Dans la plupart des pays d’Europe, la gauche radicale est très mal à l’aise avec la question nationale. Les textes, ouvrages et revues théoriques sur le sujet, qui rempliraient des bibliothèques entières, en appellent à Marx, Lénine, Rosa Luxemburg, Trotsky ou Jaurès pour prendre position sur la notion de patrie, sur les rapports entre classe et nation, sur le nationalisme, l’internationalisme, voire l’altermondialisme.
Ces débats, ou du moins ce qu’il en reste dans les termes de référence de la gauche, ne sont pas purement abstraits ou en lévitation sur les luttes politiques concrètes : ils structurent la conscience de leurs acteurs. Les attitudes de ces derniers à l’égard de la construction européenne en constituent un cas d’école. Avec cette construction, nous nous trouvons en effet devant une configuration historiquement inédite dont le point le plus sensible est l’articulation, en permanente évolution et variable selon les domaines, entre le périmètre d’intervention et de décision du national et celui - supra-étatique ou fédéral - de l’Union européenne (UE).
Depuis sa conversion au néolibéralisme, dans les années 1980, la social-démocratie a fait du mirage européen un alibi à son renoncement à toute transformation sociale nationale en profondeur : d’élection européenne en élection européenne, elle promet une « Europe sociale » dont la mise en place est constamment renvoyée aux calendes grecques. Et comment pourrait-il en être autrement dans le cadre de traités européens – qu’elle a votés avec enthousiasme – dont le principe directeur est la « concurrence libre et non faussée » et non pas la solidarité ?
En France, il est significatif que tous les candidats à l’élection primaire organisée par le Parti socialiste pour désigner son candidat à la présidence de la République aient subordonné leurs rares propositions ambitieuses pouvant avoir une incidence européenne à un accord, auquel personne ne croit, de l’ensemble de leurs partenaires de l’UE. Au prétexte du refus de l’ « isolement » de la France, cela revient à enterrer le sujet en toute bonne conscience…
La fuite en avant européiste n’épargne pas une bonne partie de la gauche radicale. Selon elle, toute mesure que prendrait un gouvernement progressiste décidant unilatéralement de désobéir aux politiques néolibérales de l’UE aurait un caractère « nationaliste » et risquerait de faire le jeu de l’extrême droite. Tout comme la social-démocratie, mais pour des raisons différentes, cette gauche-là tend à jeter aux oubliettes le fait national. Pour agir (ou plutôt pour être certaine de ne pas pouvoir agir), la première attend l’improbable approbation des autres gouvernements. Quant à la seconde, qui se réclame de l’internationalisme - dont l’UE serait une version certes très critiquable, mais pouvant être améliorée -, elle considère que la tâche prioritaire n’est pas de prendre des initiatives nationales, mais de faire émerger un souhaitable, mais très hypothétique « mouvement social européen ».
Avec le « printemps arabe » et les Indignés, l’histoire récente nous montre cependant qu’un mouvement social international ne peut se cristalliser et se développer de proche en proche qu’à partir d’une situation nationale de rupture. Pour tous ceux qui estiment que la construction européenne doit être refondée sur des bases radicalement différentes de celles du traité de Lisbonne, cette rupture ne peut provenir que d’un gouvernement disposant d’un fort appui populaire national. C’est cet acte inaugural qui, par-dessus la tête des autres gouvernements, sera un pôle de ralliement et de mobilisation des mouvements sociaux à l’échelle continentale.