Les « Commentaires » d’Immanuel Wallerstein

Commentaire n° 331, 15 juin 2012

Blowback, ou les conséquences de l’espionnage de masse pour les Etats-Unis

mardi 3 juillet 2012   |   Immanuel Wallerstein
Lecture .

L’administration Obama s’englue dans le scandale de la NSA. Mémoire des luttes propose cette analyse de Immanuel Wallerstein dans laquelle le sociologue revient sur l’histoire de la gestion, par la première puissance mondiale, des scandales d’espionnage dont elle a été à l’origine depuis les années 1970.

Le « blowback  » est un terme que la Central Intelligence Agency (CIA) avait à l’origine forgé pour désigner les conséquences malheureuses pour un pays de ses propres opérations d’espionnage. Par exemple, si une opération de la CIA débouchait sur des actions de représailles contre des citoyens nord-américains qui n’étaient pas au courant de cette opération, on appelait cela un « blowback  ». De nos jours, nombre de ces opérations n’ont plus rien de secret (par exemple, l’usage par les Etats-Unis de drones au Pakistan ou au Yémen). Et les « représailles » sont aujourd’hui souvent reconnues publiquement. Les pays ne cessent pour autant de se livrer à de telles opérations.

Il nous faut recourir à une définition plus actualisée du « blowback  » pour réussir à expliquer comment et pourquoi ce phénomène se retrouve partout. Je crois que le premier élément à prendre en compte est que les pays qui se livrent à ces opérations aujourd’hui sont certes toujours puissants, mais moins que par le passé. Quand ils étaient au faîte de leur puissance, ils pouvaient ignorer les « blowbacks », en les tenant pour des conséquences malheureuses mais mineures. Mais lorsque la puissance de ces pays décline, les conséquences ne sont plus aussi mineures, même s’ils paraissent ressentir le besoin de poursuivre ces opérations avec plus de vigueur encore et encore plus ouvertement.

Arrêtons-nous sur deux exemples célèbres. L’un concerne les Etats-Unis : dans les années 1980, ceux-ci souhaitaient contraindre les forces militaires soviétiques à quitter l’Afghanistan. A cette fin, ils apportèrent leur soutien aux moudjahidines dont l’un des dirigeants les plus célèbres n’était autre qu’Oussama Ben Laden. Une fois le retrait des troupes soviétiques acquis, Oussama Ben Laden créa Al-Qaïda et commença à s’attaquer aux Etats-Unis.

Un autre exemple célèbre concerne Israël. Dans les années 1970, ce pays considérait Yasser Arafat et l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) comme principaux opposants. Pour affaiblir cette dernière, les Israéliens fournirent leur assistance financière à la branche palestinienne des Frères musulmans, connue sous le nom du Hamas. La montée en puissance de ce mouvement contribua quelque peu à affaiblir l’OLP. Mais à partir d’un certain moment, le Hamas devint un opposant à l’Etat d’Israël encore plus véhément et efficace que ne l’avait été l’OLP.

Ces exemples sont aujourd’hui connus de tous. D’autres impliquant la Grande-Bretagne et la France pourraient être également cités. Et cela n’épuise pas la liste des pays ayant subi des « blowbacks ». Pourquoi alors ceux-ci continuent-ils de se comporter d’une façon qui semble saper leurs propres objectifs ? Précisément parce que leur puissance est en déclin.

Il faut considérer cette question sous l’angle de la temporalité des politiques étatiques. Un « blowback » se produit quand la puissance déclinante se livre à des agissements qui, à court terme, permettent d’atteindre un objectif immédiat mais qui, à moyen terme, amplifient et précipitent le déclin de leur puissance. Ce qui, à plus long terme, constitue un mauvais calcul. La chose évidente à faire est de ne plus emprunter ce chemin : les opérations secrètes ne fonctionnent plus vraiment quand il s’agit de servir les objectifs à long terme du pays.

Pour en rester à mes exemples : Barack Obama et le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou ne sont-ils pas capables de les comprendre ? Et si oui, pourquoi continuent-ils de mener ce type d’opérations, et de s’en vanter ? En réalité, je crois que ces deux hommes comprennent l’inefficacité de ces opérations, tout comme leurs agences de renseignement. Mais ils font face à des dilemmes immédiats.

Tout d’abord, ce sont des hommes politiques qui ont l’intention, dans un cas comme dans l’autre, de rester au pouvoir. Tous deux sont confrontés dans leurs pays à de puissantes forces politiques qui veulent une révision radicale de la ligne politique. En résumé, l’extrême droite dans les deux pays est très forte, et la gauche, même modérée, est faible. La raison sous-jacente est que l’opinion publique n’accepte dans aucun des deux pays la réalité du déclin relatif de leur puissance respective.

Au mieux, ces dirigeants peuvent gagner un peu de temps. Mais compte tenu de la transparence de fait de leurs activités de renseignement, ils ne peuvent le faire que dans une mesure limitée. Ensuite, ils devront se rendre à l’évidence. Ils doivent poursuivre une politique dont ils savent bien qu’elle ne fonctionnera pas à long terme, et ce, dans le but de se maintenir au pouvoir à court terme.

Il existe enfin une autre raison qui explique cette situation. Obama n’a pas renoncé à un rêve impossible, celui de restaurer la position hégémonique incontestable des Etats-Unis. Et Nétanyahou n’a pas renoncé à un autre rêve impossible : celui d’un Etat juif d’Israël dans le périmètre de l’ancien mandat britannique. Et s’ils ne renoncent pas à ces rêves, ce n’est certainement pas la meilleure façon d’aider leurs peuples à se faire aux nouvelles réalités géopolitiques du système-monde et à celle du déclin de la puissance relative de leur pays.

 

 

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Ces commentaires, bimensuels, sont des réflexions consacrées à l’analyse de la scène mondiale contemporaine vue dans une perspective de long terme et non de court terme.





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