L’architecture institutionnelle complexe de l’Union européenne (UE) est mise à rude épreuve par la question des élections nationales. C’est d’abord une question de chiffres : 28 Etats membres et des durées de mandats parlementaires se situant en moyenne entre 4 et 5 ans. Cela signifie que, chaque année, toujours en moyenne, 7 ou 8 élections parlementaires sont organisées dans l’UE. S’y ajoutent, dans certains pays – comme l’Autriche, Chypre, la Finlande, la France, l’Irlande et le Portugal – des élections présidentielles au suffrage universel, voire des référendums.
Cette accumulation de consultations populaires a un impact direct sur le fonctionnement de l’UE. Dans les domaines les plus sensibles, les décisions doivent en effet être prises à l’unanimité des Etats. Tel est le cas, entre autres, de la fiscalité et d’une partie de la politique commerciale commune, comme on vient d’en avoir une illustration dans l’affaire du traité de libre-échange UE-Canada (CETA). Il a ainsi suffi qu’une seule composante (la Wallonie) d’un seul Etat fédéral (la Belgique) s’oppose à la ratification de ce traité pour interrompre le processus, du moins provisoirement. Ce que la Wallonie et la Belgique ont fait, n’importe quel autre Etat peut le faire sur un sujet qui lui tient à cœur. En règle générale, la Commission européenne évite cependant de soumettre au Conseil des textes auxquels elle sait que tel ou tel Etat opposerait son veto. Surtout s’il s’agit d’un grand Etat. Quant aux petits, il existe de nombreux moyens de pression pour les empêcher de faire dissidence… On l’a vu notamment pour la Grèce et pour Chypre où les gouvernements ont dû capituler devant la « troïka ».
Il reste que, en théorie, chaque élection nationale peut déboucher sur l’arrivée au pouvoir, dans une des capitales de l’UE, d’un gouvernement qui, dans les domaines où les traités prévoient la règle de l’unanimité, bloquerait des mesures importantes. Ce blocage pourrait provenir aussi bien d’un gouvernement de droite nationaliste (comme celui de la Hongrie) que d’un éventuel gouvernement de la gauche radicale.
Ce type de scénario avait évidemment été anticipé par les « pères fondateurs » de la construction européenne, en premier lieu Jean Monnet dont la Commission est l’héritière politique. Pour se prémunir contre toute remise en cause, la recette était simple : mettre le maximum de grandes décisions européennes hors de portée du suffrage universel. Comment ? Entre autres instruments, en accordant, dès le traité de Rome (1957), le statut de traité à des politiques économiques que l’on appellera plus tard « néolibérales » ; en donnant dans le traité de Maastricht (1992) les pleins pouvoirs monétaires à la Banque centrale européenne (BCE) sans aucun contrôle démocratique ; en tenant pour nuls et non avenus les résultats de référendums, tel celui qui, en France, avait massivement rejeté le Traité constitutionnel européen en 2005 ; en imposant des vagues de privatisation, notamment dans les pays de l’est européen candidats à l’adhésion à l’UE.
Progressivement, les gouvernements se sont ainsi dépossédés de leur capacité de régulation en la transférant à des structures « indépendantes », c’est-à-dire non élues (Commission, Cour de justice de l’UE, BCE) et au marché. Dans ces conditions, les élections nationales ne portent plus que sur les espaces – de moins en moins nombreux – encore laissés libres par la puissante machinerie de l’UE. Mais elles pourraient aussi prendre la forme d’une insurrection civique pour la reconquête d’une souveraineté perdue. Sous une forme ou une autre, le Brexit ne sera pas sans lendemains…
Illustration : European Parliament