Chroniques du mois

Chronique - octobre 2008

Genève contre Lisbonne

vendredi 10 octobre 2008   |   Bernard Cassen
Lecture .

Anneau de 27 kilomètres de circonférence enfoui à 100 mètres sous terre à cheval entre la France et la Suisse, le « grand collisionneur de hadrons » est le grand équipement de l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN) ayant son siège à Genève. Connu sous son sigle anglais, le LHC (Large Hadron Collider), a été mis en service le 10 septembre dernier. Il va être le cadre de l’une des plus fascinantes aventures de toute l’histoire de la science puisqu’il ne vise rien moins qu’à percer le mystère de la naissance de l’univers et de l’origine de la matière. Si les résultats sont au rendez-vous dans les années qui viennent, leur portée scientifique, mais aussi culturelle, philosophique et religieuse, sera immense.

Leur portée politique ne sera pas non plus négligeable. Ce projet du CERN, organisme qui regroupe 20 Etats européens, et auquel se sont joints, comme observateurs, le Japon, l’Inde, la Russie, le Canada, la Chine et même les Etats-Unis ( qui ont renoncé à monter un projet concurrent), fonctionne en effet sur des principes inverses de ceux que la Commission européenne a fait intégrer dans la « feuille de route » néolibérale, y compris pour les politiques de recherche, qu’est la Stratégie de Lisbonne. Cette « feuille de route », constamment invoquée, a été adoptée par les Etats membres de l’Union européenne (UE) en 2000 dans la capitale portugaise.

La construction du LHC a coûté près de 4 milliards d’euros aux Etats participants et, sous leadership européen, ce sont près de 8 000 physiciens des particules de 85 pays et de 580 institutions qui collaborent au projet. Parmi eux, 1 200 chercheurs américains pour lesquels Washington a apporté un soutien de 531 millions de dollars. Comme ce fut le cas pour Airbus et Ariane, initiatives industrielles d’envergure mondiale qui n’auraient jamais pu être lancées si, dans les années 1960, les règles de la concurrence imposées par les traités européens avaient été appliquées, il s’agit de coopérations intergouvernementales. Le LHC est un succès pour les pays européens, pas pour les politiques de recherche de l’UE. Ces politiques, par le biais de la Stratégie de Lisbonne, visent à créer un Espace européen de la recherche (EER), appellation qui ne doit cependant pas faire illusion : la recherche y figure comme une simple composante de la dérive généralisée vers le « tout-marché ». Il faut lire, à cet égard, le livre récent d’une jeune chercheuse, Isabelle Bruno [1].

Le CERN a pour vocation la recherche fondamentale, mais c’est pourtant dans cet organisme, et non pas aux Etats-Unis, que, dans les années 1960, est né le World Wide Web. Chaque utilisateur d’Internet est familier de ses initiales : www. Nul doute que les travaux menés au LHC auront, eux aussi, de multiples retombées industrielles partagées entre ses participants, mais personne ne peut les prévoir. C’est le contraire de la Stratégie de Lisbonne qui met les Etats en concurrence permanente entre eux, comme s’il s’agissait d’autant d’entreprises du conglomérat « Europe SA ». Dans ce cadre, formidable régression anti-humaniste, le « chercheur-entrepreneur » devient la figure emblématique d’une UE vouée au culte de la « compétitivité » et de la rentabilité immédiate. Le vent des rives du lac Léman souffle heureusement en sens contraire de celui des bords du Tage.




[1Isabelle Bruno, A vos marques, prêts… Cherchez  ! , collection « Savoir/Agir », Editions du Croquant, Broissieux, 73340 Bellecombe-en-Bauges, 2008, 267 pages, 18,50 euros.



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