Passé curieusement inaperçu à gauche, l’effondrement définitif de l’ordre néolibéral a peut-être déjà commencé… à droite de l’espace politique. Cet effondrement possible porte même déjà un nom : Abenomics, emprunté à celui du premier ministre japonais Shinzo Abe [1], conservateur du Parti libéral-démocrate (PLD) qui a remporté les élections fin 2012. Pour la première fois, en effet, depuis de nombreuses années dans un pays développé, un ensemble cohérent de mesures économiques tourne résolument et énergiquement le dos à plusieurs des dogmes qui structurent les croyances dominantes en matière de politique économique :
- la politique monétaire, déjà non conventionnelle, devient explicitement anti-déflationniste avec une cible d’inflation à 2% fixée conjointement par le gouvernement et la banque centrale, et un plan illimité de rachat d’actifs annoncé pour janvier 2014, sous l’impulsion volontariste d’une majorité politique élue. C’est la fin de la croyance absolue dans les mérites de l’indépendance des banques centrales pour maintenir la « stabilité » monétaire et financière [2], quel que soit le contexte ;
- la politique budgétaire, placée jusque-là sous la contrainte des créanciers privés et des agences de notation, se tourne résolument vers la relance massive de l’activité économique : on attend une hausse des dépenses publiques de 2% du PIB et un déficit budgétaire de l’ordre de 11%. Il s’agit de reconstruire une économie dévastée par les catastrophes naturelles et par le sous-investissement engendré par la longue dépression des années 1990-2000 ;
- la politique commerciale remet au goût du jour les dévaluations compétitives qui ont caractérisé la plus grande partie du vingtième siècle, réveillant le spectre de la guerre des monnaies [3].
Une interprétation rapide pourrait conduire à minimiser le changement en cours : la politique monétaire de la Banque du Japon – « BoJ » dans la presse de langue anglaise –, moins indépendante que d’autres banques centrales [4], est depuis plusieurs années dite « non-conventionnelle », notamment avec des taux d’intérêt nuls ou quasi-nuls. Ses dirigeants sont très attentifs aux « demandes » venues des politiques. La nomination à la tête de l’institution monétaire d’Haruhiko Kuroda [5], haut fonctionnaire du ministère des finances et ancien dirigeant de la Banque asiatique de développement, qui adhère aux Abenomics, ne va donc que renforcer une tendance déjà lourde.
La relance budgétaire massive, déjà à l’ordre du jour lors du précédent changement de majorité, est depuis des années régulièrement mise en œuvre, à des niveaux plus faibles, avec pour conséquence un très haut niveau d’endettement public rapporté au PIB. Mais, jusqu’ici, ce type de politique n’est pas parvenu à renverser le déclin et la déflation. Il serait rendu aujourd’hui nécessaire par les conséquences du tsunami et de la catastrophe de Fukushima, et par le contexte d’une faible consommation des ménages ; enfin, la manipulation politique du cours du yen a une très longue histoire, et c’est plutôt la passivité face à l’appréciation catastrophique de la devise japonaise ces dernières années qui fait figure d’exception.
Pourtant, la situation de l’économie mondiale, cinq ans après le déclenchement de la crise financière, donne à cette expérience historique une tout autre résonance que n’en aurait une banale oscillation conjoncturelle.
Tout d’abord, les politiques monétaires américaine et européenne, initialement très éloignées de celle de la BoJ des années 1990-2000, s’en sont très fortement rapprochées depuis 2008. Avec les stratégies successives de quantitative easing [6] aux Etats-Unis, avec le Securities Market Program (SMP) en mai 2010, puis les Outright Monetary Transactions (OMT) en Europe, les banques centrales ont vu leur bilan connaître une progression fulgurante. Elles ont massivement acquis des titres publics et privés pour soutenir des institutions défaillantes. Elles financent aujourd’hui, fût-ce à leur corps défendant, les Etats en difficulté et les systèmes bancaires, à des taux d’intérêt très bas, proches de zéro. Elles retrouvent de façon durable la fonction de prêteur en dernier ressort. Elles ont, en outre, de moins en moins de marge de manœuvre : le discours de leurs « faucons monétaires », obsédés par l’inflation, est devenu de plus en plus inaudible dans un contexte de taux de chômage élevés, voire explosifs, dans certains pays [7].
Les politiques budgétaires d’austérité, qui ont pris le contre-pied total de la relance de 2009, traversent actuellement une première vraie période de remise en cause dans les champs politiques nationaux et globaux. Depuis des mois [8], elles sont déjà jugées négativement par beaucoup d’économistes de tous bords. Pour de nombreux chercheurs en sciences sociales, qui en étudient les conséquences concrètes [9], elles ne parviennent manifestement pas à rétablir la « confiance » censée en résulter rapidement, et ceux qui s’y étaient résignés commencent même, semble-t-il, à perdre patience.
En Europe, le « tsunami Grillo » aux élections italiennes, révélant l’ampleur de l’impact politique de l’austérité généralisée et sans fin, y contribue fortement depuis quelques jours. Mais il faut rappeler que l’abandon officiel de l’objectif des 3% de déficit pour 2013 l’avait précédé en France, avec la caution (provisoire) de la Commission européenne, révélant une poussée incontestable des « pragmatiques » au détriment des « dogmatiques » au sein des cercles du pouvoir.
Aux Etats-Unis, les résultats prévisibles du surcroît d’austérité budgétaire provoqué par la situation de blocage politique sont déjà dénoncés par le président Obama et les Démocrates [10]. Les « faucons budgétaires », suivis par les commentaires médiatiques dominants, sont eux aussi de plus en plus isolés et contredits. Même en Allemagne, où ces derniers continuent cependant de dominer la Bundesbank et le discours économique, on peut se demander si le doute ne commence pas à gagner les esprits [11].
Enfin, le dernier sommet du G20 a montré à quel point la « gouvernance » internationale avait jusqu’ici totalement échoué à mettre en place un semblant de système monétaire international permettant d’éviter des fluctuations de change potentiellement dévastatrices, notamment pour les pays en développement et émergents. Déjà pratiquée de longue date par la Réserve fédérale (Fed) et les autorités américaines, la politique de change revient aussi sur l’agenda européen, en premier lieu par la voix des responsables français.
Une à une, les politiques économiques se réarment ainsi un peu partout avec les instruments qu’avait érodé et délégitimé l’ordre néolibéral. Elles le font alors même qu’a été impulsé après 2008 un mouvement de « re-réglementation » financière qui continue d’être affiché officiellement, tout en étant en pratique largement vidé de sa substance sous l’effet de la pression de la finance globale. Celle-ci apparaît cependant plus fragile que durant sa période d’euphorie des années 2000. Elle semble à la merci de « coups de grisou » qui pourraient rapidement faire éclater certaines des bulles qui se sont reformées à partir de 2009 [12].
Les conditions pour une conversion plus large aux Abenomics ne sont bien sûr pas encore réunies, même si, de Jeffrey Sachs [13] et Charles Wyplosz [14] aux « économistes atterrés », les experts d’origines les plus variées sont manifestement prêts à y contribuer. Ces conditions sont, en premier lieu, politiques. Les « faucons budgétaires », en particulier, ont placé sur l’agenda le désendettement rapide et volontariste de l’Etat, et celui-ci est enclenché, en Europe et aux Etats-Unis, à travers l’obsession de la baisse des dépenses publiques qui suit son cours. Il n’en reste pas moins que le débat de politique économique est en train de ressurgir un peu partout, sous l’impulsion d’économistes, d’intellectuels et d’acteurs politiques de plus en plus divers.
Il le fait de façon convulsive, à la faveur de l’inquiétude et de la colère grandissantes des populations. Là encore, on ne devrait pas sous-estimer les conséquences du « tsunami Grillo », ne serait-ce qu’en tant que symbole : après la crise politique grecque, conclue par une « grande coalition » entre la droite et la social-démocratie, la crise politique italienne rend plus concrets, pour les acteurs publics, les effets probables pour leur propre avenir de l’échec d’une politique économique européenne sourde aux cris des peuples.
Le Parti socialiste européen, dont les gouvernements suivent pourtant avec conformisme le cahier des charges austéritaire, organise début mars 2013 une conférence pour dénoncer « la faillite de l’austérité » [15] et chercher « par où [s’en situe] la sortie ». Au même moment, ses minorités de gauche relèvent la tête et trouvent un écho de plus en plus large [16]. A droite, des voix s’élèvent au Parlement européen contre la perspective d’un budget futur réduit et sans ambition, incapable de compenser l’austérité nationale [17]. Celle-ci est toujours présentée comme nécessaire, mais avec de moins en moins d’enthousiasme.
Il reste qu’il est très difficile de percevoir en continu les dynamiques de croyance collective dans l’ordre économique. Largement opaques, cantonnés à de petits cercles et à des réseaux sociaux relativement clos, les changements perçus plus tard comme « moteurs » ou « décisifs » ne deviennent visibles qu’à la faveur de mouvements brusques, non linéaires. C’est alors que s’actualise une tendance déjà bien avancée, mûrie de longue date dans les huis clos des interactions entre groupes dirigeants. Ainsi s’est opéré le basculement dans la financiarisation et les politiques néolibérales dans les années 1970 et 1980 au sein de diverses institutions (organisations internationales, directions du Trésor, banques centrales). Ainsi, peut-être, pourrait se produire prochainement une conversion à diverses formes d’Abenomics dans les différentes régions du monde.
En Europe, une politique de relance globale, à travers un programme d’investissements publics massif, notamment dans les pays à reconstruire – comme après un conflit – à la suite de quatre ans de purge austéritaire, et visant à accélérer la transition écologique et le changement de mode de vie, semble en réalité la seule issue politique possible. Un tel programme marquerait un véritable changement de paradigme. Cela supposera évidemment, ici comme ailleurs, une banque centrale plus en harmonie avec les objectifs sociaux et environnementaux, et passera donc par la marginalisation politique des « faucons », et par le soutien actif de mouvements sociaux offensifs.
Cela avant que la poursuite des politiques d’austérité n’entraîne une série de chocs politiques de plus en plus violents et incontrôlables, mettant en cause le cœur des espaces démocratiques européens et nationaux. La crise italienne a été perçue comme un coup de semonce par de nombreux commentateurs et acteurs politiques. Peut-être est-elle aussi pour l’Europe une dernière chance de se ressaisir et de changer radicalement de cours ?