De nationalité cubano-vénézuélienne, Luis Posada Carriles n’est pas citoyen américain. Il a bien été résident permanent aux Etats-Unis en 1962, mais il a perdu ce statut pour avoir passé plus d’une année hors du pays. Il ne peut donc y rentrer légalement. C’est pourtant avec l’objectif de passer ses vieux jours au « pays de la liberté » que, en mars 2005, il laisse derrière lui le Guatemala, traverse le Belize et se dirige vers Cancún, dans l’Etat mexicain de Quintana Roo. Jusqu’à son arrivée dans cette ville balnéaire, il a été aidé et assisté par des trafiquants de drogue appartenant au cartel centraméricain que dirige le mafieux Otto Herrera García. A Cancún, Juan Carlos Riverol, alias « le prof », prend le relais. Lié à un groupe de « narcos » d’origine cubano-américaine – Les Marielitos – Riverol s’enrichit sur le dos de Cubains sans visas désireux de gagner les Etats-Unis en évitant les 145 kilomètres du détroit de Floride, infesté de requins... et de garde-côtes américains.
De Cancún, Posada Carriles repart pour l’île Mujeres, à l’extrémité nord-est de la péninsule du Yucatán. Le matin du 15 mars, un yacht de 27 mètres, la Santrina,y accoste. Il appartient au millionnaire Santiago Álvarez, présent à bord en compagnie de cinq comparses de la communauté cubano-américaine de Miami. Le même jour, à 14 heures, le bateau repart et met le cap sur la Floride – avec, à bord, un « clandestin ».
Le 11 avril, Fidel Castro dénonce la présence de Posada Carriles à Miami. Le 12, durant la conférence de presse quotidienne du Département d’Etat, cette « insinuation » scandalise le porte-parole Richard Boucher : « C’est un sujet que nous avons abordé de nombreuses fois dans le passé. Je ne suis pas sûr qu’il y ait quelque chose de nouveau. » Il aurait mieux fait de se taire. Le lendemain, provoquant quelques hoquets, Posada Carriles demande l’asile politique car, plaide son avocat, il a « favorisé les intérêts des Etats-Unis pendant environ quatre décennies » :une telle requête ne peut être présentée que lorsqu’un individu est déjà sur le territoire national ! De La Havane et Caracas, Castro et Hugo Chávez exigent des autorités américaines qu’elles arrêtent l’individu pour activités terroristes et réclament son extradition.
Terrorisme international
Né à Cienfuegos (Cuba), le 15 février 1928, Posada Carriles a collaboré avec la police du dictateur Fulgencio Batista à partir de 1955. En 1959, le triomphe de la révolution lui donnant la nausée, il rejoint les contre-révolutionnaires. Membre de la Brigade 2006, il participe à la tentative d’invasion de la Baie des Cochons qui débute le 17 avril 1961. Il n’y fait rien de vraiment héroïque, ne réussissant même pas à débarquer ! Ulcéré par cet échec individuel et collectif, il est l’un des deux cents Cubains qui incorporent l’armée américaine pour y être formés au grade d’officier. Lui est, de plus, recruté par la Central Intelligence Agency (CIA). En octobre 1967, la « Compagnie » l’envoie à Caracas pour restructurer les services de renseignement vénézuéliens. Il demande et obtient la nationalité de ce pays pour pouvoir intégrer la Direction générale de police (Digepol) qui deviendra ultérieurement la Division générale de sécurité de la direction des services de renseignement et prévention (Disip). Sous le pseudonyme de « commissaire Basilio », il s’y livre jusqu’en 1974 à la répression féroce des mouvements de gauche vénézuéliens.
Quittant ses fonctions à la suite d’un changement de gouvernement, Posada Carriles demeure à Caracas et y ouvre une agence de détective – Investigaciones comerciales e industriales C.A. Toujours lié à la CIA et collaborant avec les services secrets argentin, chilien, guatémaltèque et salvadorien, il dirige, avec un autre Cubain, Orlando Bosch, le Commando d’organisations révolutionnaires unies (CORU). Tous deux préparent et commanditent la pose de deux bombes dans le vol CU 455 de la Cubana de Aviación qui, décollant de La Barbade, le 6 octobre 1976, explosera en vol, causant la mort de soixante-treize passagers.
Emprisonné à Caracas avec Bosch et les deux Vénézuéliens qui ont matériellement perpétré le crime, Posada Carriles, non encore définitivement jugé, s’évade en 1985 avec l’aide de la Fondation nationale cubano-américaine (FNCA) – créée en 1981 par Ronald Reagan, basée à Miami – et de la CIA. Cette dernière a besoin de ses compétences. On retrouve effectivement Posada Carriles sur la base militaire d’Ilopango, au Salvador, où, sous la direction du lieutenant-colonel américain Oliver North, et en tant que chef de la logistique, il approvisionne en armes et en matériels les contre-révolutionnaires nicaraguayens – la contra. Violant une interdiction explicite du Congrès des Etats-Unis, l’opération est de plus financée grâce aux tonnes de cocaïne que fournit le cartel de Medellín, en Colombie.
Lorsque éclate le scandale de l’Iran-Contragate [1], Posada Carriles se fait oublier quelque temps avant de réapparaître en tant que « conseiller » de la police salvadorienne, puis de gagner en 1988 le Guatemala où, en plein conflit armé – deux cent mille morts –, il travaille pour le gouvernement comme fonctionnaire du renseignement [2].
Indépendamment de ses activités au service de l’Empire, des dictatures continentales et des luttes contre-insurrectionnelles, la priorité de Posada Carriles est toujours demeurée Cuba. Les groupes anticastristes de Miami et en particulier la FNCA le financent sous le manteau tout en faisant tourner des affaires ayant pignon sur rue. Toujours en Amérique centrale, il recrute, forme – il est expert en explosifs – et équipe les guatémaltèques et salvadoriens qu’il charge d’exécuter une série d’attentats dans l’île. Du 12 avril au 4 septembre 1997, leurs bombes frappent des hôtels de La Havane et de Varadero – Meliá Cohiba, Capri, Nacional, Sol, Palmeras, Tritón, Château-Miramar et Copacabana ; dans ce dernier, meurt un jeune touriste italien, Fabio Di Celmo.
Le 17 novembre 2000, Luis Posada Carriles est arrêté au Panamá alors qu’il préparait un attentat à la bombe contre Fidel Castro en visite dans ce pays à l’occasion d’un Sommet ibéro-américain. L’engin devait exploser durant une conférence du président cubain à l’Université, au risque de blesser, mutiler ou tuer un nombre considérable d’étudiants panaméens. Condamné le 20 avril 2004 à huit années d’incarcération « pour avoir compromis la sécurité publique », Posada Carriles est amnistié le 26 août, pour « raisons humanitaires », par la présidente panaméenne Mireya Moscoso, qui doit terminer son mandat... le lendemain. Certes, le président de la Cour suprême s’était opposé à cette mesure, le procès étant en cours d’appel et la loi panaméenne stipulant qu’il n’est possible de gracier un prisonnier que si la procédure judiciaire est arrivée à son terme. Mais, dans les semaines précédentes, Moscoso avait reçu la visite du secrétaire d’Etat Colin Powell et d’Otto Reich, cubano-américain chargé des affaires de l’hémisphère occidental (l’Amérique latine) au Conseil national de sécurité du gouvernement de George W. Bush. Après le séjour de Reich au Panamá, une rumeur avait largement circulé à Miami : « Il a tout arrangé. »
Ce 26 août 2000, les complices cubano-américains de Posada Carriles – Guillermo Novo Sampol, Pedro Remón et Gaspar Jiménez –, eux aussi amnistiés, atterrissent donc triomphalement à Miami. Pour les raisons précédemment évoquées – il n’est pas citoyen américain –, leur chef ne peut les accompagner. Un deuxième avion, à bord duquel se trouve Santiago Álvarez, le transporte à San Pedro Sula, au Honduras. C’est depuis l’Amérique centrale où l’accueillent et le protègent hauts fonctionnaires de police, collaborateurs de la CIA, marchands d’armes et narcotrafiquants qu’il entreprendra le périple qui, en mars 2005, lui permet d’entrer clandestinement aux Etats-Unis.
Selon que vous serez « les Cinq » ou Posada
Caracas et La Havane ont fait trop de bruit. Washington ne peut plus feindre ignorer le lieu de séjour du « terroriste international » – selon la définition du Federal Bureau of Investigation (FBI) –, d’autant qu’il passe son temps à accorder des interviews. Le 17 mai, on se résigne à l’arrêter. Le 19, il est incarcéré à El Paso (Texas), dans une cellule « cinq étoiles », et inculpé pour… « violation de la législation sur l’immigration ». Le 27 septembre, la justice américaine détermine qu’il ne sera pas extradé au Venezuela ou à Cuba pour y être jugé de ses crimes [3] car… « il pourrait être torturé dans ces pays ». Mû par un sentiment de rancune primitive, il pourrait surtout y dévoiler les dessous de la « guerre sale » menée par Washington en Amérique latine et à Cuba depuis les années 1960, les turpitudes de la CIA et même, pourquoi pas, le rôle de celui qui en était directeur en 1976, au moment de l’explosion du DC-8 de la Cubana de Aviación : George Bush (père). Le risque de voir étalé au grand jour l’American Way of Death est pratiquement le même s’il est réellement jugé aux Etats-Unis. Bref, il a dans la tête des secrets que beaucoup ne souhaitent pas voir étaler au grand jour.
Dès lors, deux scandales judiciaires étroitement liés l’un à l’autre se téléscopent publiquement. En effet, le 24 mai 2005, quelques jours après l’arrestation de Posada Carriles, le Groupe de travail des Nations unies sur les détentions arbitraires a dénoncé l’emprisonnement, aux Etats-Unis, de cinq Cubains – Gerardo Hernández, Ramón Labañino, René González, Fernando González et Antonio Guerrero –, soulignant qu’il viole les normes internationales et exigeant un nouveau procès. Cette même année 2005, dix prix Nobel lanceront un appel pour la libération des cinq Cubains en question [4].
Ayant infiltré sans violence, pour le compte du gouvernement cubain, les groupes terroristes de la mouvance Posada Carriles afin d’en neutraliser les effets dans l’île, les « Cinq » ont été arrêtés à Miami en septembre 1998, jugés dans cette ville et dans des conditions ahurissantes pour « conspiration d’espionnage » mettant en cause la sécurité nationale des Etats-Unis, puis condamnés en décembre 2001 à des peines qui dépassent l’entendement [5].
Tout autre va être le sort de celui dont les agissements ont imposé leur présence à Miami, au nom de la légitime défense de leur pays, Cuba. Après avoir décidé que Posada Carriles ne pouvait être extradé ni à La Havane ni à Caracas, le juge William Lee Abott a donné quatre-vingt-dix jours au gouvernement pour qu’il trouve un pays tiers où l’expulser. Washington cherche donc un endroit où il pourrait vivre tranquillement. Lui est prêt à préparer sa valise – c’est une de ses grandes spécialités. Mais, le Canada, le Mexique, le Honduras, le Costa Rica, le Guatemala et le Salvador refusant de l’accepter sur leur territoire, Washington reste avec cet ami encombrant sur les bras.
Bien qu’un Grand Jury ait été convoqué à Newark (New Jersey) en janvier 2006 pour écouter les dépositions sur son implication dans les attentats de La Havane en 1997, la justice américaine accorde la liberté conditionnelle à Posada Carriles, contre une caution de 350 000 dollars, le 19 avril 2007. Il jouit dès lors d’une « retraite » tranquille, dans l’urbanisation Lago del Rey, au sud-ouest de Miami. Quatre années passeront en manœuvres dilatoires, intrigues et manigances, avant que ne s’ouvre enfin son procès, le 10 janvier 2011, à El Paso. Pourquoi dans cette ville du Texas ? Parce que Posada Carriles a de l’imagination ! Interrogé par les autorités migratoires, il a prétendu que, venant du Mexique, il a traversé en automobile la frontière de cet Etat, à Brownsville, et a ensuite voyagé en autobus Greyhound jusqu’à Miami. Il a encore menti aux Départements de la Justice et de la Sécurité lorsque, ayant sollicité l’asile politique et sa naturalisation américaine, il a nié, sous serment, être lié d’une manière ou d’une autre aux attentats menés en 1997 à Cuba.
Crimes sans châtiment
Sous la présidence de la juge fédérale Kathleen Cardone, nommée en 2003 à cette fonction par… George W. Bush, le show peut commencer. Prêtant à sourire, onze charges pèsent sur Posada Carriles, qui comparaît en prévenu libre : parjure, fraude, obstruction à la justice, infractions aux lois américaines sur l’immigration, etc… Avec, toutefois, un risque pour lui, signale d’emblée José Pertierra, l’avocat qui représente Caracas dans sa demande d’extradition : « Si le tribunal le juge coupable d’avoir menti sur sa relation avec les auteurs des attentats à la Havane, la justice américaine sera obligée de le poursuivre en tant qu’auteur intellectuel de ces crimes. » La défense ne s’y trompe pas qui, dès la première audience, entreprend de transformer l’affaire Posada Carriles en un procès contre… Cuba. L’avocat Arturo V. Hernández est d’autant plus inquiet que la juge a autorisé le Ministère public à présenter 6500 documents en provenance de La Havane. Elle lui a également permis d’utiliser comme preuve des éléments fournis par le gouvernement guatémaltèque, dont le faux passeport au nom de Manuel Enrique Castillo López avec lequel Posada Carriles est entré au Mexique (voir ci-dessous).
Le 19 janvier, la fonctionnaire de l’immigration Susana Bolanos s’avance à la barre. Elle a eu à examiner le formulaire N400 par lequel Posada Carriles demandait sa naturalisation. A la question « avez-vous milité, à un moment ou à un autre, pour le renversement d’un gouvernement », il a répondu « oui ». A celle concernant les antécédents pénaux, il a mentionné une condamnation qui lui a valu quatre années en prison au Panamá. « Ces choses, définitivement, m’ont préoccupée », conclut Bolanos. L’avocat Hernández a une réponse toute prête : l’accusé n’a pas une connaissance de l’anglais suffisamment fluide pour avoir compris, à l’époque, les questions posées.
Cubano-américain, mais aussi informateur (en échange de sa naturalisation) rémunéré du FBI, Gilberto Abascal témoigne pendant six jours à partir du 24 janvier. Recruté par Santiago Álvarez comme mécanicien, il faisait partie de l’équipage qui, à bord du yacht Santrina, est venu récupérer Posada Carriles dans le Yucatán et l’a transporté clandestinement à Miami. Il confirme donc la voie d’entrée réelle de l’accusé. Sortant de sa manche des rapports médicaux de l’Agence de sécurité sociale, la défense tente de le discréditer : on lui a diagnostiqué de sérieux symptômes de schizophrénie, entre 2002 et 2004, après qu’il ait fait une chute, en 2000, depuis un immeuble en construction. « Problèmes mentaux » conclut l’avocat. Ce qui ne devrait pas faire oublier qu’Abascal a prouvé ses dires en montrant une photographie de Posada Carriles en train de se faire couper les cheveux par un coiffeur de l’île Mujeres, avant l’embarquement sur la Santrina.
Abascal va payer très cher sa prestation. Le 27 janvier, la juge Cardone lui ordonne de s’asseoir sur le banc des témoins et lui demande, avant l’arrivée des jurés : « M. Abascal, vous me semblez être perturbé. Voulez-vous m’expliquer ce qui se passe ? » Il y a dans la voix du témoin une nuance d’amertume quand il répond : « [l’avocat] Arturo Hernández fait des histoires à ma femme et elle m’a appelé pour me dire qu’en raison de ce harcèlement, elle ne veut plus rien avoir à faire avec moi [6]. » C’est qu’Abascal provoque la haine, et depuis longtemps. Il a aussi été un témoin « clé » de l’accusation lors de la comparution de Santiago Álvarez, le propriétaire de la Santrina, en 2006, à Miami. Arrêté par le FBI en 2004 pour possession d’un arsenal – AK-47 et AR-15 aux numéros d’identification limés, silencieux, grenades, etc. –, dans son bureau de Hialeah, à Miami, Álvarez a été condamné à quatre années de prison pour ce motif, mais également parce qu’il refusait de témoigner pour expliquer comment Posada Carriles est arrivé aux Etats-Unis. En août 2006, à Miami, Abascal a échappé de peu à une tentative d’assassinat par arme à feu. Une fois de plus, à El Paso, il a l’air d’un lapin pris dans les phares d’un camion. Fort sévèrement, alors que débute l’audience et après avoir demandé aux procureurs de s’approcher, la juge appelle l’avocat qu’elle admoneste pour ce délit fédéral – intimidation de témoin –, passible de prison. Toutefois, afin que les jurés ne puissent entendre la conversation, elle a préalablement coupé son micro. Lorsque la séance reprend son cours, l’avocat met Abascal sur le gril pendant un temps interminable, l’intimide, l’insulte, le traite de voleur, de menteur, d’espion de Cuba, de mercenaire et de fou !
Pour mémoire, on notera que pendant les sept mois du procès des Cinq, à Miami, en 2000 et 2001, c’est le procureur qui a permis toutes sortes de pressions et de menaces contre les jurés – pris en chasse dans le Palais de justice, interpellés par la foule des anticastristes, harcelés par les journalistes ayant pris fait et cause pour l’extrême droite cubano-américaine – à tel point que, à plusieurs reprises, ils exprimèrent leurs craintes pour leur sécurité.
Le 7 février, on apprend de la bouche de Steven Ussher, enquêteur du Service d’immigration et de contrôle des douanes, que les autorités américaines n’ont jamais donné l’ordre de perquisitionner ou d’examiner la Santrina pour y chercher des preuves de la présence de Posada Carriles. Le 8, l’avocat de ce dernier livre une bataille désespérée pour convaincre la juge d’empêcher ou de retarder le témoignage du lieutenant-colonel de la Sécurité cubaine Roberto Hernández Caballero. Une fois de plus, deux affaires se percutent – et curieusement : le 29 mars 2001, à la requête de la défense des Cinq, Hernández Caballero a déjà témoigné devant la Cour fédérale de Miami. Son adversaire d’hier, le gouvernement des Etats-Unis, lui demande aujourd’hui de présenter les mêmes éléments d’enquête contre Posada Carriles alors qu’il les a violemment combattus lorsqu’ils auraient dû, en bonne logique, permettre d’absoudre les Cinq. Il est vrai que, cette fois, l’enjeu est mineur : on ne juge pas les crimes de l’anticastriste contre Cuba, ni ceux qui ont tenté de les empêcher, mais quelques « petits mensonges entre amis ».
Le 9 février, c’est interrompu en permanence par les objections de la défense que le colonel Hernández Caballero livre finalement sa déposition sur les événements de 1997, les blessés qu’ils ont provoqué et la mort du touriste Di Celmo. La juge Cardone estime dès lors qu’elle en a fait assez. Elle décide que le témoin suivant – Ileana Vizcaíno Dime, spécialiste cubaine de médecine légale qui a autopsié le corps de Di Celmo – sera interrogé par l’accusation et la défense, mais… hors de la présence des jurés. De la même manière, elle ne permet pas que soit soumis à ceux-ci un fax particulièrement éclairant envoyé par Posada Carriles à des complices, depuis le Guatemala, en 1997.
Intercepté par Antonio « Tony » Álvarez, homme d’affaires cubain exilé qui, à Ciudad Guatemala, partageait un bureau avec le terroriste (sans se douter initialement de ses activités), le fax en question, signé Solo – l’un des pseudonymes favoris de Posada [7] – exigeait de ses interlocuteurs des informations précises sur le résultat de leurs attentats dans l’île, alors attribués à l’opposition interne par les médias internationaux : « Comme je vous l’ai expliqué, s’il n’y a pas de publicité, le travail est inutile. Les journaux américains ne publient rien si l’information n’est pas confirmée. (…) S’il n’y a pas de publicité, il n’y aura pas de paiement. J’attends des nouvelles demain (…) ». Alarmé, Alvarez avait avisé des agents du bureau du FBI à Miami – qui n’avaient strictement rien fait.
A El Paso, avant de voir sa déposition interrompue, « Tony » Álvarez aura juste le temps d’expliquer qu’il a pu constater, à l’époque, la présence, dans le bureau de Posada Carriles, d’un tube portant la mention « Industrie militaire mexicaine - C-4 - Explosifs dangereux » – précision apportée en « petit comité », la juge Cardone ayant eu la délicate attention de faire, une nouvelle fois, sortir les jurés.
Dans une interview accordée aux journalistes Ann Louise Bardach et Larry Rother, le 18 juin 1998, dans l’île néerlandaise d’Aruba, Posada Carriles a reconnu qu’il avait organisé la campagne contre des objectifs touristiques cubains en 1997, qu’il était financé par la FNCA et son président Jorge Mas Canosa, et qu’il avait payé le salvadorien Raúl Cruz León pour poser les bombes – dont celle qui a tué Di Celmo [8]. Posada Carriles s’était même permis quelques facéties : « Le FBI et la CIA ne me gênent pas. Je suis neutre avec eux. Chaque fois que je le peux, je les aide. » Cet entretien fût publié dans le New York Times les 12 et 13 juillet 1998.
C’est donc avec beaucoup d’intérêt qu’on attendait la présence de Bardach au procès d’El Paso. Toutefois, dès le départ, les dés ont été pipés, la défense s’étant mis d’accord avec les procureurs Timothy J. Reardon et Jerome Teresinski pour caviarder l’enregistrement réalisé par la journaliste à Aruba. D’une durée de six heures et trente minutes à l’origine, celui-ci fut réduit à deux heures et quarante minutes dans la version soumise à l’écoute des jurés. On leur évita ainsi de s’encombrer l’esprit avec : le rôle de Posada Carriles dans l’Iran-contragate, dans les années 1980 ; ses relations clandestines avec les organisations paramilitaires du Salvador et du Guatemala, durant la même décennie ; sa relation de plus de trente ans avec la CIA.
Pendant quatre jours, Bardach a dû défendre vigoureusement son travail et répondre aux attaques insidieuses ou directes de l’avocat Arturo Hernández. Ainsi : « Ne croyez-vous pas que vous avez violé le code d’éthique journalistique en écrivant dans le New York Times que Cruz León travaillait pour M. Posada ? » Bardach répond d’une voix tranchante : « Si, M. Hernández, il travaillait pour Posada. Celui-ci me l’a dit – “Je suis le chef, l’auteur intellectuel, le responsable de l’opération”. » Hernández insiste. Il lit la transcription dans laquelle Posada Carriles affirme qu’ « un autre type » a employé León. « Un autre type ! N’importe qui peut l’avoir employé ! » Bardach sort de ses gonds : « Je sais qui est le type, vous savez qui est le type, eux [les procureurs] savent qui est le type ! Nous savons tous qui est le type, mais nous ne pouvons pas le dire ! Vous ne voulez pas qu’on dise qui est le type ! Disons qu’il s’appelle Monsieur X. Ce type n’aurait jamais recruté Cruz León si Posada n’avait pas voulu qu’il recrute Cruz León… »
Décryptage (sauf pour les jurés, à qui l’on interdit l’accès à cette information) : « le type » s’appelle Francisco Chávez Abarca. Salvadorien, il fût l’un des poseurs de bombe. L’une d’entre elles explosa le 12 avril 1997, dans la discothèque de l’hôtel Meliá Cohíba, provoquant d’importants dégâts ; une autre, dissimulée au quinzième étage du même établissement, put être désamorcée à temps. Sur instruction de Posada Carriles, il a recruté et entraîné – entre autres –, pour le même type de « travail », deux autres Salvadoriens, Otto Rodríguez Llerena (arrêté lors de sa seconde mission à La Havane, le 10 juin 1998) et Cruz León. Le 1er juillet 2010, porteur d’un faux passeport guatémaltèque, Chávez Abarca a été arrêté à l’aéroport international Simón Bolívar de Maiquetía (Caracas). Après sa détention, il a avoué être entré au Venezuela pour évaluer la possibilité d’y créer, en lien avec des membres radicaux de l’opposition, des troubles et des attentats de nature à déstabiliser le pays, à la veille des élections législatives du mois de septembre suivant. Extradé le 7 juillet à Cuba, il a, au cours de son jugement, les 20 et 21 décembre, reconnu sa culpabilité et décrit les opérations dont Posada Carriles l’a chargé [9].
Quand, à la demande de la défense, se présente Otto Reich, la juge Cardone le présente comme un « expert en affaires cubaines ». Il est surtout un ex-collaborateur direct des présidents Ronald Reagan, George Bush Ier et George Bush II. Impliqué dans l’Iran-contra et dans tous les « coups pourris » de Washington en Amérique latine, il a également joué un rôle dans le tentative de renversement du président Chávez, en avril 2002, au Venezuela. Les jurés n’ont pas besoin de le savoir, inutile de leur encombrer l’esprit. C’est néanmoins fort de cette riche expérience que Reich leur assène un long réquisitoire contre la « dictature cubaine » où « cinquante mille militaires sont emprisonnés (sic !) », avant de s’en prendre à Bardach – « capable de trafiquer les réponses de n’importe quel interviewé » – et même au New York Times, quasiment qualifié de quotidien crypto-cubain.
Le 8 avril, au terme d’une comédie qui s’est éternisée durant treize longues semaines, et après trois petites heures de délibérations, le tribunal, à l’unanimité, a déclaré Posada Carriles innocent des onze charges pesant sur lui. Sud des Etats-Unis oblige, la majorité des douze jurés étaient d’origine hispano. Or, El Paso, situé sur la frontière mexicaine, est l’une des portes d’entrée de l’immigration illégale sur le territoire américain – pratique qui, pour tout individu arrivé lui-même dans ces conditions, où descendant de parents ayant eu recours à cette pratique, non seulement ne constitue pas un crime, mais est même vu avec une certaine sympathie. Dès lors, considère l’avocat de Caracas Pertierra, « juger un “sans papier” pour avoir menti à l’Immigration est absurde pour un paseño. Ces cas-là, normalement, ne requièrent que le temps nécessaire pour danser un merengué à la porte d’un collège ! » D’autant que jamais le jury n’a su que, si Posada Carriles a menti, c’est surtout pour protéger ceux qui, avec Santiago Álvarez, à bord de la Santrina, lui ont permis de débarquer illégalement à Miami (l’aide à un « terroriste » est sévèrement sanctionnée par la loi). Jamais ils n’ont su que la juge Cardone avait rejeté le cas Posada Carriles en 2007. Elle prétendit alors que le gouvernement avait trompé ce dernier afin qu’il fasse de fausses déclarations – ce qui permettrait, ensuite, de le poursuivre pour parjure. Il fallut qu’une Cour d’appel invalide cette décision et oblige la magistrate à ouvrir le procès.
Dans ces conditions, nul ne s’étonnera que celui-ci se soit transformé en une mise en accusation de Cuba ; que Cardone ait constamment suspendu les audiences, pendant plusieurs jours et sous différents motifs – laissant ainsi le show s’éterniser durant plus de trois mois et abrutissant les jurés ; qu’elle ait permis à la défense de s’acharner pendant des heures sur les témoins ; qu’elle ait mis de côté un certain nombre de preuves ; qu’elle ait régulièrement fait sortir les jurés de la salle lors de témoignages importants ; qu’à de nombreuses reprises, elle ait intimé à ces mêmes jurés de ne pas tenir compte de ce qu’ils venaient d’entendre ; que…
En revanche, elle n’a pu ni prévoir ni prévenir la petite bombe qui a explosé le 18 janvier. Ce jour-là, s’exprimait Gina Garrett-Jackson, avocate du Département de sécurité nationale (Homeland Security). Celle-ci raconta comment, en contact avec des procureurs fédéraux et des agents du FBI, la Police des douanes et de l’immigration, ainsi qu’avec la Drug Enforcement Administration (DEA) [10], elle a travaillé en 2005 sur le cas Posada Carriles. N’ignorant pas que, en raison de ses activités passées, il ne remplissait pas les conditions pour obtenir l’asile politique, expliqua-t-elle à El Paso, « je l’ai néanmoins interrogé en détail car mon devoir était de tester sa crédibilité. Et je ne l’ai pas cru. » Ce qui l’amena, en août de cette année-là, à contacter par courrier électronique une procureure fédérale de Miami, Caroline Heck Miller, pour lui demander s’il ne lui paraissait pas opportun de poursuivre Posada Carriles « pour ses activités criminelles ». Et Garrett-Jackson de conclure : « La procureure n’a pas paru intéressée. »
Heck Miller n’est pas une inconnue. C’est elle qui fût chargée de l’accusation contre les Cinq, lors de leur procès inique, à Miami. C’est elle qui, aux ordres du procureur général du sud de la Floride Guy Lewis, dont la connivence avec l’extrême droite cubano-américaine était à peine dissimulée, a requis contre les Cinq des châtiments plus lourds que ceux prévus dans le « guide des peines » des Etats-Unis. En août 2005, précisément, lorsqu’elle ignora l’invitation de Garrett-Jackson à s’intéresser sérieusement au cas Posada Carriles, trois juges de la Cour d’appel d’Atlanta venaient de frapper le procès des Cinq de nullité. Dans leur argumentation, ils se référaient largement à la longue liste des crimes de Posada Carriles et d’autres terroristes que les Cinq étaient chargés de surveiller et, grâce aux informations qu’ils recueillaient, de contribuer à neutraliser [11].
Ainsi donc, on le sait désormais, celle-là même – Heck Miller – qui déploya une énergie phénoménale afin de faire condamner Gerardo Hernández, Ramón Labañino, René González, Fernando González et Antonio Guerrero à des peines iniques pour des crimes qu’ils n’ont pas commis a refusé de poursuivre Posada Carriles pour des crimes parfaitement avérés.
Comme pour rendre l’histoire encore plus immorale, le 18 janvier, alors que Garrett-Jackson témoignait à El Paso, Heck Miller est réapparue à Miami : elle y a une nouvelle fois sollicité la prorogation de la demande d’habeas corpus déposée par l’un des Cinq, Gerardo Hernández – l’homme qu’elle a jeté dans les geôles américaines pour deux perpétuités plus quinze ans.
Sur les Cinq et la trajectoire de Posada Carriles, lire Cinq Cubains à Miami ,Edition Don Quichotte, Paris, 2010 (avec le soutien de Mémoire des Luttes).