La période ouverte par les attentats du 13 novembre 2015 marquera très certainement un changement qualitatif dans l’histoire française et européenne. L’une des conséquences les plus immédiates et les plus évidentes en est ce que l’on peut appeler une intense mobilisation patriotique qui induit une forme de politisation forcée.
Celle-ci prend en effet la forme de la focalisation sur le danger terroriste d’origine djihadiste, la sécurité et l’entrée explicite dans un contexte – mental et social – de guerre. Le changement est d’autant plus brutal qu’il est motivé par l’immense émotion collective née de la nature même des attentats, et qu’il survient dans une société où la violence physique, en particulier sous la forme de l’homicide, est devenue relativement rare.
Confronté à la gestion de l’émotion collective, le gouvernement Hollande-Valls ne pouvait sans doute que s’engager dans des formes d’action immédiates et symboliquement proportionnées à cette émotion. Rien, en revanche, ne lui imposait le choix rapide de l’extension sans limite du discours de guerre, de l’obsession sécuritaire poussée jusqu’à la remise en cause des libertés publiques et même, plus récemment, de l’activation du réflexe anti-réfugiés et anti-immigrés porté par une grande partie de la droite et par l’extrême-droite européennes.
Le choc des attentats a aussi suscité une forte demande de compréhension et de débat sur les « causes », que seuls des esprits confus et imprégnés de rhétorique réactionnaire assimilent à la recherche d’une « excuse » sociale, sociologique ou culturelle [1]. Jusque dans les cours d’école primaire, l’attitude de bon sens et spontanée de tout être rationnel consiste à chercher à comprendre comment des individus peuvent en venir à accomplir de tels actes, de cette façon, à ce moment, etc. La recherche des causes, attitude critique par excellence, ne s’est jamais identifiée à quelque forme de justification ou d’adhésion que ce soit.
Il faut une bonne dose d’aveuglement pour ne pas percevoir que le couple formé par l’émotion et les discours virils en appelant simplement à la vengeance et à la force laissent irrésolues la plupart des grandes questions soulevées par les attentats du 13 novembre. Celles-ci sont complexes, renvoyant à des mécanismes sociaux situés à des échelles multiples, mettant en jeu des chaînes de causalité diversifiées.
Les représentations élaborées dans l’espace public, notamment par les « experts » dont l’intervention est devenue systématique depuis le 13 novembre, sont autant de constructions visant à réduire cette complexité et fournir des repères plus ou moins stables, plus ou moins fondés empiriquement. Dans leur cacophonie contradictoire, elles contribuent cependant à délimiter quatre grands enjeux interprétatifs autour desquels se déploie aujourd’hui cette nouvelle forme contrainte et globalisée de politisation.
Le premier enjeu est la remise en cause de la vision des sociétés occidentales, en particulier européennes, comme des sociétés « en paix ». La paix n’est jamais qu’un état relatif dans un contexte où des régions proches (en l’occurrence le Proche-Orient ) sont traversées par des situations de guerre durable au sein desquels les Etats occidentaux sont directement impliqués, à côté de nombreux autres acteurs locaux et globaux. Dès lors, la thématique de la guerre ouvre un espace de questionnement sans fin : pourquoi la France est-elle l’alliée de la Turquie (membre de l’OTAN), de l’Arabie Saoudite et du Qatar qui n’ont pas combattu, loin s’en faut, l’émergence de l’ennemi principal, l’ « Etat islamique » (EI), dit Daech ? Pourquoi les Kurdes du PKK, qui combattent ce même ennemi sont-ils perçus eux-mêmes comme des ennemis, voire des terroristes ? Pourquoi la France est-elle plus proche des monarchies pétrolières que de la Russie ?
Sans comprendre le jeu stratégique que les différents Etats mènent dans diverses régions du monde, on ne peut certainement pas expliquer l’émergence sur une large échelle de l’EI en tant que force montante attractive du djihadisme globalisé. Le recours à une histoire longue des alliances issues de la guerre froide, de la décolonisation et du conflit israélo-palestinien, structurées par l’économie pétrolière particulièrement inégalitaire de la région, peut seul permettre de mieux appréhender les dynamiques sociales, politiques, religieuses et militaires en Afghanistan, Irak, Syrie, Libye, etc.
Dans ce contexte, l’islam est bien sûr au centre des luttes d’interprétations. Si on laisse de côté les deux réductions idéologiques polaires (les attentats comme expression de l’islam versus les attentats sans aucun lien avec l’islam), celles-ci surviennent sur un terreau de questionnements déjà fortement balisé par la focalisation sur l’enjeu religieux. La perception collective est largement pré-construite par le rejet de l’islam dans de vastes secteurs de l’espace politique européen et français, redoublé par les discours médiatiques les plus variés. Dès lors, la recherche d’un nouveau modèle de laïcité, qui devrait d’abord être un modèle démocratique et social, pourra seule permettre, à moyen terme, de dépasser rationnellement et collectivement les apories de deux attitudes : le déni de l’existence de radicalismes religieux meurtriers, d’une part, et le discours de soupçon et la haine islamophobe, d’autre part.
Le troisième enjeu de cette géopolitisation est celui des flux de population de migrants suscités par la perpétuation de la guerre en Syrie et en Irak. Tout au long de l’année 2015, cet enjeu est devenu l’un des points nodaux de la crise politique européenne, suscitant une montée en puissance des forces d’extrême-droite et des discours réactionnaires, au niveau électoral comme aux niveaux médiatique et public. La connexion causale opérée par certains acteurs et commentateurs entre l’existence de migrations et le djihadisme (par la médiation du racisme anti-musulman dans de nombreux cas) se nourrira bien évidemment de la présence de djihadistes parmi les réfugiés syriens. Mais elle conduit surtout à une simplification radicale des chaînes de causalité, en accentuant l’assimilation des migrants musulmans à des terroristes en puissance. Comme cela a souvent été dit, les réfugiés sont pour l’immense majorité d’entre eux des victimes de la guerre, du terrorisme et de la violence religieuse. Les accueillir dans une société ouverte, pacifique et tolérante fait donc partie de la résolution du problème global posé à toute la zone euro-méditerranéenne.
Le quatrième enjeu est apparemment interne à la société française, mais il implique aussi une reconsidération des limites d’une approche centrée sur le seul espace social national. Depuis les attentats de janvier 2015, on sait que les djihadistes qui opèrent sur le sol français sont le plus souvent français et issus de parcours de radicalisation sur lesquels les connaissances factuelles restent malheureusement à la fois relativement trop éparses et peu systématisées, et cela en dépit de quelques analyses et travaux en ce sens [2] : désocialisation familiale et précarité de l’emploi, trajectoires de délinquance grande ou petite, rencontrent – y compris en prison – l’offre djihadiste qui transforme les stigmates en sources d’héroïsme.
Les portraits psycho-sociologiques se multiplient, mais ils laissent aussi irrésolues de nombreuses énigmes. Ils font en tout cas prendre conscience de certaines conséquences de la globalisation des structures sociales et politiques. Les multiples conflits moyen-orientaux surdéterminent l’horizon mental de fractions non négligeables de la jeunesse française. Quand bien même ils sont refoulés ou tenus à distance par les médias dominants, ces enjeux politico-militaires - et religieux - structurent l’ensemble des sociétés et ont un impact sur la reproduction des conditions de vie dans tous les pays.
Dans ce cadre, les processus de géopolitisation en cours ont donc en eux-mêmes un effet positif : ils remettent potentiellement la question politique et la question sociale, désormais globalisées, au centre de l’espace public. Mais seul un raisonnement causal attentif à la complexité des phénomènes peut permettre d’éclairer des actes qui restent autrement incompréhensibles et engendrent la perpétuation d’illusions collectives mobilisant une émotion de masse de plus en plus dépourvue de toute efficacité concrète. Alors que la chute du communisme soviétique et des espoirs révolutionnaires avait signifié, pour beaucoup, un repli sur les stratégies individuelles et familiales, le climat de guerre qui s’établit est la manifestation de l’interdépendance profonde entre les vies individuelles – le bonheur privé –, et les structures collectives – la vie de la cité – dont l’une des conditions est l’existence d’une paix juste et durable à l’échelle mondiale et régionale.
A l’opposé des postures de fermeture idéologique, il nous revient dès lors de travailler à renforcer avec constance les composantes rationnelles du débat public. Car il s’agit finalement de convertir la mobilisation en engagement démocratique pour une société juste.
Illustration : Pascal