Un cyclone traverse la France. Surgis en dehors des partis politiques, des organisations syndicales, mais également de toutes les vagues de mouvements sociaux et de leurs acteurs qui ont scandé l’histoire des vingt-cinq dernières années de notre pays, les gilets jaunes ont fait irruption sur la scène nationale avec l’énergie d’une force sociale brute alimentée par l’accumulation longue des colères populaires contre le pouvoir – ses abus répétés contre leurs conditions de vie et ses faveurs ostentatoires et permanentes pour lui-même et ses amis.
Cette force est rapidement devenue mouvement à mesure qu’elle s’est enracinée et développée (à de nouvelles personnes et à de nouveaux secteurs militants, syndicaux et de la jeunesse significatifs), et qu’elle a ouvert un espace d’élaboration revendicative élargi. Dans sa nature, ce mouvement est typiquement caractéristique de la situation « populiste ». En effet, à partir d’une révolte inaugurale spécifique (contre la taxe sur les carburants), mais sans bases idéologiques prédéterminées, il articule et politise progressivement – émergence d’un « nous » actif contre un « eux » ciblé – une série de demandes démocratiques et sociales hétérogènes existantes dans la société (souveraineté populaire, justice fiscale et sociale, services publics, pouvoir d’achat, emploi, etc.), non prises en charge par l’Etat et les structures représentatives.
Constitués autour des franges populaires des classes moyennes lésées, détroussées et humiliées par trente-cinq ans de politiques néolibérales impulsées par des gouvernements de gauche comme de droite en faveur des intérêts des classes dominantes et dirigeantes – l’oligarchie –, les gilets jaunes incarnent fiévreusement un moment de crise démocratique.
Puissants dans les territoires français dévitalisés par la mondialisation, ils révèlent la désaffiliation de la population avec ses organisations et institutions de représentation habituelles et annoncent l’arrivée ou l’éclatement d’une crise de régime. Mouvement destituant (« Macron démission ») situé en dehors des cadres politiques et sociaux antérieurs, il est le négatif incandescent d’un système politique et de pouvoirs arrogant incapable, prisonnier qu’il est d’un système économique et financier international en crise qu’il a contribué à bâtir et qu’il défend, de solutionner les problèmes concrets de secteurs entiers de la population.
Ce mouvement présente déjà un premier bilan provisoire et indique la profondeur de la crise multiforme (économique, sociale, démocratique) qui traverse la France et, au-delà, toutes les sociétés européennes. Tout d’abord, il a replacé au cœur de l’agenda politique national la question sociale (y compris dans son articulation avec la question environnementale) et démocratique (qui décide, et pour qui ?). Ce faisant, il ouvre une nouvelle bataille indécise entre des réponses « de gauche » – justice, égalité, approfondissement démocratique – et « de droite » – baisse des impôts et des dépenses publiques, liberté économique sans entraves, régime bonapartiste – à ces questions. L’orientation du mouvement vers un type de réponses ou un autre précisera sa véritable nature politique. Ensuite, il a obligé le gouvernement a reculer partiellement (moratoire sur la hausse des taxes sur les carburants pendant six mois et suspension de la hausse du tarif de l’électricité jusqu’à mai 2019) devant sa détermination, rappelant la puissance du mouvement populaire organisé.
Mais ce mouvement est d’ores et déjà confronté à de nouvelles questions, et en pose également aux forces politiques existantes, notamment à gauche. Sa cohérence, son élargissement et son endurance dépendront de sa capacité à s’organiser et à conserver le soutien d’une majorité de français. Où le mènera ce processus incertain ? De « destituant », ce mouvement pourra-t-il devenir porteur d’un projet politique intégral (projet de société, action institutionnelle) ? Ses membres rejoindraient-ils alors l’offre politique contestataire existante – de gauche ou de droite – pour le faire advenir ? C’est peu probable. Décideront-ils alors (tous ou une partie d’entre eux, divisant ainsi le mouvement) de s’auto-instituer en nouveau mouvement politique s’inspirant de l’expérience pionnière du Mouvement 5 étoiles en Italie ? Le mouvement des gilets jaunes en présente déjà quelques caractéristiques (base sociale ; transversalité idéologique ; défiance contre la classe politique, les partis de gauche et de droite, l’Etat ; mode d’organisation ; exigence de démocratie directe ; espace de catharsis collective, etc.). Une telle perspective bouleverserait à coup sûr les équilibres et l’avenir politiques de la France. Mais constituerait-elle spontanément une bonne nouvelle pour les forces de gauche agissantes aujourd’hui dans le champ politique national ? Quelle stratégie peuvent-elles d’ores et déjà développer face à une telle éventualité ?
Source : article publié sur le site Regards