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Argentine, le chaos du schiste

mardi 14 novembre 2017   |   Grégory Lassalle
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Mémoire des luttes publie, avec l’autorisation de l’auteur, un chapitre de l’ouvrage La Passion du schiste – Capitalisme, démocratie, environnement en Argentine. Dans ce reportage haletant, Grégory Lassalle nous plonge dans l’univers destructeur du schiste.

Carambolage

Province de Neuquén, au nord de la Patagonie argentine. La caravane de 4x4 abandonne la cordillère des Andes et pénètre dans la steppe : vallées arides constellées d’arbustes chétifs et de blocs rocheux, plateaux rougeoyants lissés par le vent. Le convoi déchire le silence minéral vers sa destination : le village d’Añelo, un des nouveaux nouveaux épicentres du marché argentin du véhicule tout-terrain, à l’extrémité Est de la province. Eldorado inattendu pour des véhicules inaccessibles à moins de 280 000 pesos (environ 28 000 euros), le village repose à la verticale de la quatrième plus importante réserve d’hydrocarbures non conventionnels de la planète, piégés à près de trois milles mètres de profondeurs dans le gisement de Vaca Muerta (« Vache morte ») d’une surface d’environ trente milles kilomètres carré. Il y a encore quelques années, les habitants n’en savaient rien. Difficile de l’ignorer aujourd’hui.

Dans la presse nationale et internationale, Añelo est présenté comme un « nouvel eldorado », la « capitale du shale (schiste) », « la Mecque de l’investissement immobilier ». Dans les ruelles du village, le « boom pétrolier » s’incarne surtout dans une sourde collision : d’un côté, la frénésie de la spéculation sur les matières premières ; de l’autre, l’impavidité de l’élevage traditionnel ; le temps d’un bras de fer à l’issue programmée, une éphémère cohabitation des contraires.

Porte d’entrée vers les concessions d’exploitation du gisement, Añelo étend ses quelques rues terreuses le long de la route 7, « la route du pétrole ». De part et d’autre, deux zones d’habitations se font face, entravées dans leur expansion, à l’Est par les terres inondables qui jouxtent la rivière Neuquén, et à l’Ouest par un flanc de plateau donnant sur les concessions. Depuis la signature en 2013 de l’accord entre Chevron et YPF, le village est transformé en centre logistique. A quelques pas de l’école, les quartiers généraux des entreprises de forage ; au milieu d’un quartier de logements précaires sans accès au gaz, le matériel rutilant d’une société de transport ; entre une église évangélique famélique et une petite épicerie familiale, le chantier d’un luxueux programme immobilier… Pour afficher des niveaux de rentabilité satisfaisants, l’industrie des HNC requiert la création, sur place, des différents maillons de la chaîne de production. Depuis quelques années, les habitants d’Añelo découvrent donc l’avant-garde du capitalisme argentin, avec ses fournisseurs d’équipements, ses cabinets d’avocats, ses entreprises de consulting…

Dans le centre du petit village, aux heures des repas ou lors des changements d’équipes, des pick-up estampillés du nom des multinationales de services comme Schlumberger ou Halliburton remplissent les parkings des hôtels et forment des lignes compactes devant l’unique station service. Les populations, elles, se bigarrent. Des travailleurs pétroliers en combinaison, casque et lunettes de soleil côtoient des vieux paysans coiffés de larges bérets patagons et des jeunes Añelenses qui observent le déploiement de l’industrie pétrolière, avec envie.

« Je ne sais même pas qui vous êtes »

Le 10 mai 2011, la présidente Cristina Fernandez de Kirchner célébrait l’extraction du premier baril de Vaca Muerta : « Ce gisement permettra à l’Argentine d’atteindre l’autosuffisance énergétique », promettait-elle à une nation riche en hydrocarbures, mais qui en importe l’équivalent de 10 milliards de dollars chaque année. Añelo découvre alors qu’il se situe au-dessus de « l’épicentre de l’espérance argentine ». Le maire du village, Jacinto Hernandez, participe fièrement à l’événement. C’est la première fois que cet ancien employé municipal entend parler de gaz et de pétrole de schiste ainsi que de leur technique d’extraction, la fracturation hydraulique.

L’éleveur Pampa Hernandez n’a jamais été averti non plus de la présence de gaz et de pétrole de schiste sous ses terres. Il réside au milieu de la steppe à l’intersection de deux concessions appartenant à Shell et à YPF-Chevron. Derrière la ferme qu’il occupe depuis vingt ans, se détache la silhouette lointaine du volcan Auca Mahuida. Sur les terres qu’il utilisait il y a encore quelques mois pour faire paître ses vaches, trente sept puits ont été forés. D’ici 2016, si les investissements se confirment, ils devraient être près de deux cents.

En 2013, sa maison est survolée par des hélicoptères pour des relevés cartographiques et géologiques. Ensuite, il a vu arriver les camions vibreurs. Puis, il y a eu les routes creusées dans la steppe, les camions plateformes, la poussière, les grues, les tours, la lumière la nuit, le bruit continu et sourd des forages, le défilé des camions transportant de l’eau, la construction d’un gazoduc... M. Hernandez le répète volontiers, il « ne [veut] avoir de problèmes avec personne », mais un jour, son sang n’a fait qu’un tour. Avec sa vieille voiture, il a bloqué le ballet des camions qui venaient ravitailler un puits en cours de fracturation : « Ce qui est dessous, prenez-le ! Mais, au moins, dédommagez-moi ce que vous avez fait au-dessus. Vous êtes en train de détruire mes terres et je ne sais même pas qui vous êtes ! » La police est venue le déloger, YPF a porté plainte.

Comme la plupart des paysans qui vivent au-dessus de Vaca Muerta, M. Hernandez ne possède pas de titre propriété reconnu par les entreprises. Son seul recours ? Le sous-secrétariat provincial au registre des terres, dont le directeur Eduardo Ferrareso nous explique toutefois : « Nous avons observé de nombreuses tentatives d’extorsions de la part de paysans qui n’ont pas de titres. Nous devons être vigilants pour que les entreprises qui viennent faire de si grands investissements ne soient pas victimes de ces groupes. »

« Le futur a trouvé où s’installer ».

Un vol d’hélicoptères dans le ciel d’Añelo. Ils fondent sur la concession Loma Campana, où un nouveau puits est foré tous les deux jours. Mme Susan Segal, PDG du Conseil des Amériques, lobby officiellement chargé de promouvoir le libre échange, la démocratie et l’ouverture des marchés sur le continent américain, accompagne des représentants des banques JP Morgan, Goldman Sachs et Crédit Suisse. Dans quelques jours, ce sera au tour des candidats aux élections présidentielles argentines de 2015, du secrétaire américain à l’énergie Daniel Poneman, ou encore des dirigeants de Gazprom de visiter la région.

Le nouveau maire d’Añelo, M. Dario Diaz, mesure les enjeux de sa gestion. Des villes de Patagonie comme Rincón de los Sauces, Cutral Có ou Catriel ont connu des « booms pétroliers » par le passé. Une fois les gisements épuisés, les entreprises sont parties, les commerces ont fermé, et ces villes ont affronté chômage massif et crise sociale. « Mais ici, c’est du non conventionnel ! », se convainc M. Diaz. « La production durera quarante ans. S’il est planifié assez tôt, le développement de la base opérative Añelo peut aller de pair avec l’amélioration des conditions de vie des populations. » En 2014, M. Diaz est invité par des industriels américains à visiter le gisement de Eagle Ford aux Etats-Unis, une région où les puits non conventionnels cohabitent avec les zones d’habitations. À Anelo aussi il faudra affronter l’avancée des tours de perforation. Le gisement est partout.

Dans la cuisine de la petite mairie en préfabriqué, l’eau se boit en bidon. Les habitants se méfient : depuis les années 70, deux importants gisements de gaz conventionnels sont exploités près du village : Loma La Lata par YPF et Aguada Pichana (acheté par Total en 1994). Aujourd’hui, le secrétaire de la mairie reçoit une livraison de Total Austral, une des filiales de l’entreprise française : « Nous leur avons demandé des cadeaux pour le jour de l’enfant. Vingt paquets avec des planches à roulette et des poupées. » Hier, l’entreprise de crédit Big Plan offrait deux laves linges au poste de santé. Malgré le boom de Vaca Muerta, l’administration du nouvel « émirat patagonique5 » fonctionne toujours largement grâce aux œuvres sociales des entreprises.

Le représentant édile est lucide : « Là où on a le plus avancé pour l’instant, c’est dans la génération d’intérêts dans le secteur privé ». Pendant qu’une employée distribue le traditionnel maté, M. Diaz feuillette la liste des dernières licences qu’il a accordé dans le village. Des entrepreneurs de toute taille et de toute origine. Lorena Guttierez vient de Mendoza et souhaite vendre des légumes dans le quartier El Mirador. Gustavo Rodriguez propose « la nouvelle technologie en matière de protection d’installations et de villes pétrolières ». Silverio Manfio, un entrepreneur local déjà actif dans le secteur pétrolier, prépare la mise en service d’appartements pour les cadres de la compagnie Total. Suivront des locaux commerciaux, un supermarché, une unité hôtelière et d’autres résidences. Son chef des travaux explique cet empressement : « Le développement du non conventionnel est explosif, il faut savoir en profiter ».

Fuite

Le 2 septembre 2014, à 2h30 du matin, la sirène d’Añelo retentit. Les deux vieux véhicules des pompiers s’ébranlent sur la route chaotique qui mène vers la zone d’exploitation. Du gaz fuit à haute pression d’un des puits de Loma Campana. La tour de forage vacille sous la pression. L’entreprise Lockwood tente de colmater la fuite en injectant de la boue à forte densité, mais n’y parvient pas. Après seize heures de lutte, le puits sera scellé au ciment.

Roberto Chumbita, un ouvrier de l’entreprise de forage DLS, a été évacué sur Añelo. Il dissimule mal son inquiétude : il venait de commencer son tour quand la fuite a eu lieu sur un puits voisin. « Pour diminuer les temps de perforation, nous utilisons une méthode appelée « casing drilling ». Une de nos valves a cédé à 2 100 mètres de profondeur. Toute l’émulsion qui était dans le puits a été expulsée : près de 70 000 litres de diesel et des substances chimiques. ». Qui est responsable de cet incident ? « Difficile à dire. La concession appartient à YPF-Chevron. DLS réalise les forages et je crois que c’est Weatherford qui vérifie les valves. Le tout, sous la supervision de Schlumberger… »

C’est le troisième accident de l’année sur un forage non conventionnel dans la province. En mars puis en juillet, deux puits en cours de forage, appartenant à l’entreprise Yacimientos del Sur (filiale d’YPF), explosaient au milieu des vergers d’Allen. Régulièrement, les amendes prévues par les lois provinciales ne sont pas versées. Officiellement, « rien ne prouve qu’il y ait eu de pollution ». Ricardo Esquivel, directeur de l’instance chargée du contrôle environnemental de l’activité gazière, nous confie : « Il ne faudrait pas que des amendes affectent les investissements dans la production. »

Dans les salons de l’Hôtel del Sol, un établissement de luxe situé en bordure du village, les cadres d’YPF et de Schlumberger préfèrent ne pas évoquer « l’incident ». La clause de confidentialité qu’ils ont signée le leur interdit. Ils ne diront pas un mot non plus de la fuite provoquée par l’équipe de forage du puits 990 de Nabors, quelques jours plus tard. Silence encore sur les chiffres réels de la production de Loma Campana ou sur la mort de l’employé Néstor Villalba « trituré par la mise en fonctionnement accidentel d’un équipement de perforation ». Impossible, enfin, de connaître les conséquences sur l’environnement de la fracturation hydraulique et des fuites de grande quantité de méthane. Les travailleurs d’YPF et de Schlumberger ne sont cependant pas fermés à toute discussion : « Si tu veux, on peut parler de football. De ça oui, on peut en discuter. »





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