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Colombie : un processus de paix semé d’embûches

« En Colombie, ce sont aujourd’hui plus de 320 000 victimes qui sollicitent les institutions pour demander vérité et réparation »

mercredi 1er juin 2011   |   Christophe Ventura
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Mémoire des luttes (MdL) a rencontré, lors de sa récente visite à Paris, Marcelo Álvarez, chef de la Mission d’appui au processus de paix en Colombie de l’Organisation des Etats américains (MAPP/OEA).

Après la visite du président colombien Juan Manuel Santos à Paris, effectuée en janvier 2011, une page s’est définitivement tournée dans les relations entre les deux pays. Les tensions de l’affaire Ingrid Betancourt appartiennent au passé. La France a décidé de rejoindre le groupe des pays « donateurs et amis » de la Mission [1].

Depuis 2004, la Mission accompagne sur tout le territoire colombien le processus mis en place entre le gouvernement et les forces paramilitaires d’extrême-droite – notamment les Autodéfenses unies de Colombie (AUC), responsables de multiples massacres et assassinats au nom de la lutte contre les guérillas d’extrême-gauche et acteurs clés du narcotrafic dans le pays [2]-.

Marcelo Álvarez nous explique quelles sont, selon lui, les avancées et les difficultés de ce processus amorcé en 2005 avec la démobilisation de 32 000 paramilitaires. Il repose sur l’application de la loi 975 de 2005, dite « Loi Justice et Paix ». Critiquée par les organisations de défense des droits de l’homme, cette loi organise la réintégration des paramilitaires dans la vie civile, et se donne pour objectif de contribuer à la réalisation de la paix nationale. Elle prévoit des peines de prison limitées (au maximum à huit ans et demi) en échange d’une pleine collaboration avec la justice colombienne, de la reconnaissance des crimes et du principe de réparation pour les victimes.

Propos recueillis par Christophe Ventura.

 

 

MdL : Quelle est la mission de la MAPP/OEA ?

MA : A la suite de la demande effectuée par le gouvernement colombien auprès l’Organisation des Etats américains (OEA) en 2004, la Mission s’est installée dans le pays pour accompagner l’ensemble du processus de paix avec les groupes armés illégaux, notamment les Autodéfenses unies de Colombie (AUC).

Depuis cette date, nous avons assuré la vérification du processus de désarmement, de démobilisation et de réintégration à la vie civile de ces groupes. Dans le même temps, nous avons accompagné les communautés affectées par la violence dans les efforts de paix, en supervisant par exemple le travail institutionnel de mise en place de la loi Justice et Paix. Et ce, particulièrement sur les thèmes de la reconnaissance des victimes et de la restitution des terres.

Par ailleurs, un autre domaine de notre action est l’accompagnement des communautés qui ont souffert de la violence des AUC. Nous supervisons les conditions de leur sécurité et travaillons à la reconstruction des institutions dans les territoires où se sont démobilisés les paramilitaires.

MdL : Quels sont les acquis et les limites de votre travail depuis 2004 ?

MA : Sans aucun doute, notre principal apport à la paix est d’avoir démonté la structure militaire des AUC. Ce faisant, nous avons contribué à ce que le paramilitarisme ne soit plus une réalité politique en Colombie. Grace à ce processus, des aspects de la vie de la société colombienne maintenus dans l’ombre pendant ces trente dernières années ont été mis au jour. Cela a réduit l’influence paramilitaire dans la vie politique, économique et sociale.

Notre intervention s’est traduite par la vérification de 37 démobilisations collectives de groupes appartenant aux AUC et à la guérilla de l’Armée révolutionnaire guevariste (ERG). En tout, plus de 30 000 ex-combattants sont sortis du conflit et plus de 18 000 armes ont été saisies par l’Etat.

Autre succès : plus de 300 000 victimes participent directement à ce processus de justice transitionnelle [3]. C’est un fait unique.

Cependant, un processus d’une telle envergure se heurte aussi à des limites évidentes. Parmi celles-ci, la persistance de la violence dans divers territoires. Des groupes criminels organisés, liés à l’économie illégale, continuent de semer le trouble dans certaines communautés. C’est pourquoi la réintégration effective des démobilisés dans ces communautés est un défi important pour en finir avec le cycle des violences.

Par ailleurs, et malgré le caractère unique au monde de la loi Justice et Paix – rappelons que beaucoup de pays affectés par des conflits souhaitent la prendre pour modèle -, il est nécessaire de procéder à des ajustements qui lui permettront d’être plus efficace et d’obtenir plus de résultats en termes de jugements, de réparations et de condamnations.

MdL : En quoi consiste votre travail au quotidien ?

MA : Nous disposons de 15 centres de coordination régionale qui nous permettent d’être implantés au plus près des territoires. C’est quasiment l’ensemble du pays qui est couvert.

A travers ces centres, la Mission concentre tous ses efforts pour faciliter la reconstruction de ponts entre les victimes, les communautés qui ont souffert du conflit et les institutions qui tentent de consolider de nouveau leur présense dans les régions touchées par la violence des groupes armés.

Notre rôle fondamental est de gérer l’impact produit par le processus de paix dans ces régions et de rapprocher les demandes de la population et les institutions de l’Etat. En d’autres termes, il s’agit de faciliter la création d’espaces de dialogue et de reconstruction de la confiance entre tous ces acteurs.

En 2010, le gouvernement colombien a renouvelé le mandat de la Mission jusqu’en 2014. L’objectif est qu’elle puisse continuer d’accompagner l’Etat et les communautés dans les différents défis que le pays doit relever, en particulier celui de la restitution des terres.

MdL : La loi 975, dite loi Justice et Paix, est au coeur du processus de paix. Quel est son contenu ? Quelles sont ses limites ?

MA : La loi Justice et Paix constitue l’instrument juridique du processus de paix colombien. Elle est la pierre angulaire à partir de laquelle le pays est en train de développer une justice transitionnelle inédite et sans précédent dans le monde.

De quoi s’agit-il ? La loi, promulguée en 2005, accorde une remise de peine aux paramilitaires démobilisés qui, auteurs de crimes atroces, acceptent de les reconnaître dans le cadre d’un processus de paix. Cela siginifie qu’au lieu de se voir punis par la justice ordinaire, il leur est proposé une peine alternative, en général comprise entre 5 et 8 ans de prison. Ce traitement pénal n’est cependant pas automatique. Pour en bénéficier, ils doivent s’engager à avouer tous leurs crimes et dire toute la vérité. Ils doivent également s’engager à réparer les victimes sur leurs biens légalement ou illégalement acquis.

Mettre en place ce processus a demandé un gros effort aux autorités colombiennes. Tout l’appareil d’Etat a dû apprendre à s’adapter à un tel cadre de justice transitionnelle. Plusieurs institutions ont été créées : la Commission nationale de réparation et de réconciliation ou la Cour de Justice et de Paix. Grâce à ces mécanismes spéciaux, plus de 60 000 faits ont pu être établis et traités, ce qui n’aurait certainement jamais pu se passer dans le cadre d’une justice ordinaire. Nous avons pu exhumer plus de 3 000 fosses comunes et ce sont aujourd’hui plus de 320 000 victimes qui sollicitent les institutions pour demander vérité et réparation.

MdL : De nombreuses organisations des droits de l’homme critiquent pourtant cette loi. Pourquoi ? Que leur répondez-vous ?

MA : Quand on sait que, à ce jour, une seule condamnation a été prononcée, on peut comprendre la position de certaines organisations qui critiquent lla lenteur et le manque d’efficacité du processus. Mais, en même temps, on peut constater le chemin parcouru par le ministère public et les tribunaux. On a beaucoup avancé et de notables efforts institutionnels ont été réalisés.

Il faut prendre la mesure du fait que ce cadre juridique est unique au monde. C’est la première fois que se met en place un processus dans lequel les victimes et leurs revendications de réparation sont prises en compte. Pour la Mission, c’est une fenêtre d’opportunité qui s’est ouverte avec la loi 975. Il est tout à fait normal que les organisations qui représentent les victimes soient exigeantes vis-à-vis de cette dernière. Il n’y a aucun cadre de justice transitionnelle parfait. Tous évoluent, et, dans le cas qui nous intéresse, cela ne peut se faire qu’au rythme que les Colombiennes et les Colombiens souhaitent et peuvent assumer.

Il faudra sans aucun doute porter un regard politique et historique sur tout ce processus et sur ce que cette loi aura permis dans le pays pour pouvoir la redimensionner. Je pense qu’elle n’est pas parfaite, mais qu’elle n’est pas à rejeter. Il y a beaucoup de choses à améliorer et l’objectif de la Mission est de favoriser son application.

MdL : Quel bilan tirez-vous de la réintégration des paramilitaires dans la société colombienne ?

MA : Cette question est toujours l’une des plus complexes dans tout processus de paix.

Depuis le départ, nous savons que le désarmement et la démobilisation ne sont en réalité que le premier pas dans un long chemin de resocialisation des ex–paramilitaires. Ce chemin est semé d’obstacles, notamment le recyclage d’une partie d’entre eux dans la criminalité organisée. Ce phénomène est une constante dans les dynamiques post-démobilisation de tous les processus de paix au monde.

En Colombie, il y a beaucoup de réussites en la matière mais également beaucoup de défis qui restent à relever : la tentation de retourner à la criminalité, les problèmes d’emploi dans le pays, la réintégration dans les communautés.

Quoi qu’il en soit, la destruction de la structure armée des AUC a ouvert la possibilité d’un processus de réinstitutionnalisation, de réconciliation et de reconstruction du tissu social colombien.

MdL : Le changement de gouvernement en Colombie en 2010 a-t-il facilité votre travail ?

MA : Plus que le changement de gouvernement, je dirais que c’est le processus de paix lui-même qui a commencé à entrer dans une nouvelle phase de maturité. La centralité qu’occupent désormais dans l’agenda politique les thèmes du respect des droits de l’homme, de la prise en charge des victimes et de leur réparation, de la restitution des terres indique l’importance qu’ils ont prise dans l’espace public colombien. C’est avec responsabilité que l’Etat de ce pays a considéré que leur résolution devenait inéluctable.

Actuellement, notre Mission est l’une des structures qui accompagne le plan gouvernemental élaboré pour proceder à la restitution des terres aux victimes de la violence. Nous attendons l’entrée en vigueur prochaine de la “loi sur les victimes” qui intégrera dans son périmètre des mesures fondamentales en la matière [4].

Désormais, il faut se confronter à la question d’une réforme de la loi Justice et Paix, prioritaire pour consolider le processus de paix. C’est dans cette perspective que nous travaillons en étroite collaboration avec le gouvernement afin de partager ce que nous apprenons du terrain, notamment ce que nous disent les victimes avec lesquelles nous sommes en relation quotidienne.

Le gouvernement de Juan Manuel Santos a mis au centre de son discours politique le respect des droits de l’homme, la question des victimes et la nécessité de continuer à avancer en matière de réparation. La restitution des terres est au coeur de son programme de gouvernement. Sur toutes ces questions, la Mission est profondément engagée et elle va continuer d’accompagner ces processus.

MdL : Selon vous, M. Santos est-il disposé à négocier avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie(FARC) ?

MA : Le principe qui régit le mandat et l’action de la Mission est le respect de la souveraineté de la Colombie. Cela signifie qu’elle sera à la disposition des décisions que prendra le gouvernement. Pour le moment, le président Santos a dit que les clés sont entre les mains des FARC.

MdL : La France vient d’intégrer le groupe des pays « donateurs et amis » de la Mission. Quel est, selon vous, le sens de cette décision ?

MA : Pour nous, l’existence du groupe des pays amis et donateurs de la Mission est fondamentale. Le soutien des pays membres et obervateurs a été d’une importance vitale depuis le debut du processus de paix et du travail de la Mission dans le pays. Il s’agit d’un signal qui indique que ce processus est important et significatif, pas seulement pour les Colombiens, mais aussi pour la communauté internationale solidaire de la Colombie.

Dans ce cadre, l’engagement d’un pays comme la France dans le travail de la Mission vient valider l’importance de ce processus et les réussites obtenues depuis ces dernières années. C’est un geste qui permet aux autres pays du monde de prendre la mesure de l’avancée historique de la paix dans la Colombie d’aujourd’hui.




[1L’Allemagne, l’Argentine, les Bahamas, le Brésil, la Canada, le Chili, la Corée, l’Espagne, les Etats-Unis, le Guatemala, l’Irlande, le Mexique, la Norvège, les Pays-Bas, le Pérou, la Suède, la Suisse et la Thaïlande font partie de ce groupe.

[2La Mission suit également la démobilisation de l’Armée révolutionnaire guevariste (ERG).

[3La justice transitionnelle s’applique dans les Etats en crise ou en sortie de crise. Selon la définition du Centre international pour la justice transitionnelle, cette dernière “se réfère à l’ensemble des mesures judiciaires et non judiciaires qui sont mises en place dans différents pays dans le but de réparer les conséquences de violations massives des droits de l’homme. Ces mesures incluent des poursuites judiciaires, la mise en place de commissions de la vérité, des programmes de réparations et différents types de réformes institutionnelles”. 

[4Le 24 mai ( après la réalisation de cet entretien), le Congrès colombien a adopté une « loi de réparation des victimes et de restitution des terres ». Elle prévoit la restitution des terres accaparées par les guérillas et les paramilitaires pour toutes les victimes du conflit armé. Quatre millions de Colombiens (10 % de la population) sont concernés par cette décision. Pour en savoir plus, lire « La Colombie adopte une loi de réparation pour les victimes du conflit armé », Le Monde ( 27 mai 2011).



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