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Chronique - octobre 2008

La crise du siècle

vendredi 3 octobre 2008   |   Ignacio Ramonet
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Les séismes qui ont secoué les Bourses et les banques durant le récent « septembre noir » ont précipité la fin d’une ère du capitalisme. Le système financier international a été très violemment ébranlé. Le monde est passé à un millimètre de la crise systémique. Et le danger d’effondrement général n’a pas disparu. Plus rien ne sera comme avant. L’ État revient.

Le croulement de Wall Street est comparable, dans la sphère financière, à ce qu’a représenté, dans le champ géopolitique, la chute du mur de Berlin. Un changement de monde et un tournant copernicien. Selon Paul Samuelson, Prix Nobel d’économie : « Cette débâcle représente pour le capitalisme ce que la chute de l’URSS a été pour le communisme. » Une phase s’achève qui avait commencé, en 1981, par la formule de Ronald Reagan : « L’Etat n’est pas la solution, c’est le problème. » Durant trente ans, les fondamentalistes du marché ont répété que celui-ci avait toujours raison, que la globalisation était forcément heureuse, et que le capitalisme financier bâtissait, pour tous, le paradis sur Terre. Ils se sont trompés.

L’ « âge d’or » de Wall Street est terminé. Une étape de dérégulations irresponsables, de gabegies et de dilapidations incarnée par une aristocratie de banquiers d’affaires, « maîtres de l’univers » dénoncés, dès 1987, par Tom Wolfe dans Le Bûcher des vanités. Possédés par une avidité de gains à court terme. Une insatiable soif de plus-values exorbitantes. Prêts à tout pour gonfler leur butin : invention d’instruments sophistiqués et opaques, manipulations abusives, ventes à découvert, « titrisation » d’actifs, credit-default swaps, hedge funds… Comme une peste, la fièvre des gains faciles a contaminé toute la planète. Les marchés se sont emballés jusqu’à la surchauffe, alimentés par un excès de liquidités qui a favorisé encore plus la spéculation et la hausse des prix.
La globalisation a conduit l’économie mondiale à prendre la forme d’une économie de papier, virtuelle et immatérielle. La sphère financière a atteint plus de 250.000 milliards d’euros, soit six fois le montant de la richesse réelle du monde. Et soudain, cette gigantesque « bulle » a éclaté.

Provoquant un désastre aux dimensions apocalyptiques. Plus de 1000 milliards d’euros sont partis en fumée. Les banques d’affaires ont été effacées de la carte. Les cinq plus grands établissements, piliers du système, se sont effondrés : Lehman Brothers en faillite ; Bear Stearns racheté - avec l’aide de la Réserve Fédérale (Fed) - par Morgan Chase ; Merrlll Lynch repris par la Bank of America ; et les deux derniers, Goldman Sachs et Morgan Stanley (celui-ci, en partie racheté par le Japonais Mitsubishi UFJ), se sont sabordés comme banques d’affaires, et reconvertis en simples banques commerciales soumises désormais au contrôle de la Fed.

Toute la chaîne de fonctionnement de l’appareil financier apparaît miné et n’est plus fiable. Pas seulement les banques d’affaires mais aussi les banques centrales, les autorités de régulation, les banques commerciales, les caisses d’épargne, les compagnies d’assurances, les agences de notation (Standard& Poors, Moody’s, Fitch) et même les agences internationales d’audit comptable (Deloitte, Ernst&Young, PwC).

Le naufrage ne peut surprendre personne. Le scandale des « hypothèques pourries » (subprime) était connu de tous. Ainsi que l’excès de liquidités orientées à la spéculation, et l’explosion délirante des prix de l’immobilier. Tout cela a été dénoncé – en particulier dans ces colonnes – depuis longtemps. Sans que les autorités responsables ne s’en émeuvent. Parce que le crime profitait à trop de gens. Et on continua à affirmer, avec le soutien des grands médias, que l’entreprise privée et le marché pouvaient tout arranger.

L’administration néolibérale du président Bush a été contrainte de renier ce dogme. Et de faire appel, massivement, à l’intervention de l’Etat. Les principales entités de crédit immobilier, Fannie Mae et Freddie Mac, ont été nationalisées. L’ American International Group (AIG) aussi, qui est la plus grande compagnie d’assurances du monde. Et le Secrétaire au Trésor, M. Henry Paulson (ex-président de la banque Goldman Sachs…) a dû proposer un plan de sauvetage pour purger le système des actions « pourries » des subprime, d’un montant de 500 milliards d’euros, que l’Etat (c’est à dire les contribuables américains) avancerait également.

Preuves de l’échec du modèle, ces interventions de l’Etat – les plus importantes, en volume, de l’histoire économique – montrent que les marchés sont incapables de s’autoréguler. Ils se sont autodétruits à cause de leur propre voracité. Par ailleurs, cette entorse à l’évangile néolibéral ne vise pas à aider les épargnants victimes des spéculateurs mais, au contraire, à sauver ces derniers ! En application du vieux credo cynique : privatiser les profits, mais socialiser les pertes. On fait payer aux pauvres les excentricités irrationnelles des banquiers, en les menaçant, au cas où ils rechigneraient à payer, de les appauvrir davantage.
Malgré les réticences du Congrès, l’Administration américaine ne regarde pas à la dépense à l’heure de venir à la rescousse des « banksters  » (banquiers gangsters). Il y a quelques mois, le président Bush a refusé de signer une loi qui offrait, pour un montant de 4 milliards d’euros, une couverture médicale à neuf millions d’enfants pauvres. « Une dépense inutile. », selon lui. Aujourd’hui, pour aider les ruffians de Wall Street, rien ne lui semble suffisant. C’est le monde à l’envers : le socialisme pour les riches, et le capitalisme sauvage pour les autres.

Une telle débâcle se produit à un moment de vide théorique total des gauches européennes. Qui se retrouvent dépourvues de « plan B » pour tirer parti de la déconfiture. En particulier la social-démocratie, elle-même largement contaminée par les thèses néolibérales, et qui semble en état de choc, prise au dépourvue par la crise. Quant il faudrait, plus que jamais - en s’inspirant aussi de la vitalité des gauches latino-américaines (Venezuela, Bolivie, Equateur, Argentine, Paraguay, etc.) – faire preuve d’audace et de créativité.

Combien durera la crise ? « Vingt ans si nous avons de la chance, ou moins de dix si les autorités agissent avec fermeté  [1]. » pronostique l’éditorialiste libéral Martin Wolf. Ce qui est certain, c’est qu’elle sera longue et n‘épargnera pas l’Europe comme nous le voyons déjà, ni le reste du monde.

S’il y avait une logique politique, ce contexte devrait favoriser, aux Etats-Unis, l’élection du démocrate Barack Obama (s’il n’est pas assassiné) à la présidence, le 4 novembre prochain. Il est probable, dans ce cas, que, comme Franklin D. Roosevelt en 1933, le jeune président lance alors un nouveau « New Deal » sur la base d’un néokeynésianisme qui confirmera le retour de l’Etat dans la sphère économique. Ce qui apportera enfin plus de justice sociale aux citoyens. L’étape la plus sauvage et la plus irrationnelle de la globalisation aura pris fin.




[1 Financial Times, Londres, 23 septembre 2008.



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