Les « Commentaires » d’Immanuel Wallerstein

La gauche mondiale est-elle en train de renaître ?

dimanche 29 novembre 2015   |   Immanuel Wallerstein
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L’élection triomphale de Jeremy Corbyn à la tête du Parti travailliste britannique, le 24 septembre dernier, est un événement aussi retentissant qu’inattendu. Le nouveau chef du Labour n’a réuni que d’extrême justesse les parrainages nécessaires pour se lancer dans la course. Il a ensuite mené campagne sur une ligne résolument à gauche. Et puis, face à trois candidats plus consensuels, le voilà vainqueur avec 59,5 % des voix d’une élection marquée par une participation exceptionnellement élevée (76 %).

La presse et les commentateurs se sont empressés d’annoncer que sa désignation et son programme étaient une garantie de victoire aux prochaines élections pour le Parti conservateur. En est-on si sûr ? Le succès éclatant de Corbyn ne traduit-il pas plutôt une résurgence de la gauche – et si oui, le phénomène ne vaut-il que pour la Grande-Bretagne ?

La question de savoir si le paysage politique mondial glisse plutôt vers la droite ou vers la gauche est un sujet récurrent du débat politique. L’une des difficultés de l’exercice vient de ce que l’on mesure généralement la direction des vents politiques d’après la performance, à telle ou telle élection, des forces situées le plus à gauche ou le plus à droite. Ce faisant, on perd de vue le point essentiel du jeu électoral dans les démocraties parlementaires structurées autour de l’alternance entre partis de centre-droit et de centre-gauche.

Il faut d’abord garder à l’esprit qu’il existe toujours, quels que soient le lieu et le moment, une gamme étendue de positionnements possibles. Graduons-les symboliquement de 1 à 10 sur un axe gauche-droite. Si un parti ou un dirigeant politique se déplace de 2 à 3, de 5 à 6 ou de 8 à 9, le mouvement ainsi mesuré est un glissement vers la droite ; l’inversion de ces chiffres (9 à 8, 6 à 5, 3 à 2) traduit un glissement vers la gauche.

À l’aune de ce type de mesure, on peut dire que le monde a connu un glissement à gauche très net au cours de l’année écoulée. Un certain nombre de signes sont là pour le prouver, parmi lesquels la montée en puissance continue de Bernie Sanders dans la primaire démocrate américaine. Cela ne signifie pas qu’il va devancer Hillary Clinton ; cela signifie en revanche que cette dernière a dû « gauchir » ses positions pour contrer la percée de son rival dans les sondages.

Un phénomène du même ordre s’est produit en Australie, où le Parti libéral (de droite) actuellement au pouvoir a renversé son dirigeant Tony Abbott le 15 septembre. Connu pour son climato-scepticisme aigu et ses positions anti-immigration très dures, Abbott a été remplacé au poste de premier ministre par Malcolm Turnbull, jugé plus ouvert sur ces questions. De leur côté, les conservateurs britanniques ont quelque peu tempéré leurs projets d’austérité dans le but de capter un électorat potentiellement favorable à Corbyn. Ce sont là des déplacements de 9 à 8.

En Espagne, le premier ministre Mariano Rajoy, du Parti populaire (droite), doit faire face à la percée dans les sondages de Pablo Iglesias, chef de file du mouvement Podemos, dont le programme anti-austérité ressemble à celui longtemps défendu par Syriza en Grèce. Les élections municipales et régionales du 24 mai dernier ont été mauvaises pour le Parti populaire. Pour autant, Rajoy refuse obstinément toute inflexion à gauche de son parti, ce qui lui vaut de baisser encore dans les sondages en vue des prochaines élections législatives. Après la défaite qu’il vient de subir lors du scrutin « indépendantiste » en Catalogne, le premier ministre campe plus que jamais sur ses positions. Question : peut-il encore survivre à la tête de son parti, ou bien, comme Tony Abbott en Australie, lui trouvera-t-on un remplaçant un peu moins rigide ?

L’exemple le plus intéressant de ces déplacements sur l’axe gauche-droite nous est donné par la Grèce. Trois élections s’y sont déroulées cette année. La première, le 25 janvier, a vu la victoire de Syriza (à la surprise, ici encore, de nombreux observateurs), porté au pouvoir sur un programme anti-austérité et un discours traditionnel de gauche.

Après s’être heurté au refus des Européens d’accorder à la Grèce la levée de toute une série d’engagements relatifs à sa dette, le premier ministre Alexis Tsipras a décidé de soumettre à référendum les conditions européennes. Le 5 juillet, c’est le vote «  Oxi » (« Non ») qui l’a largement emporté. On connaît la suite : non seulement les créanciers européens n’ont pas offert la moindre concession, mais ils ont encore durci les termes du mémorandum – que Tsipras, cette fois, s’est senti obligé d’accepter en grande partie.

Ce que les observateurs ont retenu, une fois de plus, c’est que Tsipras avait « trahi » sa parole. L’aile gauche de Syriza a fait sécession et créé un nouveau parti. Au milieu de ce vacarme, on a peu entendu parler de ce qui se passait au sein de Nouvelle Démocratie : le remplacement à sa présidence d’Antonis Samaras par Evangelos Meïmarakis– soit un déplacement de 9 à 8, sinon de 8 à 7, destiné à enlever des voix centristes à Syriza.

Ce glissement à gauche des conservateurs n’a pas atteint son but ; Syriza s’est à nouveau imposé. Quant à la dissidence de gauche, elle a été balayée dans les urnes. Mais pourquoi le parti de Tsipras a-t-il gagné ? Il semble que les électeurs continuent de penser que Syriza reste la meilleure option – ne serait-ce qu’un tout petit peu meilleure – pour limiter les coupes dans les retraites et les autres prestations de protection sociale. En conclusion, dans la pire des situations possibles pour la gauche grecque, Syriza dispose au moins du crédit de ne pas avoir cédé plus de terrain.

On peut se demander quel sens donner à tout cela. C’est assez clair : dans un monde où de larges segments de la population subissent une forte précarité économique et des conditions de vie dégradées, les partis au pouvoir portent le poids des mécontentements et voient s’éroder leur capital électoral. C’est ainsi que, après avoir penché vers la droite pendant une dizaine d’années, le balancier repart maintenant dans l’autre sens.

Quelle différence cela fait-il ? Rappelons une fois encore que tout dépend de l’échelle de temps considérée. À court terme, la différence est bien réelle, car les gens vivent, et souffrent, dans le temps court. Tout ce qui peut soulager le quotidien est donc un plus. En ce sens, ce « virage à gauche » est un plus. Mais à moyen terme, il n’apporte rien. Il tend même à occulter le vrai combat : celui qui concerne la direction à donner à la transformation du système-monde capitaliste en un (ou plusieurs) nouveau(x) système(s)-monde(s). Ce combat-là oppose les partisans d’un nouveau système potentiellement pire que l’actuel et ceux qui aspirent à une transformation sensiblement meilleure.

 

 

Traduction : Christophe Rendu

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Ces commentaires, bimensuels, sont des réflexions consacrées à l’analyse de la scène mondiale contemporaine vue dans une perspective de long terme et non de court terme.





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