En tant que sociologue, pour être à l’aise – du moins plus à l’aise que si l’on me demandait ce qu’il advient – il faudrait me demander ce qu’il faudrait faire pour que cela aille mieux, et surtout quelles seraient mes propositions pour un autre monde. On reproche souvent à la sociologie – on dit parfois qu’elle sert d’abord à chasser les mythes – son côté volontiers désenchanteur, parfois un peu désespérant. Je vais essayer de ne pas complètement désespérer et d’être plutôt critique, surtout au début d’une journée qui s’annonce très intéressante, et peut-être porteuse de nouveaux espoirs.
Je vais centrer mon exposé, qui sera bref et synthétique, sur le cas français en commençant par les particularités de l’altermondialisme français. Il s’est cristallisé dans la deuxième moitié des années 1990, essentiellement après le mouvement social de décembre 1995 contre le plan Juppé, qui vise à réduire le déficit de la Sécurité Sociale, renouvelle le conflit fiscal et absorbe la question des retraites. Le mouvement est identifié habituellement à des figures militantes et médiatiques comme celle de José Bové, à des thèmes phares et relativement populaires comme la lutte contre les OGM, à une organisation emblématique – en France Attac, créée en 1998 à la suite d’un éditorial du Monde Diplomatique – et aussi en France à un trait spécifique de l’altermondialisme français : à la présence d’intellectuels et de contre-experts de l’organisation, notamment à la figure de Pierre Bourdieu à la fin des années 90.
L’émergence de l’altermondialisme me semble relativement rapide et dynamique en comparaison à d’autres courants intellectuels et politiques. Durant cette période de 10-15 ans, elle donne lieu à des moments de très forte visibilité médiatique et politique. Je pense en particulier au succès du non dans le référendum sur le TCE en 2005, auquel elle sera en partie attribuée. Pourtant, le paradoxe me paraît un peu vieux aujourd’hui : la société française est en train de connaître une normalisation accélérée du libéral, sans que des résistances ne se manifestent alors que nous sommes assez nombreux, et sans que celles-ci ne semblent pour l’instant en mesure de s’y opposer efficacement. Malgré l’émergence de l’altermondialisme, qui est dynamique et qui connaît un certain succès, notamment la lutte contre les OGM ou le référendum sur le TCE, comment expliquer que le rapport de forces politiques et économiques global semble être aussi défavorable dans le contexte français aujourd’hui, surtout si nous nous plaçons dans l’objectif d’une comparaison internationale ?
Je vais essayer de répondre très rapidement et de manière insatisfaisante à cette question, avec trois grandes lignes d’objectif de l’altermondialisme en France.
Premier problème qui n’est sans doute pas le moindre : la catégorie même d’altermondialisme, qui émerge dans la deuxième moitié des années 1990, doit en partie son succès à son prix. Historiquement, le mot « altermondialisme » est une innovation lexicale qui émane de certains secteurs du mouvement social en réponse à la qualification stigmatisante d’antimondialiste, qui commençait à se diffuser largement dans les médias, dans les sphères politiques et dans le mouvement lui-même. Les altermondialistes ne sont pas contre l’idée de mondialisation dans le sens d’ouverture des sociétés les unes aux autres, mais contre cette mondialisation-là : la mondialisation libérale, caractérisée essentiellement par l’entrée du libre-échange sans limite et la financiarisation des économies et des sociétés.
Cette catégorie que nous observons est associée à des thèmes de mobilisations : les OGM, la taxe Tobin, les taxes globales, etc., mais aussi de nouveaux répertoires d’actions. Cela a été beaucoup souligné par des sociologues politiques qui ont enquêté sur l’altermondialisme, des contre-sommets et des forums sociaux. Elle se définit d’abord à partir de regroupements des forces coalisées dans ces mouvements, beaucoup plus que par un corps de doctrine qui lui serait spécifique et qui serait l’analogue du socialisme, qui a décidé d’abord de se constituer comme corps de doctrine – et encore, avec une grande diversité interne également – ou bien sûr le communisme.
En fait, plusieurs doctrines économiques, sociales et politiques sont dès l’origine associées à l’altermondialisme : une nouvelle économie critique du capitalisme centrée en particulier sur la financiarisation et le libre-échange, mais aussi une variante radicale et sociale d’écologie politique, qui met en cause la domination du communisme et du productivisme à l’échelle de la planète, avec une nouvelle conception de l’organisation, qui se cherche, valorise la mise en réseau et l’horizontalité au détriment en particulier de structures plus pyramidales et hiérarchiques qui caractériseraient les grandes bureaucraties syndicales et politiques, associées aux mouvements ouvriers.
En caricaturant un peu, l’altermondialisme va en France – mais je crois que c’est encore plus vrai à l’échelle internationale – des doctrines de la démocratie à l’audience assez importante, même si elle est difficile à mesurer, à une nouvelle variante de critique de l’économie politique marxiste, moins doctrinale et plus tournée vers la contre-expertise, en passant par des formes de radicalisme de gauche qui correspondent aux orientations de la gauche syndicale, notamment la gauche syndicale européenne, aux sciences sociales critiques, ou encore à la valorisation de la « multitude », au capitalisme cognitif et à la révolution de l’information.
Cette diversité doctrinale s’accompagne d’une très forte diversité organisationnelle, sur laquelle je ne vais pas m’étendre puisqu’elle est relativement bien connue, mais je crois qu’il faut souligner la grande disparité et la grande différence des forces coalisées autour de l’altermondialisme.
Cette diversité est valorisée mais est aussi source d’opposition assez classique pour les sociologues : opposition selon le type de capital militant, de capital politique. Il est plus politique et plus syndical pour les uns, lié au contraire pour d’autres à la valorisation de luttes émergentes sur le terrain de groupes sociaux stigmatisés, etc., selon la génération qui est une variable très importante pour comprendre les dynamiques de l’altermondialisme, qui redouble un peu le précédent mais pas complètement, avec quelque chose de nouveau qui émerge durant cette période pour les biens culturels et politiques altermondialistes. Un public plutôt de jeunes, de capital culturel élevé, en général peu organisés, qui d’une certaine manière s’oppose, si ce n’est frontalement, du moins idéologiquement, à une génération qui reste dominante parmi les mouvements, et sans doute militante des organisations les plus structurées. On pourrait caractériser d’anciens soixante-huitards – c’est un peu rapide de dire cela mais cela correspond à la réalité – au capital politique plutôt structuré par des trajectoires dans la gauche et l’extrême gauche, et bien sûr aussi dans le syndicalisme post-soixante-huitard.
C’est donc une unité en partie conjoncturelle et négative, défensive, comme le syndicalisme aussi d’ailleurs, qui se construit dans le refus de l’ordre libéral dominant et dans le contexte français entre 1997 et 2002, sur la déception suscitée par la gauche institutionnelle, en particulier par la la gauche plurielle – le PS, le PCF et les Verts. C’est un point crucial pour comprendre ce dynamisme rapide de l’altermondialisme français. Elle se construit aussi sur des inventions en termes de technologies de la lutte, en particulier sur les inventions transnationales. Je pense ici que les contre-sommets ont un rôle décisif. Je pense aussi à Attac, qui peut être décrite comme une coalition en partie conjoncturelle et contingente, ce qui explique un peu le problème rencontré par l’organisation par la suite.
En tout cas, cette dynamique altermondialiste est beaucoup plus fondée sur les convergences contingentes que sur l’élaboration d’une unité doctrinale et organisationnelle stable et de longue durée. L’altermondialisme est un label qui existe, qui est stabilisé et qui est reconnu. Il a des répertoires d’actions, en particulier les forums sociaux, des organisations, mêmes des organisations nouvelles qui ont émergé dans les mêmes périodes mais avec sans doute beaucoup moins de maturation idéologique, voire une certaine confusion liée à un regroupement, en partie contingent, de traditions assez éclatées.
Je pense qu’il faut faire une comparaison avec le néo-libéralisme. Cette comparaison, de la droite et du parti socialiste à l’UMP, et de l’économisme de gauche comme le PS, me semble assez frappante aujourd’hui. Les analyses, les interprétations, les solutions libérales sont une « monnaie intellectuelle », si vous permettez cette métaphore un peu marchande, qui circule sans limite et avec une certaine cohérence, voire une certaine unité. Nous avons la vieille loi : « la mauvaise monnaie chasse la bonne ». En tout cas, la monnaie intellectuelle altermondialiste est une monnaie qui a du mal à circuler.
La deuxième caractéristique de l’altermondialisme en France est très importante à mon sens : c’est sa difficulté à élargir sa base sociale. Je ne vais pas être très long sur ce point, qui est relativement connu, peut-être pas tant que cela par les militants. Je vais rappeler quelques données sur la composition socioprofessionnelle et le recrutement en termes de capital scolaire d’une organisation comme Attac : surreprésentation des enseignants, des personnes à fort capital scolaire ou des retraités qui ont plus de temps, absence des ouvriers et des employés, qui est un constat très général dans les organisations et les mouvements altermondialistes, et sur les données recueillies lors des forums sociaux. Un certain nombre de travaux du CNRS – Isabelle Sommier les évoquera certainement, notamment à propos du forum social européen de St Denis – montrent que c’est relativement convergent, à ceci près que l’âge est plus jeune dans le public des forums. On est cependant très éloigné des catégories populaires et l’on se trouve devant des catégories à fort capital scolaire et culturel. Malgré toutes les tentatives, et il y en a eu un certain nombre, notamment par Attac d’ailleurs, pour rapprocher les organisations et les thèmes de lutte altermondialistes des classes populaires en France, il existe une très grande distance entre les logiques et les débats internes du mouvement et les préoccupations des catégories populaires, distance qui caractérise d’ailleurs les champs politiques en général et qui est peut-être encore plus forte paradoxalement pour le mouvement altermondialiste aujourd’hui.
Un point important à noter : le fait que les thématiques internationales, transnationales, mondiales et globales sont un des traits de la politique de l’altermondialisme, et sont perçues dans les catégories populaires – et les données d’enquêtes sont très convergentes sur ce point – comme lointaines, a fortiori quand elles sont croisées avec des domaines qui sont supposés eux-mêmes abstraits et complexes comme la finance. Un univers dans lequel on peut perdre 5 milliards d’euros, comme à la Société générale, est vu comme très abstrait par un smicard. Les travaux d’Anne-Catherine Wagner sur les élites syndicales européennes et sur la Confédération européenne des syndicats montrent bien la question de la familiarité linguistique avec l’international : il existe une déconnexion entre l’univers de ces élites syndicales et celui des syndiqués, et des salariés encore plus. C’est particulièrement vrai aussi pour l’altermondialisme. Il existe une sorte de déconnexion, je le dis sans provocation, entre l’élite altermondialiste transnationale qui communique assez facilement en anglais et dans d’autres langues, et la grande masse des salariés.
Troisième élément de faiblesse : le rapport au politique. Il est très vaste et il aurait pu faire l’objet d’une plus longue intervention. Traditionnellement, on a tendance à opposer – et je vais essayer de contrecarrer cette vision – de manière un peu rapide les orientations hostiles à la structuration politique partisane et les orientations qui au contraire feraient de l’altermondialisme le point de départ d’une nouvelle offre partisane. C’est une opposition qui existe : c’est d’ailleurs l’usage qui a structuré en partie certains conflits de manière pérenne au sein d’Attac, souvent implicites.
En quoi le rapport au politique est-il un élément de faiblesse ? Tout d’abord, du fait de la diversité du rapport au politique, mais je rejoins là mon premier point et je ne vais pas trop insister là-dessus. Cette question est centrale mais est déniée et non traitée de manière très explicite et ouverte. Elle est traitée souvent de manière très confuse. Cela va de pair. Elle met en cause l’état de l’offre politique de gauche, du PS et de l’extrême gauche, en passant par le PCF ; elle renvoie implicitement à la trajectoire politique des acteurs altermondialistes qui en débattent et qui prennent position sur la question, qui ne sont pas toujours extrêmement clairs quant à leurs propres appartenances et leurs propres trajectoires, y compris aux sensibilités que cela peut impliquer.
Un certain nombre de questions se posent. Le mouvement altermondialiste a-t-il vocation, et comment, à structurer une nouvelle offre politique électorale ? C’est souvent la question à laquelle on réduisait le problème. Si oui, cela doit-il se traduire par une forme partisane ou par autre chose, et à ce moment-là, par quoi ? A quel horizon temporel ?
A la première question, cela me semble évidemment le cas pour de nombreux acteurs dirigeants de mouvements. Je ne sais pas si l’on peut dire la même chose des militants de base ou des publics de forums dont je parlais tout à l’heure, les enquêtes pourront toujours nous le dire. C’est du moins le cas d’une partie importante des dirigeants d’Attac. C’est aussi le cas pour la frange des collectifs issus des collectifs du 29 mai qui se sont retrouvés dans les collectifs des candidatures unitaires, en particulier la frange qui a soutenu José Bové lors du premier tour de l’élection présidentielle en décidant de faire de José le candidat de l’altermondialisme.
A la deuxième question, les réponses sont déjà plus diverses : quelles sont ces formes, forme partisane ou autres formes ? Pour les uns, rien ne se fera tant que les structures partisanes, actuellement hégémoniques, ne cèderont pas la place à une nouvelle formation politique. Pour les autres au contraire, c’est la forme « parti » qui est en cause, et l’entrée en politique doit s’accompagner de la mobilisation de nouvelles formes politiques, de réseaux militants sur des bases non partisanes, avec des dynamiques plus participatives et en réseaux, qui ont notamment été très présentes dans la campagne pour José Bové. Le constat que nous pouvons faire après la séquence électorale de 2007 et juste avant celle de 2008, est que les deux réponses à cette deuxième question n’ont jusqu’à présent pas du tout été couronnées de succès. Nous sommes très loin du compte parce qu’elles buttent sur un phénomène évident : la permanence et la relative stabilité des structures partisanes au sein de l’espace politique susceptible de revendiquer le label de l’altermondialisme. Il s’agit du PCF et de la LCR, a fortiori de la gauche du PS ou des Verts. Aucune organisation n’est en situation pour l’instant d’envisager de se dépasser dans une organisation que l’on pourrait qualifier d’altermondialiste. Les municipales seront à mon avis une nouvelle illustration de cet émiettement des forces et de cette incapacité de l’une et l’autre des solutions à commencer à se concrétiser véritablement.
Ce que je viens de dire vaut également pour la position qui défend que des réseaux informels et horizontaux vont se substituer à l’offre politique existante. La campagne Bové a montré qu’un certain nombre des acteurs surestimaient beaucoup l’audience de ces thématiques. Quant à l’horizon temporel, je pense qu’il faudra peut-être clarifier un non-dit. On parle aujourd’hui du socialisme du XXIe siècle, mais le XXIe siècle, cela peut être tout de suite comme d’ici 92 ans. Nous pouvons imaginer des horizons assez différents. S’il y a des visions assez « court-termistes » de la construction d’une offre partisane altermondialiste, ce sont au contraire des visions pessimistes, plus réalistes, qui voient dans l’altermondialisme un horizon allant bien au-delà du XXIe siècle.
Pour conclure, les trois problèmes que j’ai pointés font système dans le rapport aux classes populaires, à la construction d’une nouvelle politique de classe résolument ouverte aux questions globales – classes populaires et vision globale, silence mondial, inégalités à l’échelle planétaire et bien sûr enjeux écologiques et environnementaux mondiaux. C’est là que peuvent peut-être se dénouer un certain nombre de contradictions apparues ces 10-15 dernières années, dès lors que l’altermondialisme deviendrait non plus seulement une sensibilité et un label, mais un programme d’action cohérent, opposable terme à terme, point par point, pied à pied au programme d’inégalité sociale néo-libérale, qui guide aujourd’hui l’action publique.