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Quand le pyromane emprisonne les pompiers

dimanche 22 décembre 2019   |   Annah Paris
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Qui n’a pas en mémoire les gigantesques incendies qui ont dévasté une partie de la forêt amazonienne l’été dernier ? Qui ne s’en est ému, voire n’en a été bouleversé ? Le « poumon de la planète » partait en fumée... tandis que le président brésilien Jair Bolsonaro, tout en demeurant longtemps passif devant cette destruction [1], désignait des coupables : les ONG environnementalistes qu’il accusa d’avoir provoqué ces incendies afin de capter des fonds. L’absurdité de cette accusation provoqua d’innombrables réactions et protestations rétablissant la vérité sur les causes de ces incendies : des propriétaires terriens font mettre le feu à la forêt – souvent après un préalable abattage des grands arbres – afin de mettre en culture les terres pour y faire ensuite paître du bétail ou y planter du soja pour l’exportation. L’élimination de la forêt peut aussi permettre d’accéder aux richesses du sous-sol.
Si ces incendies sont déclenchés chaque année à la même saison, ils ont été en 2019 d’une ampleur particulière, attribuée par beaucoup au blanc-seing donné par le chef de l’Etat à ses partisans qui constituent le puissant lobby de l’agro-industrie surreprésenté à la chambre des députés. Au cours de sa campagne électorale, Bolsonaro avait promis que l’Amazonie s’ouvrirait à l’agro-industrie. Ayant accédé au pouvoir, il réalise ses promesses de campagne. Il s’insurge contre le fait qu’une partie importante du territoire national soit occupée par l’infime minorité de la population constituée par les peuples indigènes et s’emploie à remédier à cette situation. Son gouvernement autorise des centaines de nouveaux produits agro-toxiques dont nombre sont interdits en Europe et aux Etats Unis.
Pour mesurer à quel point ses partisans se sentent galvanisés, un exemple suffit : dans le sud-est de l’Etat du Para, des propriétaires terriens, des chefs d’entreprise puissants choisissent une date pour déclencher en même temps et en toute impunité de multiples incendies : c’est, comme les 10 et 11 août 2019, « o dia do fogo » (« le jour du feu ») [2].

Dans ce même Etat du Para (deux fois plus grand que la France), dans la localité d’Alter do Chao que visitent 60 000 touristes chaque année, a été créée en 2018 une Brigade de pompiers volontaires, grâce à l’antenne municipale du ministère de l’Environnement affectée à la commune voisine de Belterra et à l’appui des Pompiers militaires et de la Défense civile de Santarem, qui ont assuré la formation de la Brigade. Sur son site, celle-ci définit ainsi sa mission : « La Brigade est un groupe indépendant de volontaires qui a pour objectif de protéger la forêt et les habitants d’Alter do Chao ». Elle est l’un des projets de l’Instituto Aquifero Alter do Chao (IAA), organisation locale de la société civile à but non lucratif qui a pour vocation principale la sensibilisation à la protection de la nature et l’éducation à l’environnement.
La toute jeune Brigade intervient à partir de 2018 sur des incendies localisés, accidentels ou provoqués par des négligences – tel l’incendie d’une décharge clandestine qui s’étend au-delà du dépôt d’ordures et menace des maisons.
Les brigadistes de la première promotion décident d’assurer la formation d’un nouveau groupe : ils parviennent à l’organiser en août 2019 et font sur leur site un appel de fonds afin de couvrir les frais de cette formation. La collecte porte ses fruits, le public étant sensibilisé au thème de la lutte contre les incendies en Amazonie, et elle permet, au delà du strict coût de la formation, de commencer à acquérir du matériel afin d’intervenir avec plus d’efficacité. La formation est à nouveau assurée par les pompiers militaires et la Brigade s’augmente de 11 nouveaux membres dont cinq femmes. Mission accomplie : agrandir la Brigade, parvenir à s’équiper, même si c’est encore trop peu, être donc mieux en mesure de participer à la protection et à la préservation de la forêt.
 
Le baptême du feu ne s’est pas fait attendre ! Les premiers à être présents le 14 septembre sur les lieux où s’est déclenché un incendie dans l’« Area de Proteçao Ambiental » (Aire de protection environnementale ; APA) d’Alter do Chao sont les jeunes volontaires de la Brigade de pompiers, qui interviennent pour la première fois sur un incendie d’une telle ampleur, alors que le vent souffle fortement et qu’on espère en vain une pluie qui, en ce début de saison sèche, ne vient pas. Les brigadistes affrontent d’abord seuls le feu mais leurs moyens sont très insuffisants et l’incendie menace des habitations ; le corps des pompiers vient à la rescousse depuis Santarem et l’armée est également envoyée en renfort. Dans l’après-midi du 16 septembre, un hélicoptère vient renforcer ce combat en déversant à plusieurs reprises sur l’incendie de l’eau tirée du Tapajos. D’autres foyers se déclenchent vers Pindobal, village voisin ; 1170 hectares de savane et de forêt sont détruits. « Un feu de cette ampleur, nous n’en avions jamais vu auparavant, affirme l’un des créateurs et coordinateur de la brigade, João Romano. Même les habitants les plus âgés de la région le disent [3]. » Les incendies sont finalement contrôlés puis éteints au bout de quatre jours. Le maire de Santarem se félicite de l’opération qui a été menée. Sur place, les habitants d’Alter do Chao expriment leur reconnaissance aux brigadistes en de multiples occasions, rendant hommage à leur courage et à leur dévouement.

Une enquête est diligentée pour déterminer les causes des incendies. Nombreux sont les habitants qui sont convaincus que les feux sont d’origine criminelle, allumés intentionnellement par des « grileiros » (propriétaires illégitimes) : l’un d’entre eux est même nommément désigné dans un article écrit par une habitante d’Alter do Chao et publié sur le journal électronique local « o Boto ». On apprendra plus tard – début décembre – que le maire de Santarem, Nelio Aguilar, avait adressé le 15 septembre un message vocal au gouverneur de l’Etat du Para lui signalant que l’APA constituait une zone d’invasion et que l’incendie pouvait avoir été provoqué par ces « grileiros » qui veulent ensuite lotifier les terrains et les vendre.
Le grand nombre de départs de feu et d’autres détails ont suffisamment appelé l’attention des brigadistes les plus « chevronnés » pour qu’ils offrent de collaborer à l’enquête et remettent à la police tous les éléments dont ils disposent.

Le matin du 26 novembre, à l’issue de deux mois d’enquête, la police civile vient arrêter à leurs domiciles... quatre brigadistes ! Sept autres mandats d’arrêt ou de perquisition ont été lancés. C’est la stupeur. Les brigadistes sont accusés d’avoir mis intentionnellement le feu, dans le but d’obtenir des fonds pour la Brigade et d’avoir en outre détourné la plus grande partie de ces fonds. La Police civile affirme qu’ils auraient vendu 40 photos à World Wild Fund (WWF)-Brésil qui aurait remis à la Brigade un don de 500 000 reais (environ 120 000 euros) de la part de l’acteur Leonardo diCaprio. Les quatre jeunes hommes Daniel Gutierrez Govino, João Victor Pereira Romano, Gustavo de Almeida Fernandes et Marcelo Aron Cwerver sont incarcérés ; en prison on leur rase le crâne (ce qui constitue une violation de la Constitution). Dans le cadre de la même enquête, le siège de l’ ONG « Saude e Alegria » (« Santé et Joie »), où travaille l’un des quatre brigadistes, est perquisitionné et du matériel informatique saisi.

Le Brigade rend immédiatement publique une note : « Nous sommes sous le choc avec l’emprisonnement de personnes qui ne font que consacrer une partie de leur vie à la protection de la communauté, mais nous sommes certains que, quelle que soit l’accusation, elle sera levée et l’innocence de la Brigade et de ses membres sera reconnue comme il se doit. » Plus tard l’un des quatre déclarera : « C’est atterrant d’être soupçonnés d’un crime environnemental quand nous faisons tout pour protéger la nature, et cela depuis longtemps. C’est révoltant d’être emprisonnés pour une chose qui est totalement à l’opposé de ce en quoi nous croyons ! »

A l’audience qui a eu lieu le lendemain de l’arrestation et où les avocats espéraient que leur libération serait décidée, les épouses n’ont pas été admises – faute de place dans la salle ! Le juge du tribunal de première instance de Santarem, Alexandre Rizzi, à qui l’affaire a été confiée, décide leur maintien en détention. La demande d’Habeas Corpus présentée par les avocats a été rejetée. Cette seconde nuit en prison est angoissante.
La Police civile a présenté des fragments de conversations téléphoniques et des images censés constituer des preuves. Les avocats démontrent qu’elles n’ont aucune crédibilité. Wlandre Leal, qui défend deux des prisonniers, déclare : « Ces “preuves supposées” sont des images de combat contre l’incendie publiées dans les réseaux sociaux des brigadistes pour illustrer leur travail » (5). De fait, des photos ont été publiées sur Youtube montrant des membres de la Brigade mettant le feu à de la végétation. A l’évidence, il ne peut s’agir que d’images correspondant à un exercice de feu au cours d’un entraînement, ou au recours à la tactique bien connue du contre-feu ; dans un cas comme dans l’autre, sont présents les instructeurs pompiers professionnels qui encadrent les brigadistes.
A l’argument de la Police – que les brigadistes soient arrivés les premiers sur les lieux de l’incendie constitue une preuve de leur culpabilité –, l’avocat répond qu’il est « pleinement justifié » qu’ils arrivent avant le corps des pompiers puisqu’ils constituent précisément la « ligne de front » dans la région d’Alter do Chao, alors que les pompiers sont basés à Santarem, à une trentaine de kilomètres.

En dehors de la salle d’audience, les éléments de l’accusation sont rapidement battus en brèche. WWF-Brésil fait une déclaration officielle qui dément la version de la Police civile : elle n’a ni acquis de photos ni reçu de donation de Leonardo diCaprio. Cette ONG, implantée depuis plus de vingt ans au Brésil, et dont l’un des fronts est le combat contre la déforestation de l’Amazonie, rétablit la vérité : elle a accordé un financement de 70 000 reais pour l’équipement de la Brigade, à travers un contrat de partenariat technique et financier passé avec l’Instituto Aquifero Alter do Chao.

Saude e Alegria réagit également : fondée en 1987, cette ONG apporte depuis 31 ans des soins médicaux aux communautés de la région du Tapajos et de l’Arapiuns et développe des projets de développement communautaire soutenable. Elle est l’une des plus respectées de la région et a gagné plusieurs prix récompensant son action en Amazonie ; elle fait partie du réseau national des entrepreneurs socio-environnementalistes et vient de gagner un prix qui la classe parmi les meilleures ONG du Brésil. Le jour même, son fondateur et actuel coordinateur Caetano Scannavino proteste énergiquement contre la brutalité de la Police civile, armée de mitraillettes, menaçante, sans ordre judiciaire et avec un mandat d’arrêt non conforme au droit lors de la perquisition dans ses locaux et affirme sa conviction de l’innocence des brigadistes.

Amnesty International s’intéresse au cas des prisonniers en manifestant son inquiétude : « Il n’y a pour le moment aucune information sur l’enquête et sur les procédures adoptées par les autorités contre les accusés qui justifie la décision de les emprisonner... Il est lamentable que (…) ces emprisonnements aient lieu sans aucune transparence et sans information officielle sur les procédures adoptées par les autorités » a déclaré la directrice exécutive d’Amnesty Brésil, Jurema Werneck.
Trente associations de la région de Santarem, dont l’association Iwipuraga du peuple indigène Borari [4] ont affirmé leur solidarité avec les prisonniers : « Nous connaissons le sérieux du travail et l’honnêteté de nos brigadistes. Nous considérons que ces accusations font partie d’une stratégie visant à démoraliser et criminaliser les ONG et les mouvements sociaux en les calomniant. Notre territoire subit une énorme pression du fait de la spéculation immobilière qui foule aux pieds les droits des peuples autochtones et les plans de développement soutenable pour la région. Les ONG, les mouvements sociaux et les propres habitants joignent leurs forces dans la résistance. »

Le 27, le « Ministerio Publico federal » de Santarem (Ministère public fédéral : instance brésilienne qui fait partie de l’Etat et a pour vocation la défense du peuple brésilien, à la manière de la « Defensoria del pueblo » d’Espagne) a demandé à la Police Civile à avoir un accès intégral au dossier d’accusation, alors que depuis septembre la Police fédérale enquête sur ce même thème de l’incendie de l’APA d’Alter do Chao. Le Ministère public précise qu’aucun élément de cette enquête ne permet d’incriminer les brigadistes ou toute autre institution de la société civile. Il déclare qu’au contraire les enquêtes menées sur ce thème depuis 2015 par la Police fédérale tendent à incriminer les « grileiros » et la spéculation immobilière comme causes de la dégradation environnementale à Alter do Chao. « S’agissant d’une des stations balnéaires les plus renommées du pays, la région est l’objet de la convoitise des industries touristique et immobilière et souffre de la pression de l’invasion des terres publiques », conclut la déclaration du Ministère public.

Le 28 novembre, le gouverneur de l’Etat du Para, Helder Barbalho, prend la décision de retirer l’enquête au Commissariat spécialisé dans les conflits agraires de Santarém qui en était chargé et de la confier au Commissaire spécialisé dans le thème de l’environnement, W. Freire, en déclarant : « Personne n’est au-dessus de la loi, mais personne ne peut non plus être victime de jugement préétabli ni voir limité son droit à se défendre. » Il exprime son souci que l’enquête soit menée de la manière la plus rapide et la plus transparente possible.
Revenant précipitamment sur sa décision de la veille, le juge Rizzi décide alors de mettre les quatre détenus en liberté provisoire, arguant que ceux-ci ont « une résidence fixe et des occupations licites » (ils sont vidéaste, producteur d’audio-visuel, guide, entrepreneur touristique), qu’aucun d’entre eux n’a d’antécédents criminels, qu’ils ont de surcroît déjà été entendus et qu’aucun fait nouveau ne rend indispensable leur maintien en prison. Mais il prend les dispositions suivantes : les brigadistes devront comparaître chaque mois, remettre leurs passeports et se trouver à leurs domiciles chaque nuit de 21 h à 6 heures. Leurs téléphones, caméras, appareils photo, portables demeurent saisis. Les quatre accusés sortent de prison dans l’après-midi, accueillis par leurs familles, dans l’émotion.

Gustavo, Marcelo, Daniel et Joao

Il est clair que la décision du gouverneur, qui a par ailleurs été ministre du gouvernement de Dilma Rousseff, est motivée par le mouvement d’indignation et de solidarité qui entoure les brigadistes, par le prestige dont jouit « Saude e Alegria » et par l’intervention courageuse du Ministère public. L’incarcération des quatre jeunes gens risquait de tourner au scandale, national et international. Au soir du 30 novembre, une pétition de change.org dépassait les 30 000 signatures.

Bien que les brigadistes ne se départissent jamais d’une extrême prudence dans leurs propos, en conférence de presse ou dans des interviews, et qu’ils affirment faire confiance à la justice, l’affaire a pris d’emblée, sans qu’ils l’aient cherché ni le souhaitent, un tour nettement politique. Le président Bolsonaro lui-même, le 28 novembre, a repris mot pour mot sur Twitter les accusations émises par la Police civile, s’en prenant au WWF et à Leonardo DiCaprio : « Quel type ! Il paie des ONG pour incendier l’Amazonie !  »
Le même jour, le député du Parti des travailleurs (PT) de l’ex-président Lula, Airton Falero, a déclaré sans ambages devant la Commission de l’environnement et du développement durable de la Chambre des députés que l’accusation contre la Brigade était un montage destiné à justifier la thèse du président Bolsonaro selon lequel les ONG sont les coupables des incendies en Amazonie. « La farce commence à être démontée », a-t-il conclu. D’autres députés de l’opposition sont également montés au créneau, dont Edmilson Rodrigues du Parti socialisme et liberté (PSOL), qui a élargi le propos : « Les assassins de la sœur Dorothy continuent à opérer au Para » (connue pour dénoncer publiquement les effets négatifs de l’élevage sur la forêt amazonienne, Irmã Dorothy, religieuse catholique née aux Etats-Unis et naturalisée brésilienne a été assassinée le 12 février 2005 par deux « pistoleiros » enrôlés par des grands propriétaires).

le 29 novembre, plus de quarante organisations se retrouvent à Brasilia pour la 43ème Réunion des Hautes autorités des Droits de l’Homme (RAADH) du Marché commun du sud (Mercosur). Elles dénoncent le manque de transparence de l’enquête et la violation flagrante des droits fondamentaux des brigadistes. « Dans un contexte de restriction de l’espace civique et démocratique, de criminalisation de la société civile organisée et de violation des libertés civiles au Brésil », elles appellent les institutions internationales à manifester leur soutien.
Une Commission composée de quatre membres du Conseil national des Droits de l’Homme (CNDH) s’est rendue sur place du 2 au 4 décembre afin d’établir si les droits des brigadistes ont été violés : elle a entendu les brigadistes, « Saude e Alegria », les policiers en charge de l’opération « Fogo do Sairé », le Ministère public, le juge, le maire de Santarem. « Notre préoccupation est qu’il commence à exister une mise en scène pour criminaliser les mouvements sociaux et les organisations sociales de la région qui sont les plus proches du peuple et l’encouragent à défendre ses droits », a déclaré la conseillère du CNDH Eneida Guimaraes, qui dirigeait cette commission [5].

Le 3 décembre, dix ONG, dont WWF-Brésil, « Saude e Alegria » et l’Observatoire du climat, ont tenu une vidéo-conférence où elles ont dénoncé ce qu’elles considèrent comme une « escalade autoritaire » du gouvernement de Bolsonaro contre les mouvements sociaux. Les arrestations des jeunes brigadistes ont en effet été célébrées, outre le président de la République, par deux de ses ministres : Ricardo Salles (environnement) et Abraham Weintraub (éducation). Les participants à la conférence rappellent qu’une semaine avant son élection, Bolsonaro en campagne avait promis de « combattre l’activisme ». « De l’affirmation irresponsable du président de la République accusant les ONG d’incendier l’Amazonie à l’action policière et médiatique qui cherche à criminaliser Saude e Alegria, il y a une stratégie construite pour discréditer la société civile », résume en substance le représentant de l’Association brésilienne des ONG (Abong).
Dans le même registre, Augusto de Arruda Botelho, fondateur de l’Institut de défense du droit à la défense et avocat de deux des brigadistes n’a aucun doute sur le cadre dans lequel s’inscrit leur cas : l’accusation portée contre eux est « éloignée de la réalité », l’interprétation faite par la police de leurs conversations téléphoniques est risible. « Il s’agit d’une accusation de caractère idéologique, relevant d’une claire tentative de criminaliser les associations de la société civile. Les conservateurs et les fascistes sont sortis de l’armoire, parce qu’ils sentent qu’ils ont un appui institutionnel. Cela impacte tout : la police, la justice, les médias [6]... »

Un document dénonçant « une tentative de criminaliser des personnes et des organisations qui agissent notoirement dans la préservation de l’environnement en Amazonie brésilienne » a été remis en mains propres à Baskut Tuncak, rapporteur spécial de l’ONU, déjà impressionné au cours de son actuelle mission au Brésil par l’assassinat de deux leaders indigènes du peuple Guajajara.
Le 12 décembre, sur la base du rapport remis par la mission menée sur place du 2 au 4, le Conseil national des droits de l’Homme a émis publiquement des « recommandations urgentes à la Police civile, au Ministère public du Para, à la Mairie de Santarem et au gouverneur du Para ». Il critique notamment l’arbitraire qui marque l’enquête, la violence avec laquelle les arrestations ont été menées et la prise abusive de matériel des brigadistes et de « Saude e Alegria ». Parmi ses recommandations, il enjoint au Ministère public d’exercer un contrôle effectif sur l’activité de la police.

Interviewé à l’occasion de la rencontre « Amazonie, centre du monde », tenue à Altamira, l’évêque du Xingu, Dom Erwin Kräutler, répond à une question sur l’emprisonnement des brigadistes et sur les propos du président : « C’est arbitraire, c’est injuste, cela n’a ni base ni fondement. Quand on accuse, il faut avoir des faits établis : il n’y en a aucun. Il est inacceptable qu’un président de la République parle sans preuve, de cette façon. » Figure éminente de la Théologie de la libération, protecteur des peuples amazoniens, cet évêque a lui-même reçu tant de menaces qu’il est sous protection policière permanente : « La seule chose c’est que je suis évêque, alors ils y pensent à deux fois avant de “faire un service” (commanditer un assassinat) parce que (me tuer) aurait une grande répercussion. » Et il tient un propos éclairant sur l’Amazonie : « Il y a deux manières de la voir. L’une est qu’elle est un territoire pour les peuples qui l’habitent et aussi pour la faune et la flore : la vie est la question centrale. L’autre est celle d’un lieu à exploiter... Le gouvernement en cela est clair : il veut ouvrir l’Amazonie aux entreprises nationales et multinationales, ce qui signifie la raser. Cette vision ne prend pas en compte les générations futures [7]. »

L’accusation contre les pompiers volontaires sert un pouvoir qui veut criminaliser la société civile, jeter le discrédit sur les organisations sociales, démoraliser celles et ceux qui luttent pour la protection de l’Amazonie et des peuples qui l’habitent. Le président Bolsonaro ne s’est pas privé début décembre de revenir sur le cas des brigadistes pour se réjouir du « bon travail » accompli par la police en les arrêtant : « Elle a attrapé des gens qui gagnaient de l’argent pour mettre le feu au Brésil et une grande partie de la presse défend ces quatre types qui ont été arrêtés puis remis en liberté. »

 Cette affaire est d’emblée, on l’a compris, devenue emblématique pour le gouvernement brésilien pour étayer sa thèse de la culpabilité des ONG environnementalistes.
On comprend dès lors que de l’issue de l’affaire des brigadistes, on ne peut plus incertaine vu le fonctionnement erratique des institutions brésiliennes, dépend en grande partie du rapport de forces qui s’établira entre d’une part le gouvernement et les forces qui l’appuient – le secteur de l’agrobusiness en particulier – et, d’autre part, les défenseurs de l’environnement et des droits humains, lesquels testent là la possibilité de maintenir au Brésil un espace de liberté.

Le 2 décembre, douze procureurs du Ministère public de l’Etat du Para avaient demandé que l’affaire soit confiée à la Justice fédérale et l’enquête menée par la Police fédérale, du fait que les terres qui ont été incendiées font partie de l’APA – laquelle couvre 16 180 hectares, et donc sont des terres publiques. Le juge Rizzi a rendu sa décision le 13 décembre : c’est de la justice du Para que cette affaire continuera à relever. Il n’a donc pas accédé à la demande du Ministère public : le transfert au niveau national aurait facilité une plus grande objectivité des autorités policière et judiciaire. Un coup dur pour les accusés !
La mobilisation autour de cette affaire est dès lors d’autant plus importante qu’il s’agit certes de rendre justice à des innocents accusés sans preuves, mais aussi de protéger l’intégrité et leur vie et de celles de leurs familles : en effet, et comme on pouvait malheureusement s’y attendre, ils sont l’objet de menaces. Les articles ou interviews publiés depuis le début de l’affaire ont suscité (en bien moins grand nombre certes que les expressions de soutien) des commentaires hostiles à leur égard allant jusqu’à des appels au meurtre, tel celui publié sur un réseau social lors de leur libération : « La police arrête et la justice libère, mais la population sait qui a provoqué les incendies. Libère les bandits et la population se chargera de les lyncher ! » Des menaces estimées suffisamment graves pour que les avocats aient obtenu pour eux le droit de quitter Alter do Chao pour São Paulo, où résident leurs proches.

Mise en accusation

Les médias locaux ont annoncé le 20 décembre 2019 que la police civile du Para avait déclaré le 18 que son enquête sur l’incendie de septembre était close et qu’elle mettait en accusation les quatre membres de la Brigade. Elle incrimine également un cinquième homme : Ronnis Repolho Blair, connu comme « Cebola », qui a reçu une formation au sein de la Brigade mais n’en est pas membre. Selon le commissaire, les indices recueillis « démontrent la participation active des brigadistes (…) dont l’intérêt était de divulguer des photos au niveau national et international afin d’en tirer des avantages financiers à travers des dons faits par des personnes de bonne foi du monde entier  ».

Les avocats des accusés ont immédiatement réagi en exprimant leur surprise et leur indignation : « Nous pouvons affirmer aujourd’hui que l’enquête a été orientée afin de porter préjudice aux brigadistes. Il est plus que prouvé que l’enquête n’est pas objective. Il y a d’autres intérêts en jeu et ces intérêts-là méritent une enquête  ». Ils notent en particulier l’absence de recherche sur la cause de l’incendie : « La défense attend une prise de position sereine et responsable de la part du ministère public qui dise que l’enquête est loin d’être terminée. Il est primordial pour les brigadistes, qui consacrent leur vie à l’environnement, qu’on sache qui sont les véritables responsables de ces incendies  ».

Le projet Aliança a publié une note officielle : « La nouvelle de la mise en accusation des membres de la Brigade d’Alter do Chao surprend la défense et constitue une énorme injustice. L’enquête a été close de manière précipitée, sans l’expertise technique, actuellement menée par la police fédérale, portant sur les circonstances du déclenchement des incendies. Il n’a pas été tenu compte de la demande d’auditions de témoins présentée par la défense il y a plus de deux semaines. Cette précipitation est contraire à l’analyse correcte des faits. L’enquête se base sur des éléments purement spéculatifs et ne contient aucune preuve contre ceux qui consacrent volontairement leurs vies à la lutte contre les incendies en Amazonie ».

L’accusation a été transmise le 19 décembre au ministère public, qui est fermé en fin d’année et ne reprendra ses activités que le 7 janvier 2020 La procédure est la suivante : le dossier d’accusation sera étudié par les procureurs et s’ils considèrent qu’il comporte des preuves suffisantes, ils décideront de la présentation des prévenus à la justice.

AP.

 

Illustration : Nasa / Flickr CC – Image satellite des incendies (Août 2019)




[1Cette passivité provoqua l’alarme et les critiques de la communauté internationale – on se souvient de la réunion du G7 à Biarritz marquée par l’appel du président français à se substituer à un gouvernement ouvertement défaillant, ce qui provoqua des échanges très vifs entre les deux présidents.

[2Incendie relaté par la Folha de São Paulo du 23 août – « Fazendeiros e empresarios organizaram dia do fogo » – qui mentionne que les soupçons se portent sur des propriétaires terriens, des exploitants de bois et des chefs d’entreprise parmi les plus notoires de Novo Progresso, la principale ville de la région.

[3Adriana Carvalho, « Au Brésil l’Amazonie n’est pas la seule région qui part en fumée », Reporterre, Paris, 30 septembre 2019.

[4Le peuple Borari vivait sur le site d’Alter do Chao à l’arrivée des colonisateurs portugais. Ce peuple revendique en vain depuis plus de dix ans la démarcation de son territoire. Il connaît actuellement un essor culturel sans précédent.

[6Emission de Boletim do Fim do Mundo diffusée le 4 décembre sous le titre « L’autonomie autoritaire ».

[7Anna Beatriz Anjos, in Agencia Publica (agence de journalisme d’inverstigation)



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