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Surveillance totale

par Ignacio Ramonet, août 2003

vendredi 14 juin 2013   |   Ignacio Ramonet
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Article publié dans Le Monde diplomatique d’août 2003.

« Dans le passé, aucun gouvernement n’avait eu le pouvoir de maintenir ses citoyens sous une surveillance constante. Maintenant, la Police de la pensée surveillait tout le monde, constamment. » George Orwell, 1984.

Ceux qui, cet été, comptent aller aux Etats-Unis doivent savoir que, en vertu d’un accord entre la Commission européenne et les autorités fédérales, certaines informations personnelles seront livrées, sans leur consentement, aux douanes américaines par la compagnie aérienne avec laquelle ils s’apprêtent à voyager. Avant même qu’ils entrent dans l’avion, les autorités américaines connaîtront leurs nom, prénom, âge, adresse, numéros de passeport et de carte de crédit, état de santé, préférences alimentaires (qui peuvent traduire leur religion), voyages précédents, etc.

Ces renseignements seront livrés à un dispositif de filtrage baptisé CAPPS (Computer Assisted Passenger Pre-Screening ou Système assisté par ordinateur de contrôle préventif) pour détecter d’éventuels suspects. En contrôlant l’identité de chaque voyageur et en la croisant avec les informations des services policiers, du département d’Etat, du ministère de la justice et des banques, CAPPS évaluera le degré de dangerosité du passager et lui attribuera un code couleur : vert pour les inoffensifs, jaune pour les cas douteux, et rouge pour ceux qui seront empêchés d’accéder à l’avion. Si le visiteur est musulman ou originaire du Proche-Orient, le code jaune de suspect lui sera attribué d’office. Et le Programme de sécurité aux frontières autorise les agents des douanes à le photographier et à relever ses empreintes digitales.

Les Latino-Américains aussi sont dans le collimateur. On a découvert que 65 millions de Mexicains, 31 millions de Colombiens et 18 millions de Centre-Américains étaient fichés aux Etats-Unis à leur insu. Sur chaque fiche figurent la date et le lieu de naissance, le sexe, l’identité des parents, une description physique, la situation matrimoniale, le numéro de passeport et la profession déclarée. Souvent, ces dossiers enregistrent d’autres informations confidentielles comme les adresses personnelles, les numéros de téléphone, de compte bancaire et d’immatriculation des voitures, ainsi que les empreintes digitales. Peu à peu, tous les Latino-Américains seront ainsi étiquetés par Washington.

« Le but est d’instaurer un monde plus sûr. Il faut être informé sur le risque que représentent les personnes qui entrent dans notre pays », a affirmé M. James Lee, un responsable de ChoicePoint, l’entreprise qui achète ces fichiers pour les revendre à l’administration des Etats-Unis [1]. Car la loi américaine interdit de stocker des informations personnelles. Mais pas de commander à une société privée de le faire pour le gouvernement. Installée près d’Atlanta, ChoicePoint n’est pas une entreprise inconnue. Lors du scrutin présidentiel en Floride en 2000, sa filiale Database Technologies (DBT) avait été engagée par l’Etat pour réorganiser ses listes électorales. Résultat : des milliers de personnes furent privées de leur droit de vote. Ce qui modifia l’issue du scrutin, remporté par M. Bush avec seulement 537 voix d’avance... On se souvient que cette victoire lui permit d’accéder à la présidence [2].

Les étrangers ne sont pas les seuls à faire l’objet d’une surveillance accrue. Les citoyens américains n’échappent pas à l’actuelle paranoïa. De nouveaux contrôles, autorisés par la loi Patriot Act, remettent en question la vie privée et le secret des correspondances. L’autorisation de mise sur écoute téléphonique n’est plus requise. Les enquêteurs peuvent accéder aux informations personnelles des citoyens sans mandat de perquisition. Ainsi, le FBI demande aux bibliothèques de lui fournir les listes des livres et des sites Internet consultés par leurs abonnés [3] pour tracer un « profil intellectuel » de chaque lecteur...

Mais le plus délirant de tous les projets d’espionnage illégal est celui qu’élabore le Pentagone sous le nom de Total Information Awareness (TIA), système de surveillance totale des informations [4], confié au général John Poindexter, condamné dans les années 1980 pour avoir été l’instigateur de l’affaire Iran-Contra. Le projet consiste à collecter une moyenne de 40 pages d’informations sur chacun des 6 milliards d’habitants de la planète et à confier leur traitement à un hyperordinateur. En traitant toutes les données personnelles disponibles - paiements par carte, abonnements aux médias, mouvements bancaires, appels téléphoniques, consultations de sites web, courriers électroniques, fichiers policiers, dossiers des assureurs, informations médicales et de la sécurité sociale -, le Pentagone compte établir la traçabilité complète de chaque individu.

Comme dans le film de Steven Spielberg Minority Report, les autorités pensent pouvoir prévenir les crimes avant même qu’ils soient commis. « Il y aura moins de vie privée mais plus de sécurité, estime M. John L. Petersen, président du Arlington Institute, nous pourrons anticiper le futur grâce à l’interconnexion de toutes les informations vous concernant. Demain, nous saurons tout de vous  [5]. » Big Brother est dépassé...

 

Ignacio Ramonet
Directeur du Monde diplomatique de 1990 à 2008.




[1 La Jornada, Mexico, 22 avril 2003.

[2 The Guardian, Londres, 5 mai 2003.

[3 The Washington Post National Weekly Edition, 21 au 27 avril 2003.

[4 Devant les protestations des défenseurs de la vie privée, le nom a été transformé en Terrorism Information Awareness (TIA). Lire Armand Mattelart, Histoire de la société de l’information, La Découverte, Paris, nouvelle édition, octobre 2003.

[5 El País, 4 juillet 2002.



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