Le choix d’Alexis Tsipras de maintenir le référendum de dimanche prochain a conduit ses homologues européens à suspendre les négociations et attendre le résultat du vote. Finalement, est-on en train d’assister à une guerre idéologique en Europe ? Selon vous, un gouvernement d’extrême gauche peut-il actuellement survivre en son sein ?
Je pense qu’effectivement, les rebondissements des dernières heures révèlent bien la vraie nature du problème rencontré actuellement. Nous sommes confrontés à une question bien moins économique et financière que politique. Rappelons d’abord qu’on peut s’interroger fortement sur le terme même de « négociation » lorsqu’il s’agit de décrire ce qui vient de se dérouler entre la Grèce et la troïka (Banque centrale européenne, Commission européenne, Fonds monétaire international [FMI]) depuis six mois. Depuis le départ, les créanciers de la Grèce n’ont nullement cherché à prendre en compte l’expression du peuple grec lors des élections du 25 janvier. Ils ont voulu imposer d’emblée à Alexis Tsipras un cadre austéritaire rigoriste en guise de cadre de « négociation » : l’austérité, à prendre ou à laisser. L’Europe et le FMI ont privilégié, à dessein, une approche punitive envers le nouveau gouvernement de la Grèce. Dans ces conditions, Alexis Tsipras, loin d’appliquer une stratégie unilatérale et un programme radical – il a revu ses exigences à la baisse par rapport à son programme de Thessalonique –, a accepté de s’inscrire dans la logique imposée. Plus précisément, il a tenté, face au front de l’hostilité, de négocier en navigant dans le périmètre des grands principes austéritaires professés par la troïka. Il l’a fait dans le but d’obtenir, dans un premier temps, des compromis et des aménagements pour ouvrir la voie, dans une seconde étape, à une discussion portant sur la redéfinition du modèle économique de la Grèce dans l’Europe. Pour ce faire, il n’a cessé, jusqu’au bout, d’adopter un profil relativement modéré et à chercher la construction de compromis, quitte à accepter toujours plus de mesures d’austérité sans toutefois violer intégralement ses propres « lignes rouges ». Il n’a jamais voulu remettre en cause sa ligne stratégique initiale issue de sa campagne électorale : « rejeter l’austérité tout en restant dans l’euro ». Mais il s’est confronté à l’autisme des créanciers et à leur refus absolu de céder le moindre centimètre pendant ces six derniers mois. A la fin, c’est la capitulation pure et simple de Tsipras qu’exigeaient les créanciers. C’est ce qui a amené le Premier ministre grec à prendre la décision d’organiser ce référendum puisque, même en adoptant une posture de négociation et de conciliation plus que de rupture, il n’a obtenu aucune marge de manœuvre de la part de l’Eurogroupe et des dites « institutions », terme qui a remplacé la troïka à la demande du gouvernement grec. Cette séquence indique que même avec les meilleures intentions du monde et des propositions qui visent à obtenir des accords raisonnables et profitables à tous, il semble impossible de modifier la matrice austéritaire et néolibérale de l’Union européenne.
Le vrai problème était donc directement politique. Le véritable objectif de l’Eurogroupe et de la troïka est, depuis le début et comme on dit dans le langage militaire américain, d’obtenir un « changement de régime » en Grèce et de destituer le gouvernement d’Alexis Tsipras. Ils ne veulent pas d’une contagion politique, au vu notamment de ce qui vient de se passer aux élections en Espagne. Ils refusent toute constitution d’un éventuel axe Madrid-Athènes qui aurait pour but de remettre en cause ou, en tout cas de questionner, les politiques d’austérité qui façonnent la construction européenne.
L’autre enseignement de cette crise est qu’elle démontre, de manière dramatique, que l’Europe et ses institutions empêchent tout respect effectif de ce qu’exprime la souveraineté populaire dans un pays, lorsque cela contredit le dogme austéritaire et néolibéral du modèle. Cette crise est d’abord la crise organique du modèle européen qui fait la démonstration de sa soumission aux impératifs de la finance, de son caractère antidémocratique et de son incapacité à imaginer des solutions solidaires pour résoudre les problèmes des pays membres de l’Union européenne. La Grèce n’est que le symptôme de cette situation. Alexis Tsipras a tiré les conséquences de la situation et a décidé de proposer un référendum aux citoyens grecs. Le peuple grec se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins et Alexis Tsipras lui demande s’il souhaite continuer sur la même voie et subir un nouveau tour de vis austéritaire, ou dire non à l’austérité et au diktat européen. Confronté à l’échec des « négociations » – accepter les exigences actuelles des créanciers reviendrait, cette fois-ci, à violer les « lignes rouges » du gouvernement –, à une tentative d’asphyxie financière organisée, à des débats internes importants dans Syriza et son gouvernement sur ce qu’il convient de faire et à la mobilisation de l’opposition et des secteurs économiques et médiatiques grecs qui agitent toutes les peurs pour influencer les électeurs, il estime que c’est au peuple de trancher, plus à lui. C’est l’arme qu’il peut encore opposer à ses adversaires – la souveraineté populaire grecque et la réintroduction du débat politique pour discuter le modèle européen –, tout en assumant dimanche prochain le résultat du référendum, quel qu’il soit. Une chose est sûre, il souhaite clairement continuer à négocier avec les créanciers de la Grèce après le 5 juillet, avec un meilleur rapport de force si le « non » l’emporte. La question est de savoir s’il le pourra ou si l’intransigeance de l’Europe et des créanciers redoublera, quitte à forcer la Grèce à sortir de la zone euro.
Alexis Tsipras s’est dit convaincu que les créanciers de la Grèce souhaitent « mettre fin aux espoirs qu’il puisse y avoir une politique différente en Europe ». Si le non l’emporte, ce résultat pourra-t-il selon vous réellement influencer les négociations et donc le comportement des créanciers de la Grèce ?
C’est très difficile à dire. Les dirigeants européens se trouvent eux-mêmes face à une équation à plusieurs inconnues. Il me semble qu’aujourd’hui, il existe des nuances assez fortes entre eux sur l’éventualité d’interrompre le contact avec Athènes ou de continuer. Cependant, il n’y a pas de nuances entre eux sur le périmètre de la discussion : rien en dehors de l’austérité. Cela restera la principale difficulté pour Alexis Tsipras, même si le « non » l’emporte. Il risque de se retrouver dans une situation similaire, confronté au même cadre de discussion. A mon sens, l’élément clef sera le comportement de la Banque centrale européenne (BCE). Soit cette dernière continue de distribuer un minimum de liquidités à la Grèce grâce au maintien du programme d’urgence européen ELA (Emergency Liquidity Assistance) et, de fait, la Grèce reste pour le moment dans l’euro, soit elle décide d’arrêter ce programme et, dans ce cas, le système bancaire grec s’effondre et le pays sera obligé de battre sa propre monnaie. Ce deuxième scénario déboucherait donc sur une sortie de facto de la Grèce de la zone euro, avec des conséquences difficilement mesurables à l’heure actuelle, mais en tout cas dures pour le pays à court et moyen termes.
Toutefois, tous les pays ayant traversé des situations de rupture comme celle-ci sont des pays qui ont vécu des heures difficiles mais qui ont néanmoins continué à vivre, et la Grèce continuera à vivre quoi qu’il se passe. En revanche, selon qu’elle reste dans le système ou qu’elle en sorte, elle aura nécessairement des questions existentielles à se poser sur son propre modèle économique.
Avec le choix du référendum, Alexis Tsipras adopte, à mon sens, une position cohérente. Si le « non » l’emporte, cela lui permettra de renforcer et de réactualiser sa propre légitimité par le vote populaire. Il ne souhaite pas voir la Grèce quitter l’Union européenne ou la zone euro mais obtenir – comme il le dit – un meilleur accord. Il aurait même pu appeler à voter pour le « oui », si de nouvelles discussions d’ici dimanche avaient débouché sur un nouvel accord intéressant. Si le « oui » l’emporte, il en tirera les conséquences pour son gouvernement.
Si certains commentateurs et médias taxent de « populiste » la politique menée par Alexis Tsipras, d’autres, notamment au sein de Syriza, considèrent qu’il a déjà fait trop de concessions dans les promesses de réformes. Qu’en est-il de l’opinion publique grecque ? Quel est le bilan des actions que son gouvernement a mené jusqu’alors ?
Il est vrai que du point de vue de la politique intérieure grecque, Alexis Tsipras a fort à faire avec son propre camp. Les critiques au sein de son parti, Syriza, contiennent une part de vérité dans le sens où le Premier ministre grec a effectivement fait le choix de s’inscrire dans la logique des plans d’aide et du mémorandum. Sa lettre du 30 juin contenait de nouvelles acceptations conditionnées à une demande de rallonge de prêts du Mécanisme européen de stabilité (MES) pour la période 2015-2017 d’environ 30 milliards d’euros, nécessaires pour couvrir les dépenses de l’État et financer l’endettement du pays. Elle contenait également une exigence de renégociation de la dette portant sur la partie détenue par le Fonds européen de stabilité financière (FESF).
La qualification de « populiste » tient lieu d’arme idéologique pour disqualifier le Premier ministre grec. L’accusation de populisme dans la bouche de ceux qui la prononce sert en réalité à discréditer le fait qu’il en appelle à la souveraineté populaire lorsqu’il y a des choix cruciaux à réaliser qui concernent la destinée de la Grèce et de sa population. Les opposants d’Alexis Tsipras sont dans une vraie guerre de communication puisqu’ils ont bien compris que le chef du gouvernement grec tient via ce referendum un levier qui pourrait contrarier les élites et les dirigeants européens. L’organisation de ce referendum reste en cohérence avec l’approche d’Alexis Tsipras qui utilise tous les leviers dont il dispose pour que les Grecs choisissent eux-mêmes l’avenir de leur pays en ce moment si difficile pour eux.
La dignité d’Alexis Tsipras est qu’il refuse, même s’il dispose d’un rapport de force limité face à ses créanciers et aux gouvernements des pays du centre du système de pouvoir européen – en particulier l’Allemagne –, de soumettre la politique et la démocratie, en Grèce comme ailleurs en Europe, au pouvoir financier.
Source : Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS)