Actualités

Entretien avec Jacques Sapir

Pour une démondialisation concertée et organisée

dimanche 23 décembre 2012
Lecture .

Mémoire des luttes présente une nouvelle réflexion sur la démondialisation soumise par l’économiste Jacques Sapir.
Celui-ci s’engage pour une « démondialisation concertée et organisée ».
Quels en sont les contours et les mécanismes ?
Réponses dans cet entretien initialement accordé au quotidien sud-coréen Chosun Daily (4 décembre 2012).

 

1. Si vous deviez définir la démondialisation simplement, que diriez-vous ?

La mondialisation résulte de la conjugaison de la libéralisation financière, qui s’est fortement développée depuis les années 1980, et de l’extension des pratiques de libre-échange, consolidées désormais par l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Cette conjugaison permet une libre circulation des capitaux – désormais considérée, même par le FMI, comme très déstabilisatrice – et une mise en compétition des systèmes sociaux (protection sociale, santé, retraite) des différents pays à travers la concurrence entre les biens produits.

La démondialisation peut se définir comme la conjugaison d’un retour à de fortes réglementations financières, pénalisant en particulier les mouvements de capitaux à court et très court terme, et de règles garantissant une concurrence non pas entre systèmes sociaux différents, mais entre systèmes sociaux comparables. La clé étant ici le rapport entre la productivité horaire du travail dans un pays et l’ensemble du salaire et des revenus de prestations auxquels ont droit les travailleurs. Tout pays ayant une très forte productivité, mais des salaires et prestations très faibles, sera ainsi pénalisé par l’introduction de droits de douane automatiques. Un mécanisme identique devrait exister entre le niveau de productivité du travail dans une activité donnée et le niveau de pollution de cette activité. Ici aussi, des taxes devraient rétablir une juste concurrence.

La démondialisation n’est pas la condamnation du système financier international, mais sa réglementation afin de limiter le plus possible les phénomènes de contamination d’un pays à l’autre en cas de crise. Elle ne signifie pas non plus l’arrêt du commerce international, mais sa réorganisation afin de promouvoir spontanément des règles sociales et environnementales toujours plus avancées. Il est cependant clair que la part du commerce international dans une économie sera plus faible que ce que l’on observe aujourd’hui.

2. Est ce que la crise financière mondiale de l’année 2008 et la crise de la zone euro ont eu pour cause la mondialisation ? Si c’est le cas, comment l’argumentez vous ?

La crise financière internationale est très directement liée à la mondialisation. Aux Etats-Unis, où elle a trouvé naissance, les salaires médians dans différentes activités ont eu tendance à baisser du fait de la concurrence exercée par des pays où les coûts de production étaient très faibles. Le gouvernement américain a cherché à contrer cette évolution par un relâchement des règles concernant le crédit. Il en a résulté une énorme bulle immobilière qui, pendant un temps (de 2000 à 2007), a masqué la baisse des revenus d’une grande partie de la population. Quand cette bulle a explosé – ce que l’on appelle la crise des subprime –, la liberté de circulation des capitaux a permis une contamination des principaux marchés financiers mondiaux. Ce qui n’aurait dû être logiquement qu’une crise américaine s’est ainsi transformé en une crise mondiale.

Pour la crise de la zone euro, le lien avec la mondialisation est plus complexe. D’une part, il y avait dans cette zone des facteurs de crise endogènes. Si vous créez une monnaie unique pour des économies fortement hétérogènes, et sans mécanismes importants de transfert financier – ces mécanismes n’existent pas dans la zone euro –, la crise est inévitable. Mais, d’autre part, la mondialisation a joué son rôle, en particulier en forçant l’Allemagne, économie dominante de la zone, à réaliser la majorité de ses excédents commerciaux au sein de cette même zone. Le déséquilibre induit par ce que l’on peut considérer comme une politique mercantiliste de la part de l’Allemagne trouve son origine dans les phénomènes de mondialisation, et ce déséquilibre a accéléré l’émergence de la crise au sein de la zone euro.

3. Est que la démondialisation est la solution pour ces crises ?

Pour la crise financière mondiale, aujourd’hui loin d’être résorbée, la réponse est oui. Il est clair que des mesures protectionnistes, fondées de la manière que j’ai décrite, sont désormais indispensables si l’on veut que l’économie mondiale retrouve une trajectoire stable de croissance. Dans le cas de la crise de la zone euro, ces mesures protectionnistes aideraient incontestablement un certain nombre de pays qui aujourd’hui connaissent de grandes difficultés économiques. Mais, en tout état de cause, elles n’apporteraient pas de réponses aux causes endogènes de la crise de la zone.

4. Vous expliquez dans votre livre que l’euro est un échec. Pensez-vous que le retour aux monnaies nationales serait une solution ? Ou bien prônez-vous un retour au Gold Exchange Standard ?

Le problème actuel de la zone euro réside dans la combinaison de deux crises, distinctes mais liées. Il y a, à la base, une crise majeure de compétitivité dans les économies du sud de la zone. Elle provient du fait que leurs structures économiques sont trop divergentes de celles de l’Allemagne et qu’elles ont besoin d’un taux d’inflation très supérieur. Comme ces pays ne pouvaient résoudre cette crise de compétitivité par une dévaluation, on a laissé se développer un important endettement, tant public que privé.

Ceci introduit la seconde crise, celle de la dette souveraine, elle-même surdéterminée par la première, celle de la compétitivité. Depuis 2010, c’est essentiellement la crise de la dette qui a monopolisé l’attention des gouvernements. Mais, à regarder la situation actuelle en Grèce, en Espagne et au Portugal, on constate que chercher à résoudre cette crise de la dette sans prendre en compte la crise de compétitivité est un horrible échec. La seule solution désormais consiste à permettre à ces pays de dévaluer. C’est pourquoi le retour aux monnaies nationales est inéluctable. Plus vite on prendra cette décision, mieux ce sera pour les populations.

La question d’un retour au Gold exchange standard est en réalité celle de l’avenir du système monétaire international. Mais l’étalon or n’est pas une solution à la crise actuelle.

5. Quelle est la solution idéale à la crise de la zone euro ?

Dans l’idéal, si nos gouvernements faisaient preuve de clairvoyance et de courage – hypothèse peu probable en l’état –, ils décideraient une dissolution concertée de la zone euro. Cette solution d’une dissolution concertée de la monnaie unique permettrait en effet de présenter cette décision comme une décision européenne et non comme un retour à des politiques nationalistes. Elle éviterait une dissolution progressive et désordonnée de la zone qui devient désormais une réelle possibilité si on tarde trop à procéder à cette dissolution. C’est cette solution qui est en effet la plus probable si rien n’est fait. Elle confronterait les pays européens à des sorties individuelles (Grèce, Portugal, Espagne, puis Italie et enfin France) qui, en raison de leur nature non coordonnée, plongeraient rapidement l’Europe dans le chaos.

Une décision coordonnée permettrait de définir des niveaux de dévaluation et de réévaluation raisonnables, et de se doter des mécanismes régulateurs – modification du mandat de la Banque centrale européenne (BCE), utilisation des fonds prévus pour le Mécanisme européen de stabilité (MES) afin de stabiliser les pays les plus exposés, contrôles concertés des capitaux pour éviter des mouvements spéculatifs – susceptibles de contrôler les mouvements de ces nouvelles parités.

Le Système monétaire européen (SME) serait reconstitué à titre provisoire pour garantir des fluctuations communes aux parités. Il serait cependant différent du SME originel en ceci qu’il s’accompagnerait de mesures de contrôle des mouvements de capitaux pour prévenir toute attaque spéculative. Il est possible qu’un ou plusieurs gouvernements refusent ces conditions, et le SME reconstitué pourrait ne commencer à fonctionner que sur un groupe plus restreint de pays que ceux de la zone euro actuelle.

Cependant, les avantages en matière de stabilité de ce SME reconstitué devraient être suffisants pour attirer progressivement à lui davantage de monnaies. Ce système monétaire européen aurait pour logique d’évoluer vers une monnaie commune, s’ajoutant aux monnaies nationales et utilisées pour l’ensemble des transactions tant commerciales que financières avec les autres pays.

6. Vous soutenez que la mondialisation a de mauvais effets sur la croissance. Est-ce le cas pour les pays d’Asie ?

Un certain nombre de pays d’Asie ont connu une forte croissance ces vingt dernières années. Compte tenu de leur état de départ, il en aurait été de même sans la mondialisation. La véritable question qui vaut d’être posée est de savoir si leur croissance est équilibrée et si elle peut se révéler durable. Les problèmes sociaux et environnementaux qui s’accumulent dans nombre d’entre eux permettent de douter qu’une croissance essentiellement tirée par les exportations soit durable.

Par ailleurs, le cas le plus spectaculaire, celui de la Chine, montre l’importance de maintenir des contrôles importants sur les mouvements de capitaux. Dans le cas de l’Inde, on voit les tensions sociales devenir aujourd’hui de plus en plus fortes, en particulier dans le monde rural. Enfin, certains pays de l’Asie du Sud-est commencent à se faire une concurrence impitoyable. C’est le cas du Vietnam qui joue de ses très bas salaires pour concurrencer la Chine. Au total, l’une des caractéristiques de la mondialisation c’est qu’elle sélectionne, par une processus darwinien de concurrence, des « mauvais » modèles de croissance, marqués par des déséquilibres sociaux et environnementaux extrêmement importants.

7. La Corée du Sud a survécu à la crise de 1997 en adoptant le néolibéralisme. Dans son cas, il semble que la mondialisation n’ait pas été tout à fait mauvaise. Qu’en pensez-vous ?

La Corée connaît une forte croissance depuis le milieu des années 1960. Elle ne date pas de 1997. Les bases de cette croissance reposent, aujourd’hui encore, sur une intervention explicite ou implicite importante de la puissance publique. Il ne faut pas confondre la prégnance d’une idéologie avec les institutions économiques qui, elles, restent largement influencées par la période de l’avant-1997. Cette croissance a été, et reste en partie, déséquilibrée. Le modèle actuel semble convenir au développement du pays. A y regarder de plus près, on constate cependant que l’économie coréenne est aujourd’hui extrêmement vulnérable à la conjoncture, tant mondiale que régionale. Une telle situation n’est pas saine, et ceci sans même parler des problèmes sociaux importants qui existent dans le pays. En cas de nouvelle crise mondiale ou même régionale, l’économie de la Corée serait durement touchée.

8. L’OMC organise le libre-échange. Comme d’ailleurs les autres institutions internationales, doit-elle changer ?

La réponse est très clairement oui. Dans ses accords, l’OMC devrait inclure des clauses de protection sociale et écologique, en fonction du niveau de productivité du travail dans chaque branche afin de parvenir à un échange juste. En particulier, elle devrait intégrer de manière contraignante la totalité des conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) dans ses accords. Sur le plan juridique, ceci pourrait s’effectuer en faisant basculer l’OMC sous le contrôle de l’Organisation des Nations unies (ONU).

Par ailleurs, on peut noter que le Fonds monétaire international (FMI) reconnaît depuis 2010 la nature profondément déstabilisatrice des flux de capitaux à court et très court terme. Une réglementation internationale serait certes difficile à mettre en œuvre, mais du moins devrait-on cesser de jeter l’opprobre sur les pays qui adoptent des cadres réglementaires contraignants, sous réserve que ces cadres ne soient pas discriminatoires.

9. Quels seront les effets secondaires de la démondialisation ?

Une démondialisation concertée, au moins à l’échelle de régions et de grands pays, aura pour effet immédiat de redonner la stabilité qui manque aujourd’hui à l’économie mondiale. Il serait illusoire de prétendre que l’on réglera d’un coup tous les problèmes. Certains ne sont qu’indirectement liés à la mondialisation. Mais, du moins, éviterait-on cette sélection pseudo-naturelle de modèles de croissance qui ne sont ni durables ni efficients. La démondialisation est, dans les faits, d’ores et déjà en marche. Il convient cependant qu’elle soit réalisée dans un cadre concerté et organisé afin d’en étendre les effets bénéfiques.

(Ce texte est la traduction en français d’une interview publiée par le quotidien coréen Chosun Daily le 4 décembre 2012.)





A lire également