Avec le Brexit, la fin d’une histoire à commencer à s’écrire. Celle de l’Union européenne (UE) en tant qu’incarnation symbolique de l’Europe. Le Brexit signifie l’impensable pour les zélateurs européens : la réversibilité de l’intégration européenne est possible, et même enclenchée.
Il leur envoie un autre message douloureux : l’intégration régionale par le primat du marché, de l’économie, de la monnaie et la vassalité géopolitique aux Etats-Unis ne garantira aux peuples européens ni la paix ni la prospérité, comme elle ne les mènera pas vers le chemin de leur union.
En réalité, l’UE a tué les idéaux proclamés de l’Europe : paix, prospérité et démocratisation du bien-être. Elle plonge les peuples du Vieux Continent dans une guerre sociale porteuse des plus grands dangers à venir et a montré sa véritable fonction : constituer l’outil du désarmement – de la dépossession – de la vie démocratique des peuples.
Et pourtant, malgré tout cela, et en dépit de nouveaux débats qui ne manqueront pas de traverser les oligarchies communautaires et nationales au sujet de ce qu’il convient de faire face à la multiplication des jacqueries électorales du type Brexit (ou élection de Donald Trump aux Etats-Unis ou référendum sur la Constitution en Italie) et à la crise de la mondialisation, le système européen et ses acteurs n’auront qu’une seule réponse : la radicalisation du système lui-même.
Ne sous-estimons pas les divergences qui commencent à travailler les élites mais sachons les lire. Certains pensent qu’il faut lâcher du lest pour sauver le système. Ceux-là discutent le niveau d’ajustement qu’ils peuvent imposer à leur société sans risquer des implosions sociales et des « Brexit partout ». Ils plaident pour plus de « souplesse », la possibilité de réarmer une relance budgétaire limitée, reprendre le contrôle des systèmes monétaires et bancaires, conserver un minimum de consentement social sur le dos des immigrés, des chômeurs et des pauvres.
Mais une chose est certaine : ils ne remettront pas en cause leur système et ses outils. Contrairement à ce qu’assènent les médias et l’« eurocratie » pour effrayer les opinions et se remobiliser, la structure opérationnelle UE ne va pas se désintégrer comme cela, ni se réformer. Elle continuera de fonctionner, sous sa forme zombie, pour ce qu’elle sait faire (administrer les intérêts des marchés financiers et du libre-échange). L’intérêt des classes dirigeantes européennes n’est pas la désintégration de leur espace et outil, ni sur le plan économique, commercial ou géopolitique. Bien que partiellement concurrentes, toutes ces oligarchies ont besoin de l’UE, de son marché unique et de ses règles telles qu’elles sont.
En réalité, sous l’impulsion de la position de la première puissance européenne – l’Allemagne – et du suivisme coupable de la seconde – la France –, la ligne se précise : « L’UE, tu l’aimes ou tu la quittes ». Voici le crédo à venir. Si des pays ne suivent plus et refusent un surcroît de contrôle de leurs budgets et de leurs économies, ils pourront demeurer dans l’UE mais en tant que membres de seconde zone et laisser le noyau ordolibéral approfondir son intégration. Ou bien, ils auront le droit de partir.
Trois maîtres mots à retenir dans la bouche des dirigeants. « Stabilité », « intégrité », « irréversibilité » du système européen dans ses fondamentaux : ses traités, son marché unique, sa monnaie unique.
De Pierre Moscovici, commissaire européen aux affaires économiques et financières de l’UE, à la fiscalité et à l’Union, au rapport des cinq présidents (des institutions européennes)sur l’Union économique et monétaire [1], les mêmes orientations : faire de l’Eurozone le « cœur battant » (Pierre Moscovici) de l’UE, garantir son intégrité, lui attribuer un budget – contrôlé selon les règles de l’ordolibéralisme – et lui désigner un ministre des finances responsable devant les Etats et le Parlement européen ; stopper l’élargissement de l’Europe, limiter le dumping social interne ( pas l’interdire), permettre un peu plus de souplesse pour les Etats excédentaires afin qu’ils investissent, continuer d’essorer les autres.
De son côté, la Commission européenne ne dit pas autre chose lorsqu’elle affirme que face aux tumultes des temps, « il faut préserver l’intégrité du marché unique dans tous ses aspects ».
Et la gauche face à cette situation ? C’est hélas ici que commence son problème. Elle est insuffisamment puissante pour accéder au pouvoir d’Etat et/ou gagner l’hégémonie culturelle et politique dans la plupart des pays européens. Elle est réduite sur le plan de sa crédibilité après l’échec de l’expérience Tsipras qui a douché les espoirs soulevés par le référendum grec contre l’austérité. De plus, la gauche doit faire face à un autre problème : l’impossible synchronisation des luttes sociales et démocratiques en Europe et dans chaque pays de la région.
Par ailleurs, force est de reconnaître que Podemos en Espagne n’a pas fait du combat européen une priorité. Ils n’ont pas pris de leadership sur la question. De son côté, au Royaume-Uni, Jeremy Corbyn a fait le choix de ne pas assumer une campagne pour une sortie de gauche lors du référendum du 23 juin. Tout ceci pèse dans la situation.
Enfin, la gauche de transformation reste divisée sur ce qu’elle compte faire de l’UE. Une partie d’entre elle plaide pour une chimérique refondation démocratique, sociale et écologique de l’Union européenne.
Chimérique en effet car, en plus des faiblesses de la gauche mentionnées qui lui interdisent de changer le cours de l’UE depuis l’intérieur, on ne demande pas à un système juridico-politique conçu pour produire du néolibéralisme et de l’austérité à échelle de masse et organiser la hiérarchie des rapports de forces inter-étatiques capitalistes européens autour de la domination du centre allemand d’impulser et d’ordonner une mutation copernicienne vers de nouveaux modèles d’intégrations solidaires.
Il n’y aura pas d’accord raisonnable, ni de sortie ordonnée des traités ou de l’euro. Seuls des affrontements globaux avec l’UE nous attendent dont l’issue n’est pas déterminable à l’avance. Ces affrontements mobiliseront et opposeront entre eux les acteurs des pouvoirs européens eux-mêmes (élites communautaires et nationales qui seront traversées par des débats et désaccords), de la finance et de l’économie, les mouvements sociaux et populaires, les opinions publiques.
C’est pourquoi la faiblesse de la gauche et des mouvements sociaux organisés n’est pas un handicap définitif. Lorsque le système est à ce point en crise, qu’il se radicalise et que s’aiguisent les contradictions, la moindre oscillation peut provoquer de grandes bifurcations.
Dans ces circonstances, l’important n’est pas d’être immédiatement majoritaire mais d’être prêt. D’avoir un cap et des propositions pour offrir une sortie et emporter l’adhésion.
Dans ces circonstances, tout scrutin national peut se transformer en un choc « électro-démocratique » au cœur du système européen et provoquer dans ce dernier un court-circuit, un « bug ». Entre ce « moment » et la suite ? Seule la combinaison des politiques qui seront alors mises en place par l’Etat récalcitrant et les stratégies de mobilisation à toutes les échelles permettront de créer les conditions d’un mouvement vers le changement.
C’est notre tâche que de travailler à cela. Nous devons élaborer un projet coopératif européen visant à réduire le pouvoir du capitalisme sur nos sociétés, définir une autre association européenne – rebaptisée – dont les bornes politiques se situeront entre la coopération inter-étatique poussée à géométrie variable et l’intégration solidaire sous contrôle démocratique. Cette nouvelle association européenne devra notamment se nouer à partir de trois orientations :
- refonte du principe de subsidiarité,
- du système de hiérarchie des normes,
- mise en place de mécanismes de transferts de souveraineté (notamment sur certains sujets transversaux comme le climat, l’énergie, etc.) toujours contrôlables et révocables le cas échéant.
Trois chantiers qui devraient être pris en charge dans nos espaces de travail communs.
Illustration : European Parliament