. Avec la reprise des relations avec Cuba, et grâce en partie à la médiation du pape François, il a trouvé un moyen d’atteindre cet objectif. Dans les deux dernières années de son mandat, il utilisera tous les pouvoirs constitutionnels dont il dispose pour contourner les blocages d’un Congrès désormais contrôlé par les Républicains.

Mémoire des luttes a constamment dénoncé les campagnes de désinformation des grands médias internationaux sur la réalité cubaine et celle des autres pays d’Amérique latine dirigés par des gouvernements progressistes, en particulier le Venezuela. Nous avons activement participé aux mobilisations internationales pour la libération des Cinq et nous sommes particulièrement heureux que, dans le cadre de l’accord entre Cuba et les Etats-Unis, les trois derniers prisonniers cubains – Gerardo, Antonio et Ramon – aient enfin retrouvé leur patrie et leur famille. 

PL : Après l’annonce conjointe des présidents Obama et Castro, quel peut être l’avenir du blocus imposé à Cuba par le gouvernement américain ?

BC : En français, nous n’utilisons pas le mot « blocus », qui implique un volet militaire coercitif, mais le mot « embargo » qui concerne seulement les relations économiques, commerciales et financières. Cela ne change rien au contenu des mesures unilatérales – et à portée extra-territoriale – prises par Washington à partir de 1962 pour asphyxier la Révolution cubaine. Mais, même s’il souhaite aller très loin pour permettre aux entreprises de son pays de commercer avec Cuba et d’y investir, Obama n’a pas les mains totalement libres. 

En particulier, il n’a pas actuellement les moyens politiques de faire abroger la loi Burton Helms de 1996 et la scandaleuse inscription de Cuba sur la liste des Etats soutenant le terrorisme qui permettent à Washington de sanctionner lourdement les entreprises étrangères présentes aux Etats-Unis et qui ont aussi des intérêts à Cuba. Il lui reste la possibilité, dans d’étroites limites constitutionnelles, d’agir par décrets (executive orders), ce qu’il ne manquera pas de faire. 

Il ne faut donc pas s’attendre dans l’immédiat à des changements spectaculaires dans l’application de l’embargo. Cependant, la normalisation des relations entre Cuba et les Etats-Unis et la nouvelle loi cubaine sur les investissements étrangers [1] vont créer un nouveau climat favorisant des flux de capitaux vers l’île. Avec une population d’un haut niveau d’éducation, Cuba est un pays particulièrement attractif pour les investisseurs étrangers. La pression des entreprises américaines va devenir très forte pour participer à ce développement, ce qui impliquera un conflit avec les groupes d’exilés cubains d’extrême-droite et leurs relais au Congrès, notamment les sénateurs républicains Ted Cruz et Marco Rubio.

PL : Quelle est la signification de l’annonce du 17 décembre pour l’Amérique latine ?

BC  : L’annonce faite par les présidents Obama et Castro est aussi une victoire pour l’ensemble des pays d’Amérique latine et de la Caraïbe. Par-delà leurs différences idéologiques, ils n’ont cessé de demander la fin de l’embargo, y compris par leurs votes aux Nations unies. Washington se retrouve minoritaire au sein de ce qui était sa chasse gardée : l’Organisation des Etats américains (OEA). Cette organisation – que Cuba a refusé de réintégrer après en avoir été exclue en 1962 – est d’ailleurs vouée à perdre de son intérêt au profit de la Communauté d’Etats latino-américains et caribéens (CELAC) qui regroupe les 33 Etats de l’Hémisphère, mais, contrairement à l’OEA, pas le Canada et les Etats-Unis.

Washington va certainement bénéficier d’une meilleure écoute dans ses relations avec les capitales de la région, ce qui lui permettra d’exercer plus facilement son influence et de tenter de diviser les Etats membres de la CELAC entre « amis » et « ennemis ». Car il ne faut pas se faire d’illusions : pour les gouvernements progressistes, en premier lieu ceux qui font partie de l’ALBA, les Etats-Unis sont un partenaire – avec lequel il faut entretenir les meilleures relations possibles –, mais certainement pas un allié. 

Une preuve vient d’en être administrée le lendemain même de l’annonce historique du 17 décembre : le 18, alors même qu’il pouvait lui opposer son veto, Obama a promulgué une loi prévoyant des sanctions contre le Venezuela au nom de prétendues violations des droits de l’homme lors des violentes manifestations de l’opposition contre le président Nicolas Maduro entre février et avril 2014. Cette mesure discriminatoire compliquera un peu la tâche de Barack Obama lors du prochain Sommet des Amériques prévu en avril 2015 à Panama... 

(Ce texte est une version enrichie de l’entretien réalisé le 27 décembre 2014 et dont de larges extraits sont repris dans une dépêche de Prensa latina).





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