Pour la Corée du Nord, l’objectif est, depuis sa fondation, l’indépendance – le Juche en coréen – et la survie du régime. Ces principes directeurs l’ont conduite à louvoyer entre l’Union soviétique – puis la Russie – et la Chine, puis à chercher à construire sa propre force de dissuasion nucléaire, notamment lorsque la stratégie néo-conservatrice de regime change est devenue une réalité avec la destruction de l’Irak et de la Libye, puis les exécutions de leurs dirigeants respectifs, Saddam Hussein et Mouammar Kadhafi. En réalité, la volonté hégémonique des Etats-Unis stimule le risque de prolifération nucléaire : tous les régimes de la planète en délicatesse avec les Etats-Unis savent que la seule protection définitive contre une éventuelle intervention militaire consiste à se doter de la bombe atomique. Ainsi, dans le dossier iranien, revenir sur l’accord sur le nucléaire - dit « « Plan d’action conjoint » -, comme le souhaitent les faucons étasuniens emmenés par John Bolton, l’Arabie saoudite et Israël, serait la plus sûre manière de mettre les « gardiens de la révolution » en position de force en Iran et de les pousser à faire les derniers pas nécessaires à l’obtention de l’arme nucléaire garantissant la sanctuarisation de leur pays.
Mais cette indépendance, la Corée du Nord cherche avant tout à l’assurer par une légitimation sur la scène internationale, qui ne peut passer que par une reconnaissance de la part du « grand ennemi », celui qui a ruiné son rêve d’unification en 1950 : les Etats-Unis. Rencontrer le président étasunien serait ainsi une grande victoire, plus grande peut-être que l’annonce, le 29 novembre dernier, que la Corée du Nord est désormais dotée de la dissuasion nucléaire pleine et entière. Ce que ni le « Grand leader » son grand-père, ni le « Cher leader » son père n’ont obtenu, le jeune Kim Jong-un l’a atteint en à peine quelques années avec quatre essais nucléaires et plus de 80 tirs de missiles réussis. Il est important de comprendre que la Chine voit d’un mauvais œil cette évolution, mais qu’elle doit elle aussi s’y adapter pour ne pas perdre la main, ce qui explique la pragmatique invitation de Kim-Jung-un à Pékin. Avec le rapprochement des deux Corée, la Chine perd d’abord un glacis protecteur contre la puissance étasunienne et, ensuite, l’opportunité de vendre à Pyongyang ses produits manufacturés de qualité médiocre au prix fort en échange de matières premières bon marché. Quant à la Corée du Nord, elle va pouvoir amplifier son spectaculaire développement économique des dernières années avec le soutien intéressé des capitalistes de Corée du Sud, sur le modèle de ce qu’a été la zone industrielle spéciale de Kaesong.
Pour la Corée du Sud, passée en quelques décennies du sous-développement au onzième rang dans l’ordre des puissances économiques mondial pour rayonner sur toute l’Asie et au-delà grâce à la puissance de ses industries manufacturières et culturelles, l’objectif est de se débarrasser une bonne fois pour toutes de la menace continuelle du Nord sur sa capitale Séoul et de la dépendance à l’égard de l’embarrassant grand frère étasunien. Ce dernier entretient 30 000 soldats sur son sol et la force à payer à prix d’or un bouclier antimissile imposé, le système de défense Thaad (celui braqué contre la Russie sur le sol européen est du même type soit dit en passant ; les Européens épris de liberté feraient bien de s’en rendre compte). Pour l’équipe dirigeante sud-coréenne, le rapprochement avec son voisin permettrait en outre de revenir sur la loi de sécurité nationale qui avait permis aux gouvernements conservateurs des présidents Lee Myung-bak et Park Geun-hye de pratiquer l’illibéralisme avant l’heure afin de se débarrasser de toute revendication de justice sociale en exerçant une politique particulièrement violente contre les syndicats. On semble oublier que Moon Jae-in, héritier de la « politique du rayon de soleil » des présidents Kim Dae-jung (prix Nobel de la Paix pour avoir rencontré le 13 juin 2000 Kim Jong-il) et Roh Moo-hyun, a été élu l’été dernier sur un programme de détente clairement affirmé qui rompait avec l’intransigeance stérile de Park Geun-hye, fille de dictateur militaire Park Chung-hee. Cette dernière croupit aujourd’hui en prison et risque trente ans de réclusion criminelle. Park Chung-hee et son héritière incarnent une histoire sombre de la Corée du Sud qu’une majorité de sud-coréens souhaitent dépasser, à savoir un régime militariste dictatorial vassal de Washington et qui reste fort mal connue en Occident. C’est alors que furent créés les « chaebols » (multinationales industrielles et financières rattachées au pouvoir d’Etat planificateur, comme Hyundai, Samsung, Daewoo, etc.) en même temps qu’étaient domestiqués les syndicats et qu’une répression féroce d’abattaient sur toute opposition : loi martiale en 1971, écrasement des révoltes étudiantes de Pusan et Masan en 1979. Park Chung-hee est ensuite remplacé par Chun Doo-hwan puis Roh Tae-woo qui s’illustrent en 1980 par l’internement de plus de 57 000 personnes dans le cadre d’une campagne dite de « purification sociale » ; jusqu’en 1990, des dizaines de milliers de Sud-coréens sont arrêtés, torturés ou exécutés. L’apaisement avec la Corée du Nord, c’est aussi permettre à la société sud-coréenne de panser les plaies de sa propre histoire et de ne plus laisser les clameurs de guerre justifier les atteintes à la démocratie et à la justice sociale.
Le conseiller spécial de Moon Jae-in pour l’unification, la diplomatie et la sécurité, Moon Chung-in, avait même déclaré à la presse qu’il considérait personnellement que son pays devait abaisser unilatéralement les sanctions contre la Corée du Nord pour reprendre l’initiative. Une fois élu, Moon Jae-in a gelé la suite du déploiement du système Thaad dans son pays, puis présenté le 7 juillet 2017 à Berlin un plan de négociations avec le Nord comprenant le gel de l’arsenal nord-coréen et la sécurisation du gouvernement de Kim Jong-un. Las, la volonté des Etats-Unis de Trump de profiter du dossier nord-coréen pour battre en brèche l’influence chinoise dans la région n’a pas permis à cette stratégie de s’appliquer. Après l’escalade verbale entre les présidents Donald Trump et Kim-Jung-un, Moon Jae-in a saisi l’occasion très symbolique de la fête de la libération de la colonisation japonaise, le 15 août, pour prononcer un important discours souverainiste et pacifique, affirmant notamment que « l’action militaire sur la péninsule coréenne sera prise uniquement par la Corée du Sud et personne ne pourra prendre la décision sans le consentement de la République de Corée ». C’est dans cette même intervention que le président a proposé d’organiser à nouveau des rencontres de familles séparées et de permettre la participation de la Corée du Nord aux Jeux olympiques d’hiver de Pyeongchang en 2018. Cela faisait écho à ses déclarations antérieures, lorsqu’il avait affirmé qu’« il ne doit plus jamais y avoir de guerre sur la péninsule coréenne » et que « la paix ne saurait être imposée par la force sur la péninsule ». Il n’y avait que les sourds et les aveugles pour ne pas voir ce qui se profilait. Opposée à la volonté de regime change de l’administration Trump, cette approche qui reconnaît avec réalisme le besoin de sécurité du gouvernement nord-coréen rejoignait les propositions de la Russie et de la Chine dites de « double suspension », demandant le gel des tirs de missile et des essais nucléaires par le Nord en échange de la fin des manœuvres conjointes entre la Corée du Sud et les États-Unis. Partager cette approche réaliste n’était et n’est en rien le signe d’une « fascination pour Poutine ou la Chine », comme le prétendent les atlantistes ultras – à moins de soupçonner une telle fascination chez l’ancien secrétaire à la défense américain et directeur de la CIA Robert Gates, qui recommande des négociations envisageant même de laisser à la Corée du Nord un arsenal minimum si elle accepte des inspections internationales. Cette approche à la fois pacifique et pragmatique a porté ses fruits puisque la réponse à toutes ces déclarations a été l’abandon des tirs sur Guam par Kim Jong-un le 15 août.
Pendant le concours du bouton nucléaire le plus gros, le président Moon Jae-in a habilement fait le dos rond, soutenu de facto par une large majorité des Coréens du Sud. Ainsi, dans le débat public coréen, beaucoup considèrent les Etats-Unis comme plus dangereux que le Nord, dans le sens où le principal risque de ces derniers mois était une frappe préventive étasunienne qui aurait déclenché un bombardement de Séoul par Pyongyang. En effet, le Nord ne cherche que la survie de son régime, et non l’expansion, et ne prendra donc jamais le risque d’une première frappe.Le sang-froid et la sagesse politique de Moon Jae-in sont remarquables. Dans un contexte international difficile, il a rongé son frein pendant l’affrontement verbal entre Kim Jong-un et Donald Trump, puis il a profité des Jeux olympiques pour retarder les exercices militaires annuels américano-sud-coréens en affirmant qu’ils risqueraient de faire monter la pression. Ces exercices militaires (Fog Eagle et Key Resolve) se déroulent depuis le 1er avril mais dans un format réduit et discret, voulu par le président Mon Jae-in et à même de ne pas froisser la Corée du Nord ; ce qui semble être le cas, puisqu’au même moment Kim Jung-un recevait pour la première fois des stars de « K-pop » (genre musical ultra populaire en Corée du Sud et jusqu’à lors banni en Corée du Nord) lors d’un concert historique à PyongYang. Dès que l’occasion des Jeux olympiques s’est présentée, il l’a saisie pour rendre visible le dialogue entre les deux Corée, qui allait en fait bon train depuis longtemps déjà. Loin d’être à l’initiative, comme on le présente, Trump s’est alors senti obligé, contre l’avis de ses conseillers et au prix d’une volte-face dont il a le secret, de monter dans le train qui démarre en annonçant une rencontre au sommet afin d’éviter, in extrémis, aux Etats-Unis de perdre pied en Corée.
Pour les deux Corée enfin. L’observation de long terme, dégagée de toute idéologie, permet de voir le dessein que nourrissent en secret les élites dirigeantes les plus lucides des deux pays, dans un avenir plus ou moins long : la réunification ou au minimum une coopération rapprochée. La vision qui sous-tend ce projet est celle d’une Corée unie disposant de nombreux atouts. La Corée du Sud apporte une puissance économique et culturelle mondiale, la Corée du Nord, l’indépendance et la puissance qu’assure la maîtrise de l’arme nucléaire, et une main d’œuvre très peu coûteuse, à même de renforcer le marché intérieur et d’assurer la conquête de larges parts de marché extérieur. C’est en définitive un vieux rêve coréen qui se précise : damer le pion géopolitique au Japon et le surpasser. Le premier ministre japonais Shinzo Abe ne s’y trompe pas, bien qu’il fasse mine de soutenir le dialogue dans la péninsule coréenne. Si ce projet de long cours devait se réaliser, les élites du Sud pourraient s’émanciper de la tutelle étasunienne et celles du Nord, se débarrasser du régime qui ne leur donne pas la possibilité de profiter du pouvoir économique que devrait leur garantir leur immense pouvoir politique.
Si Kim Jong-un promet de geler tout essai nucléaire et balistique, comme il vient de le faire à nouveau à Pékin – ce qui n’est en aucun cas un sacrifice puisqu’il a déclaré le 29 novembre 2017 que son pays maîtrisait désormais la dissuasion –, la justification des sanctions, du bouclier antimissile et même de la présence de soldats américains sur le sol sud-coréen deviendra de plus en plus fragile. Personne ne sait ce qui sortira du sommet intercoréen annoncé le 27 avril ni de la rencontre Kim-Trump de mai. Mais le pragmatique Trump pourrait bien finir par comprendre que les Nord-Coréens ne tiennent pas plus que cela à l’alliance avec les Chinois – qui sont pour lui le véritable adversaire. On notera au passage que la principale voix discordante face au rapprochement entre les États-Unis et la Corée du Nord a été celle de Hillary Clinton qui, plus fauconque les faucons, a estimé que le gouvernement Trump ne voyait pas le « danger » représenté par les discussions avec Pyongyang.
Pendant ce temps, que faisait le président Macron ? Il se faisait photographier avec son épouse devant le Taj-Mahal, un magazine nous rapportant que « même les chèvres de la capitale s’inclinent sur son passage » (sûrement un clin d’œil à la presse de Corée du Nord). Prisonnier du néo-conservatisme qui règne désormais au Quai d’Orsay et de l’addiction française aux monarchies du Golfe – qui n’aiment la France que tant qu’elle maintient une position intransigeante sur la prolifération, en Iran... ou ailleurs –, il continue à affirmer comme un chien de Pavlov que les sanctions feront ou ont fait plier le fou de Pyongyang. Dans la realpolitik, chacun tirera à la fin son épingle du jeu, même les protecteurs dont les deux Corée semblent vouloir secouer le joug, Chine et Etats-Unis, car ils sont pragmatiques et ne croient pas à leurs propres mensonges. Chacun, sauf la France, qui, plus royaliste que le roi, plus atlantiste que les Américains, a abandonné sa voix indépendante pour mener une diplomatie qui pourrait se résumer ainsi : les proclamations arrogantes et inconséquentes de BHL par-dessus, les sordides calculs du fournisseur d’armes de leurs majestés le roi d’Arabie et l’émir du Qatar par en dessous. On est loin du discours de Phnom Penh du général de Gaulle en 1966 !
Et pourtant, la France s’honorerait – et aurait un intérêt bien compris à long terme – à soutenir les efforts d’un pays comme la Corée du Sud, qui cherche à recouvrer son indépendance tout en renforçant la paix et la stabilité internationale dans la région. Moon Jae-in viendra à Paris à l’automne en visite d’Etat, après être passé par Moscou en juillet. Ce serait l’occasion rêvée pour le président de la République de lui proposer un véritable dialogue stratégique indépendant des intérêts étasuniens. Sinon d’autres le feront, comme la Suède qui entretient depuis plusieurs années des discussions secrètes avec la Corée du Nord – secrètes parce que la France s’y oppose dans le cadre européen. A la mi-mars, le premier ministre nord-coréen s’est d’ailleurs rendu à Stockholm où il a rencontré des diplomates américains pour préparer le sommet de mai ; la Suède a donc dans cette affaire une influence plus grande que la France.
Forte de sa stature internationale, de son prestige historique, de son statut de puissance nucléaire, de son siège au Conseil de sécurité, la France devrait s’ériger en arbitre honnête et en gardienne des principes du droit international, dans ce dossier comme dans d’autres, conformément à l’image que les meilleurs moments de son histoire ont pu construire dans l’opinion internationale. C’est ce qui serait digne de la certaine idée que les Français se font de la France ; c’est ce qui la ferait sortir de son déclin – pour ne pas dire de son étrange défaite. Mais peut-être la péninsule coréenne est-elle trop lointaine ou cet Orient est-il trop compliqué pour nos dirigeants biberonnés aux idées simples du programme des Young leaders de la French-American Foundation ?