Initiatives

Des espaces se libèrent pour la démocratie

vendredi 2 mai 2008   |   Ignacio Ramonet
Lecture .

Nous ouvrons cet après-midi une séance qui s’appelle « les raisons d’espérer ». Nous verrons ensuite les perspectives.

Dans cette séance d’éclairage géopolitique, je voudrais pour ma part tenter de présenter la vision du monde. Nous avons parlé ce matin de géopolitique dans la perspective de définir une géostratégie. Je vois actuellement la problématique principale d’une telle opération.

De la clarté de la vision que nous pouvons avoir de l’état du monde peut surgir la définition de pistes, en tout cas de lignes d’action par rapport à cette situation. Avant de proposer une grille de lecture en quelques temps, je voudrais aborder les points principaux que l’on ne peut pas perdre de vue et qui caractérisent l’ensemble des phénomènes qui se produisent sur la planète.

Tout d’abord, le phénomène central de notre époque – cela a été dit ce matin – est la mondialisation néolibérale. S’il fallait une démonstration supplémentaire pour montrer à quel point c’est le phénomène qui perdure et qui conditionne les gens, c’est ce qui vient de se passer cette semaine, avec lundi dernier la chute des bourses et le phénomène qui s’est répandu à l’échelle de la planète à une vitesse foudroyante. Cette globalisation conditionne bien entendu les luttes sociales, en particulier la globalisation met en concurrence, comme des vases communicants, l’ensemble des travailleurs du monde les uns par rapport aux autres, ceux des pays développés et ceux des pays en voie de développement.

Deuxième phénomène central : les médias. Pourquoi les médias ? Il faut bien prendre conscience que tout système d’information et de communication dans sa complexité actuelle fonctionne comme un appareil idéologique de la globalisation. Si les médias aujourd’hui sont dominés par un certain nombre de grandes entreprises, c’est dans la mesure où précisément l’objectif est aujourd’hui de se préparer à briguer de pouvoir, pouvoir qui théoriquement et virtuellement appartiendrait à la société. Pour compenser et faire contrepoids, ils ont l’allure du pouvoir traditionnel, législatif ou exécutif, voire judiciaire. Aujourd’hui, le pouvoir économique est associé au pouvoir médiatique, et ces pouvoirs constituent une sorte de duopole qui domine la société. Ce sont les médias qui ont pour mission de convaincre les victimes de la globalisation que c’est ce qui peut leur arriver de mieux, que le salut du monde réside aujourd’hui dans la globalisation. C’est pourquoi on ne peut pas réfléchir aujourd’hui à la façon dont la globalisation évoluera si en même temps on n’associe pas la dimension médiatique de cette structure.

La troisième idée qu’il faut conserver à l’esprit est la montée en puissance et l’importance stratégique de plus en plus importante de l’Asie : la Chine et l’Inde, mais d’autres dimensions également. J’analyse pour ma part ce qui vient de se passer avec la crise financière comme la première crise systémique de la globalisation financière. Jusqu’à présent bien sûr, il y a eu d’autres crises comme en 2001, mais elles avaient un autre aspect. Cette fois-ci, c’est le pouvoir du système bancaire et financier qui est en cause. Or, nous savons que la globalisation consiste en l’économie financière qui prend le dessus sur l’économie réelle et industrielle. Cette première crise, qui va durer, ne pourrait être à la rigueur dépassée que dans la mesure où la Chine, l’Inde, Taiwan ou la Corée du Sud, l’ensemble de l’Asie prendraient le relais en termes de locomotive de croissance par rapport aux États-Unis.

On a vu que le système ne le croit pas tout à fait en ce moment. De ce point de vue, je pense que c’est aussi un signe. Regardez les grandes entreprises financières américaines qui viennent d’être sauvées par des fonds de souverains du Sud, c’est-à-dire des capitaux appartenant à des États du Sud. J’y vois un signe de la fin de la suprématie de l’Occident, qui domine le monde depuis la fin du XVe siècle. C’est le cycle que j’y vois, et c’est la raison pour laquelle c’est en Asie que se joue actuellement le destin et le sort du XXIe siècle.

Quatrièmement, l’autre observation qu’il faut conserver à l’esprit est le retour de la question nucléaire. Les personnes de ma génération qui ont connu la guerre froide et l’équilibre collatéral, pensaient que, la menace de guerre nucléaire qui pesait sur le monde se terminerait avec la fin de la guerre froide. Nous assistons à un retour à la question nucléaire militaire avec la question de la prolifération et un certain nombre de nos États qui souhaitent et sont en train de se doter de l’arme nucléaire. En fin de compte, il y a eu un essai nucléaire en Corée du Nord il y a quelque temps, et cet aspect plus important : le retour de la question nucléaire via le nucléaire civil, bien entendu. Le président Sarkozy a en particulier « disséminé » le nucléaire civil dans un certain nombre de pays du Sud de la Méditerranée, ce qui montre que cette question du nucléaire revient et nous préoccupe d’une manière ou d’une autre, que ce soit dans sa dangerosité militaire ou dans sa dangerosité écologique.

Mon cinquièmement est la question des désordres écologiques et climatiques, la question de l’environnement qui peut à n’importe quel moment perturber n’importe quel scénario. Aujourd’hui, la question de l’environnement, du réchauffement et du changement climatiques est devenue un paramètre géopolitique de premier ordre. On l’a vu avec ce qui s’est passé à la Nouvelle-Orléans pour les États-Unis. Les États-Unis ont subi en quelque sorte deux destructions très importantes ces derniers temps : le 11 septembre à caractère militaire, et la Nouvelle-Orléans pour des raisons climatiques, écologiques et de gestion administrative et de non-prévision.

Il faut donc garder à l’esprit ces cinq points pour comprendre un monde aussi complexe, aussi sophistiqué et aussi divers, qui peut être parfois problématique, car ils concernent l’ensemble des habitants de la planète.

Si nous voulons comprendre par ailleurs les grandes structures de conflit qui caractérisent le monde aujourd’hui, il faut les comparer à trois parties d’échecs. La comparaison avec le jeu d’échecs est classique, mais je pense que si nous nous en tenons à une seule partie d’échecs, c’est insuffisant pour expliquer la complexité de ces structures. Cette partie d’échecs se joue sur trois tableaux.

Nous avons d’abord le tableau militaire, qui est le plus intéressant pour nous. Pour quelle raison ? Sur ce tableau, ce sont encore les États qui sont les acteurs principaux. C’est peut-être le dernier grand secteur de la dimension géopolitique où les États sont acteurs, même s’ils sont parfois instrumentalisés.

Par ailleurs, le monde est largement pacifié. Dans le monde d’aujourd’hui, il y a très peu de guerres. Il a si peu de guerres que l’on peut dire que, depuis Waterloo, c’est-à-dire depuis deux siècles, nous n’avons jamais connu un monde aussi pacifié que celui-ci. D’autre part, les guerres ne sont pas disséminées ou dispersées, il y a des continents entiers sans guerre : l’Europe, l’Amérique à l’exception de la Colombie, l’Asie à l’exception du Sri Lanka, et il y a deux ou trois endroits en Afrique. Or, à l’intérieur d’une zone que l’on peut appeler la zone des principaux foyers perturbateurs, vous retrouvez 90 % des conflits militaires de notre monde : le Cachemire, le Pakistan, l’Afghanistan, l’Irak, la Palestine, la Slovénie, la Tchétchénie, le Kurdistan… Qu’y a-t-il dans cette région pour qu’il y ait 90 % des guerres ? Il y a le pétrole, qui est une dimension des désordres écologiques aujourd’hui, et nous en sommes à la phase finale du pétrole. Il se terminera dans 40 ou 60 ans, mais nous savons qu’il n’y aura plus de pétrole au XXIIe siècle. Par conséquent, dans la mesure où l’on s’approche de la fin du pétrole sans qu’il augmente, sa nécessité devient interactive et il y a une présence très importante, notamment dans cette région où se trouvent les deux principales zones de réserve de pétrole et d’hydrocarbures du monde : la Caspienne et le golfe arabo-persique.

La deuxième caractéristique de ces conflits est que tous sont des conflits asymétriques. Il n’y a pas en ce moment dans le monde un seul conflit militaire de type classique, c’est-à-dire un État contre un autre État. Cela n’existe pas. Ce sont partout des forces militaires appartenant à un État, quel qu’il soit – les États-Unis en Irak, l’État afghan aidé par une coalition, l’armée israélienne, etc. – qui sont confrontées à des organisations non étatiques armées. Dans aucun de ces cas les États ne l’emportent. Tous ces conflits montrent que des organisations non étatiques armées sont en mesure de tenir tête, voire de stopper ou de créer des difficultés ou des conditions d’une guerre de longue durée, que ce soit en Irak, en Afghanistan, au sud du Liban avec ce qu’a fait le Hezbollah en 2006 face à l’armée israélienne, etc.

Par conséquent, nous avons là des conditions dans ce tableau assez singulières et spécifiques à cette époque, avec très peu de perspectives d’une organisation non étatique armée de l’emporter mais avec la certitude qu’il n’y a pratiquement aucun État aujourd’hui en mesure de remporter ces conflits. Or, pour un État, ne pas remporter un conflit face à une organisation non étatique armée est une défaite dans une certaine mesure, du moins politiquement.

Le deuxième tableau est le tableau économique et social. Autant sur le tableau militaire l’acteur principal est l’État, autant ici l’acteur principal est l’entreprise. Sur ce tableau, ce sont des logiques de la globalisation qui sont à l’œuvre, devenues tellement sophistiquées et complexes – et nous le voyons de façon flagrante avec la crise actuelle – qu’il y a très peu « d’experts » qui sachent exactement comment fonctionnent les marchés financiers aujourd’hui. On vient de voir ce phénomène extravagant où un courtier, nous dit-on, aurait finalement provoqué la perte d’environ 5 milliards d’euros en jouant avec des sommes astronomiques, et où de simples agents d’analyse disent que c’est ce seul phénomène qui a été l’élément déclencheur de la chute des cours de lundi dernier. C’est un phénomène tellement sophistiqué que l’on a vu il y a quelques mois le directeur d’une banque en Angleterre dire qu’il ne connaissait pas les instruments financiers avec lesquels sa banque travaillait. Il est évident que l’on a atteint un grand degré d’opacité dans le fonctionnement de la logique de la globalisation, et que le système atteint ses limites. Je disais que c’était à mon avis la première crise de la globalisation dans ce sens. Les conditions sont particulières puisqu’il y a les élections aux États-Unis ; les élus ne prendront pas de mesures structurelles importantes et ce sera la fuite en avant, en tout cas jusqu’à l’année prochaine. Il est clair que nous savons maintenant que ce système est blessé d’une manière importante.

Le troisième tableau est le tableau écologique et social, où l’acteur est précisément le citoyen, avec l’univers des associations sur trois niveaux : l’environnement proprement dit, sur les nouvelles règles internationales dont il faut se doter. C’est sur ce tableau que l’on trouve toutes les espèces : les espèces urbaines, la pauvreté, l’analphabétisme, les personnes sans soin de santé, etc.

Dans ce panorama précis, où est la raison d’espérer ? Pour ma part, je la vois bien sûr en la période pacifiée. Ce panorama éclaté trouve aujourd’hui une conjonction d’éléments. Comme l’Amérique latine, le Canada fête la commémoration de son bicentenaire de son indépendance. Au cours de ces deux siècles, l’Amérique latine n’a jamais connu une telle période de paix générale – c’est globalement le cas, à l’exception de la Colombie – de démocratie et de croissance, d’autant plus avec autant de gouvernements « progressistes », pour utiliser un terme très large, c’est-à-dire qui ont été élus démocratiquement sur des réformes et qui sont en train de les réaliser.

De ce point de vue, c’est une première. Quand je parle du fait qu’il n’y a pas de guerre, je parle bien sûr des guerres militaires. Ce qui est donc caractéristique est la dérivation vers les guerres intérieures. C’est le cas en Amérique latine, et c’est le cas aussi de beaucoup de pays d’Europe. Un pays comme le Brésil consacre dans son budget plus de moyens pour la pacification intérieure – lutter contre les délinquances, les rebelles urbains – que pour son armée.

Pourquoi en particulier la révolution bolivarienne nous a-t-elle intéressés dès le début ? Parce que nous étions – je parle du groupement altermondialiste en général – beaucoup inspirés par l’analyse qu’avait faite le sous-commandant Marcos, qui correspondait à l’analyse que nous faisions nous-mêmes de la globalisation et de la question du pouvoir à l’heure de la globalisation. Nous disions dans nos mailings que, quand un/une candidat(e) arrive au pouvoir après une longue campagne électorale, cette personne – élue pourtant par ses citoyens – découvrait que ses marges de manœuvre étaient très limitées. Le cadre où elle pouvait agir était en effet fixé par l’OMC, la FMI, la Banque mondiale, l’OCDE, les normes européennes, etc. Par conséquent, il était inutile d’espérer que les grandes transformations sociales que chacun pouvait attendre viendraient de la conquête du pouvoir.

Le sous-commandant Marcos disait : « il faut changer la société à partir du bas en changeant chacune des pièces de la société, et ne pas attendre la conquête du pouvoir. » Ce qui s’est passé avec le président Chavez, le premier – et nous avons vu ensuite des exemples ailleurs comme Morales, etc.) – c’est que cette conquête du pouvoir démocratique par Chavez lui a permis de se brancher sur la richesse et le dynamisme, sur la créativité du mouvement social pour pouvoir agir. C’est l’articulation d’un pouvoir qui se branche directement sur un mouvement social qui l’encourage, qui s’en nourrit pour poursuivre les réformes : c’est cela qui est bon en Amérique latine et que l’on voit se multiplier un peu partout.

Ce sont les conditions générales qui éloignent les États-Unis de l’Amérique latine vers le Proche-Orient, qui libèrent un espace politique pour la démocratie, qui peuvent enfin permettre l’accès au pouvoir de courants politiques fortement transformateurs, comme ce n’était jamais possible jusqu’à présent à part dans les positions cubaines. C’est ce qui est bon en Amérique latine, et qui peut aussi nous inspirer.





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