Religieux dominicain, avocat, Henri Burin des Roziers appartient à la Commission pastorale de la terre (CPT), créée par la Conférence nationale des évêques du Brésil (CNBB), et, dans ce cadre, s’est engagé corps et âme dans la défense des paysans « sans terre » de son pays d’adoption. Le 22 septembre, à Paris, à l’invitation du Pôle Amérique latine du Service de la Mission à la Conférence des évêques de France, il a fait le point de la situation dans l’ensemble du pays et dans l’Etat amazonien où il réside, le plus violent de tous, le Pará.
Du Brésil, Henri Burin des Roziers ne rapporte pas qu’une image négative. S’amusant de ce que, il y a quelques décennies, personne ne considérait ce géant comme « un pays sérieux », il en souligne l’émergence sur la scène internationale et, évoquant les deux mandats du président Luiz Inácio Lula da Silva (1er janvier 2003 - 31 décembre 2010), il insiste sur la réduction – de trente millions à quinze millions de personnes – de l’extrême pauvreté : « On ne peut pas ne pas être en admiration devant ce qui a été fait. »
Toutefois, ajoute-t-il aussitôt, quelques fortes ombres obscurcissent le tableau. Et, parmi elles, celle de la paysannerie. « Durant sa campagne de 2002, Lula avait dit : “Si je suis élu président de la République, et si je ne peux faire qu’une seule chose, ce sera la réforme agraire. ” Or, il ne l’a pas fait. »
Quelques chiffres :
- 47,86 % des propriétaires possèdent moins de 10 hectares
- 38,05 % des propriétaires possèdent de 10 à 100 hectares
- 0,91 % des propriétaires possèdent plus de 1000 hectares
Dit autrement…
- 15 000 grands propriétaires possèdent plus de 2 500 hectares (soit, à eux seuls, 98 millions d’ha)
- 4 500 000 paysans disposent de moins de 100 hectares (pour un total de 70 millions d’ha)
Et l’on estime de quatre à cinq millions le nombre des « sans terre ».
Pour commencer à résorber cette armée d’exclus, les experts du Parti des travailleurs (PT) avaient fixé comme objectif l’attribution de terre à 500 000 familles lors du premier mandat et, dans l’hypothèse d’une réélection (qui s’est produite), à 500 000 autres lors du second. « Mais, très vite, Lula et son gouvernement ont choisi l’option de l’agro-industrie, qui repose sur le soja [dont le Brésil est le premier producteur mondial], la canne à sucre [pour les biocarburants] et l’élevage, tous produits qui rapportent énormément de devises à l’exportation. » Du fait de ce choix favorisant les fazendeiros [1] et la concentration foncière, 390 000 familles seulement ont accédé à la terre de 2003 à 2006 et environ 230 000 lors du second mandat. On est donc loin du compte et des prévisions, sachant que « l’actuelle présidente Dilma Rousseff mène la même politique », précise Burin des Roziers.
Dans l’Etat amazonien du Pará, véritable Far West (bien que situé au nord) brésilien – 212 assassinats de paysans ou de leurs défenseurs depuis 1996 –, 50 % de la forêt ont été détruits en trente ans (20 000 km2 avant Lula, 6000 après son accession à la tête de l’Etat). Considéré jusqu’en 2006 comme « le roi du bétail », le groupe Quagliatto occupe à lui seul près de 100 000 hectares sur lesquels paissent 250 000 bestiaux destinés à alimenter les boucheries et fast-food des pays développés. Depuis 2006 s’y sont ajoutées 650 000 bêtes sur les 500 000 hectares dont s’est emparé le groupe Santa Barbara. Deux autres grands propriétaires possèdent un million d’hectares. Sachant par ailleurs que des surfaces considérables demeurent inexploitées et devraient donc, selon la loi, car n’accomplissant aucune fonction sociale, être expropriées [2]. Cherchez l’erreur : depuis juillet 2011 (pour ne prendre que cette période), plus de mille familles ont été expulsées des terres qu’elles occupaient dans le Pará, parfois par des tueurs à gage – les pistoleiros –, parfois par les troupes de choc de la police de l’Etat.
Quantité de ces déshérités vivent dans une situation catastrophique, parfois depuis plusieurs années, sous des bâches, au bord des routes, sur un espace public très étroit – une quinzaine de mètres entre la chaussée et la clôture des exploitations. D’autres, ne se résignant pas à la précarité de ces acampamentos, occupent les terres des fazendeiros, dont beaucoup, porteurs de titres de propriété frauduleux, bafouent ouvertement les lois. C’est pourtant sur leurs victimes que s’abat la rigueur des dites lois – la « justice » manifestant plus que des accointances avec les « puissants ». Sans toutefois amener « les petits » à se résigner. « Je connais des communautés qui ont été expulsées trois fois de leur terre, de façon violente, témoigne Burin des Roziers, et qui sont revenues trois fois. Leur détermination a payé car, finalement, le gouvernement a décidé d’exproprier. » On ne peut malheureusement faire de ces quelques réussites une généralité. En 2010, le Mouvement des sans terre (MST) a dû organiser une marche gigantesque réclamant la réforme agraire [3]. Cette année encore, en juin, la « marche Margarita » a rassemblé entre 50 000 et 70 000 personnes à Brasilia pour faire pression sur le gouvernement en faveur de l’agriculture familiale des petites exploitations – c’est-à-dire, in fine, celle qui alimente la population.
Tandis que le pouvoir traîne manifestement les pieds – 200 députés « ruralistes » (sur un total de 580) exerçant une forte pression au Parlement –, les fazendeiros, eux, engagent le dialogue « à balles réelles ». Ainsi, pour 2010…
- Conflits : 1 186 (dont 207 dans le Pará)
- Assassinats : 34 (dont 18 dans le Pará)
- Menaces de mort : 125 (dont 30 dans le Pará)
Avec la modestie qui accompagne généralement les courageux serviteurs de la « théologie de la libération », Burin des Roziers ne s’étend pas sur les menaces dont il est lui-même régulièrement l’objet. Comme nombre de syndicalistes et de religieux défenseurs des droits des plus pauvres, il doit être protégé par la police – le 12 février 2005, la missionnaire américaine Dorothy Stang (73 ans) est tombée sous les balles de deux pistoleiros. Il note simplement que de tels niveaux de violence sont favorisés par l’impunité : « Entre 1985 et 2001, rappelle-t-il, 1 580 assassinats n’ont débouché que sur 94 procès, la condamnation de 22 commanditaires des crimes, un seul ayant exécuté sa peine [l’assassin de sœur Dorothy]. »
Tandis que les supposés propriétaires s’enrichissent de leur sueur, des milliers de travailleurs saisonniers dépourvus de terre et n’ayant d’autre choix que de louer leurs bras vivent dans des conditions désastreuses, trompés, mal payés, humiliés. Il leur arrive même de se retrouver assujettis à la plantation qui les emploie, menacés de mort et tués s’ils s’enfuient. Trois mille « travailleurs esclaves » ont ainsi été libérés par les autorités en 2010 [4].
La voix de Burin des Roziers se brise lorsqu’il évoque, pour clore son témoignage, le mémorial érigé à Eldorado do Carajas (Pará). Là, le 17 avril 1996, la répression par la Police militaire d’une manifestation pacifique a blessé soixante-quatre personnes et entraîné la mort de dix-neuf paysans (dont au moins dix exécutés à bout portant). C’est là qu’ont été dressés, en leur mémoire, chacun portant un nom, dix-neuf troncs calcinés. « Ce mémorial est le symbole de ce qui se passe actuellement. Ce modèle de développement, l’agro-business, tue la nature, tue les hommes, tue la vie. »
Photos : Maurice Lemoine