Après Porto Alegre, Salvador… Le dimanche 31 janvier, environ 5 000 personnes ont défilé dans les rues de la capitale de l’Etat brésilien de Bahia. Ainsi s’est terminé, dans une ambiance particulièrement jeune et joyeuse, ce Forum social mondial thématique 2010 qui a réuni 10 000 personnes du 29 au 31 janvier dans la ville qui fut la première capitale du Brésil (plus exactement de l’empire colonial portugais) de 1549 à 1763. On l’appelle parfois la « perle noire du Brésil » car la majorité de sa population est issue de l’esclavage d’Afrique, seulement aboli en 1898.
Le cortège, essentiellement composé des syndicalistes brésiliens de la Centrale unique des travailleurs (CUT), de la Centrale des travailleurs du Brésil (CTB) et de l’Union générale des travailleurs (UGT), ainsi que du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST), a défilé autour de quelques principaux mots d’ordre : revendication de la réduction du temps de travail sans perte de salaire (de 45 à 40 heures hebdomadaires) ; solidarité avec Haïti (le MST est particulièrement impliqué sur place par la présence d’une brigade de 40 personnes) ; lutte contre le réchauffement climatique.
Ce Forum bahianais a-t-il été utile pour renforcer les luttes sociales ? Au niveau brésilien, certainement. Une assemblée des mouvements sociaux s’est tenue à Salvador le 31 janvier. Rassemblant une quinzaine d’organisations nationales (syndicats, MST, Union brésilienne des femmes, etc.), elle a permis de mettre sur orbite la Coordination des mouvements sociaux (CMS). Cette structure sera désormais permanente et permettra une articulation plus étroite de l’ensemble des forces qui la composent dans les mobilisations sociales nationales.
Sa base programmatique et son calendrier d’action sont contenus dans la déclaration finale de l’assemblée. Celle-ci considère qu’ « au Brésil, beaucoup d’avancées ont été obtenues pendant les 7 années de gouvernement Lula. L’Etat a été renforcé et a permis davantage de développement. Il y a eu une certaine redistribution des richesses et des progrès sociaux, notamment avec la revalorisation du salaire minimum et les politiques sociales comme la Bolsa familia (dispositif d’aide de l’Etat aux familles pauvres). L’intégration solidaire du continent a été stimulée ». Mais, dans le même temps, « beaucoup reste à faire. Les réformes structurelles capables d’enraciner les conquêtes démocratiques n’ont pas été effectuées et les profondes inégalités sociales qui perdurent depuis cinq siècles dans ce pays sont loin d’être résorbées ».
Ainsi, la déclaration formule des critiques importantes contre le modèle économique et social actuel du Brésil, notamment contre le modèle de développement basé sur les « monocultures prédatrices » [1].
La prochaine réunion de cette assemblée aura lieu le 31 mai à São Paulo. Il s’agira de mettre en place un programme de campagnes ambitieux :
- contre la présence des bases militaires des Etats-Unis en Amérique latine et dans les Caraïbes ;
- pour le retrait de leurs troupes d’Afghanistan et d’Irak ;
- pour l’approfondissement des nouvelles formes d’intégration solidaire sur le continent (Unasur, Alba) ;
- contre le coup d’Etat au Honduras ;
- pour la défense de l’Amazonie comme patrimoine national ;
- contre le modèle agricole fondé sur les monocultures et les agrocarburants ;
- pour la réforme agraire ;
- pour la réduction de la journée de travail sans perte de salaire ;
- pour un projet populaire de développement national de redistribution et de valorisation du travail ;
- contre la criminalisation des mouvements sociaux ;
- contre les monopoles médiatiques et pour la démocratisation des moyens de communication.
Il n’est pas aisé de tirer un bilan à chaud des rencontres de Porto Alegre et Bahia. Les deux évènements, de bonne tenue et riches du point de vue des débats et analyses, notamment sur la crise systémique du capitalisme, ont essentiellement attiré des organisations et des militants brésiliens. La participation des autres pays d’Amérique latine et du reste du monde est restée modeste. Il ne s’agissait certes pas d’un FSM en tant que tel, mais d’évènements liés à son processus. D’autres (environ une trentaine) ont également eu lieu ou auront lieu dans le monde. Force est de constater que, à ce jour, ce déploiement international n’a paradoxalement pas donné au cru 2010 une grande visibilité dans l’opinion publique.
Par ailleurs, reste toujours ouverte la question de son aptitude à peser concrètement sur la marche du monde.
Mais n’est-ce pas demander l’impossible à ce processus qui se retrouve dans une situation contradictoire ? Processus unique de débats et de maillage pour des mouvements sociaux et citoyens issus du monde entier (dont la limite structurelle est qu’il ne peut déboucher, en tant que tel, sur l’élaboration d’un projet politique), il a, au bout de 10 éditions, déjà rempli une partie de son rôle historique. D’une part, il a fourni aux syndicats, partis, associations, ONG, etc., une nouvelle matrice intellectuelle pour décrypter l’évolution de la mondialisation néolibérale dans la dernière décennie. D’autre part, il a donné la possibilité à tous ces acteurs de construire de nouvelles formes d’internationalisme - thématiques et/ou sectorielles - par la constitution de réseaux qui développent leur propre agenda, etc.
Une conséquence de ce processus est que beaucoup de ses acteurs se sont, en réalité, autonomisés par rapport à lui. De nouveaux réseaux internationaux, dans le champ syndical, partidaire ou associatif, se sont peu à peu créés ou consolidés au cours de ces dernières années (Forum de Sao Paulo, Confédération syndicale internationale, Forum mondial des alternatives, plateformes thématiques d’ONG, etc.). Et ce, notamment, grâce à leur passage ou leur immersion dans le FSM.
L’année 2011 sera année de FSM unique à Dakar au Sénégal. A la fin des journées bahianaises, un représentant du comité de préparation sénégalais glissait à ce propos : « Dans la préparation de Dakar, nous comptons bien mettre sur la table quelques questions concrètes sur l’utilité de ce Forum. Il faut qu’il joue un rôle politique sur la scène internationale ».
Les défis à relever ne manqueront pas pour transformer cette volonté en réalité. Ainsi, plus que jamais, le combat contre le réchauffement climatique va nécessiter une coordination d’une ampleur et d’une nature inédites entre mouvements sociaux, syndicats, partis politiques, gouvernements. Ce que nous avons appelé le post-altermondialisme. Alors, peut être, le FSM doit-il faire sien le proverbe africain : «
C’est en essayant encore et encore que le singe apprend à bondir ».