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Trois questions à Samir Amin sur la situation politique en Egypte après les élections présidentielles des 16 et 17 juin 2012

mercredi 11 juillet 2012   |   Mémoire des luttes
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Samir Amin, économiste marxiste franco-égyptien, est depuis de longues années étroitement lié aux mouvements de luttes dans le tiers-monde. Il est également président du Forum mondial des alternatives.

Son dernier ouvrage, Le monde arabe dans la longue durée : un printemps des peuples ? (Paris, 2011), a fait l’objet d’un grand entretien publié sur notre site (http://www.medelu.org/Entretien-avec-Samir-Amin-autour).

Les réflexions développées par Samir Amin dans ce nouvel échange s’appuient sur un article à paraître dans la revue Recherches internationales (automne 2012) intitulé « Les victoires électorales de l’islam politique en Egypte ».

Mdl : Les 16 et 17 juin se tenait le second tour des élections présidentielles en Egypte. Le 1er juillet, le nouveau président Mohamed Morsi – candidat des Frères musulmans – a officiellement pris ses fonctions sous la surveillance du Conseil suprême des forces armées (CSFA). Quelle analyse faites-vous de la séquence électorale qui vient de se dérouler dans le plus grand des pays arabes ?

SA : Tout d’abord, il faut revenir à la situation au soir du premier tour de ces élections et rappeler que les deux candidats de la Révolution représentaient ensemble 50 % des voix ! Mohamed Morsi, le candidat des Frères musulmans, 25 % et Ahmad Chafiq (dernier premier ministre du déchu Hosni Moubarak), environ la même chose (24%).

Ces élections ont été marquées par une fraude massive organisée au grand jour. Quel en était l’objectif ? Il fallait absolument empêcher le candidat de gauche Hamdeen Sabbahi d’être au second tour. Malheureusement, cela a fonctionné puisqu’il a terminé troisième…

Les Frères musulmans ont notamment distribué massivement des « cartons » remplis de viande, d’huile et de sucre aux électeurs qui s’engageaient à voter pour eux !
Morsi était inconnu dans le pays. Il a passé 16 ans dans les universités étasuniennes. Mais, une chose est claire. Les Frères ont surestimé leur victoire. Pendant les six mois de transition qui ont fait suite à la chute de Hosni Moubarak, ils n’ont pas parlé des questions sociales, des salaires, etc. Seulement du droit religieux. C’est une lourde faute qui leur coûtera dans le futur. En effet, les revendications populaires sont clairement sociales et démocratiques : organisation libre des travailleurs, droits des femmes, élections associées au progrès social (salaires, santé, éducation). On peut également ajouter une autre exigence : le respect de la dignité nationale qui passe par l’indépendance de l’Egypte vis-à-vis des Etats-Unis et des pays du Golfe.

Après ce second tour, nous vivons une situation curieuse. Nous avons un président, certes. Mais de quoi ? Il n’y a toujours pas de Constitution. Quant au Parlement, l’armée le dissout il y a quelques semaines, Mohamed Morsi annule la dissolution le 8 juillet, et le maréchal Hussein Tantaoui prépare d’ores et déjà la réplique de l’armée. Première étape : La Haute Cour constitutionnelle annule l’application du décret présidentiel  ! Pour le moment, une seule conclusion d’impose : le bras de fer entre les Frères musulmans et le commandement de l’armée est loin d’être terminé.

Les militaires vont certainement laisser pourrir la situation pour montrer que le président ne change en rien la situation du pays. Et dans un an, ils réorganiseront de nouvelles élections présidentielles et législatives avec une nouvelle Constitution.
Leur stratégie peut être résumée de la manière suivante : « voyez, c’est eux ou nous ».

Et à court terme, ce n’est pas totalement faux.

Mdl : Que représente aujourd’hui le mouvement de la Place Tahir dans ces conditions ?

SA : On l’estime à 5 millions de personnes. Mais ce sont elles qui ont réussi à en mobiliser 15 millions en 2011. Et personne d’autre. C’est là sa force. En terme électoral, cela représente environ un tiers des votants. Le processus électoral ne suffira pas à donner à ce mouvement toute sa place dans la société. Il doit exister sur le terrain du mouvement social.

Cela est d’autant plus important qu’une partie de la population se désespère alors que l’économie de survie égyptienne s’essouffle avec le tarissement du tourisme.

La question de la politisation de la société est déterminante. Tout se passe comme si l’objectif final de la « révolution » avait été d’obtenir rapidement des élections. Comme si la source exclusive de légitimité du pouvoir résidait dans les urnes. Mais il y a pourtant une autre légitimité, supérieure - celle de la poursuite des luttes pour le progrès social et la démocratisation authentique des sociétés - ! Ces deux légitimités sont appelées à des confrontations sérieuses à venir. On le voit déjà se dessiner clairement en Egypte.

Il est donc encore bien trop tôt pour dire si les « révolutions » arabes seront capables de réaliser les objectifs qu’elles se sont données, ou si elles se solderont par l’échec.

Mdl : La société égyptienne est-elle dépolitisée ?

SA : La dépolitisation a été décisive dans la montée en scène de l’islam politique. Cette dépolitisation n’est certainement pas spécifique à l’Egypte nassérienne, puis post nassérienne.

Elle a été la pratique dominante dans toutes les expériences nationales populaires du premier éveil du Sud, et même dans celles des socialismes historiques après la première phase de communisme : la suppression de la pratique démocratique (que je ne réduis pas à la tenue d’élections pluripartites), c’est-à-dire du respect de la diversité des opinions et des propositions politiques, et de leur organisation éventuelle. La politisation exige la démocratie. Et la démocratie n’existe que lorsque la liberté est donnée aux « adversaires ». Dans tous les cas, sa suppression, à l’origine donc de la dépolitisation, est responsable du désastre ultérieur. Que celui-ci prenne la forme de retours aux passéismes (religieux ou autres). Ou qu’il prenne celle de l’adhésion au « consumérisme » et au faux individualisme proposé par les médias occidentaux, comme ce fut le cas au sein des peuples de l’Europe orientale et de l’ex –URSS. Comme c’est le cas ailleurs également, non pas seulement au sein des classes moyennes (bénéficiaires éventuels du développement), mais également au sein des classes populaires qui, faute d’alternative, aspirent à en bénéficier. Et ce, même à une toute petite échelle (ce qui est évidemment parfaitement compréhensible et légitime).

Dans le cas des sociétés musulmanes, cette dépolitisation revêt la forme principale du « retour » (apparent) de l’islam. L’articulation associant le pouvoir de l’islam politique réactionnaire, la soumission compradore et la paupérisation par l’ « informalisation » de l’économie de bazar (le « lumpen développement ») n’est pas spécifique à l’Egypte. Elle caractérise déjà la plupart des sociétés arabes et musulmanes, jusqu’au Pakistan et au-delà.

Cette même articulation opère en Iran. Le triomphe de cette économie de bazar avait été signalé dès le départ comme le résultat majeur de la « révolution khomeyniste ». Cette même
articulation pouvoir islamique/économie de marché de bazar a dévasté la Somalie, désormais effacée de la carte des nations existantes.

Toutefois, puisque vous me posez la question, je pense que non, la société égyptienne n’est pas dépolitisée. Au contraire, et il s’agit là d’un acquis de 2011, la conscientisation se développe fortement dans ce pays. Il suffit de s’y promener pour se rendre compte que tout le monde parle de politique en Egypte !
Quelque chose de puissant et de durable s’est déclenchée.

 

Propos recueillis par Christophe Ventura





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