L’année 2016 pourrait être hautement conflictuelle au Venezuela. A la fois pour des raisons internes et à cause du contexte international qui impacte toute la région.
Au plan intérieur, la large victoire de la coalition d’opposition Mesa de la Unidad Democrática (MUD) aux élections législatives du 6 décembre dernier [1], configure une Assemblée nationale contrôlée – pour la première fois depuis 1999 – par des forces hostiles à la révolution bolivarienne [2]. La MUD a remporté 112 sièges (sur 167), ce qui est exactement le nombre de députés nécessaires pour détenir une majorité qualifiée des deux tiers [3]. Cependant, au sein de cette Assemblée, si l’on tient compte de la représentativité de chaque parti et non pas des grandes coalitions, le Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV), au pouvoir, reste le groupe parlementaire le plus fort, avec 52 députés [4]. Tout est donc en place pour un affrontement dialectique de très grande intensité à partir du 5 janvier, date du démarrage de la nouvelle législature [5].
En contrôlant l’Assemblée, l’opposition croit sans doute venue l’heure de la revanche ; elle rêve de « déconstruire » pierre à pierre l’édifice de la révolution bolivarienne. Théoriquement, elle pourrait le faire [6]. La Constitution le permet, à condition toutefois de compter également sur le consentement du Tribunal suprême de justice (TSJ) [7], et sur l’accord du Pouvoir citoyen (constitué par trois entités : le Défenseur du peuple, le Procureur général de la République et la Cour des comptes [8]). En l’état actuel des choses, étant donné que le gouvernement s’est assuré la fidélité du TSJ et du Pouvoir citoyen, la MUD aura sans doute beaucoup de mal à conduire une contre-révolution institutionnelle [9].
En tout état de cause, l’opposition ne doit pas s’égarer. Car il est clair – l’analyse des résultats le montre [10] – que les électeurs ne l’ont pas mandatée pour mettre à bas la révolution bolivarienne. Et ils n’ont pas voulu non plus d’un affrontement institutionnel brutal. Sociologiquement, le chavisme reste majoritaire. Au cours des seize dernières années, il a apporté plus d’avancées sociales et de progrès que n’importe quel autre gouvernement au cours des deux derniers siècles. On peut parier qu’un éventuel référendum pour ou contre la révolution bolivarienne, se conclurait par une majorité en faveur de la continuité du processus.
Le 6 décembre dernier, il ne s’agissait que d’élections législatives, de désigner des députés. On ne votait pas pour changer de République, ni pour remplacer le président. Intelligemment, les citoyens en ont profité pour adresser un signal fort de protestation aux autorités. La plupart d’entre eux n’imaginaient pas qu’ils allaient accorder à l’opposition une victoire aussi large. Autre évidence : ce vote n’a pas été une adhésion à un programme de la MUD (que d’ailleurs celle-ci avait soigneusement dissimulé), mais – répétons-le – un avertissement très clair lancé au gouvernement actuel.
Et c’est normal. Parce que, depuis de long mois, la vie quotidienne au Venezuela est devenue très difficile. En partie comme conséquence d’une « guerre sale économique » promue et cautionnée par des officines anti-bolivariennes internes et externes. Mais aussi – comme l’a dénoncé le président Nicolás Maduro – à cause des « étranglements provoqués par la bureaucratie et la corruption ». La raréfaction de biens de première nécessité – alimentaires, d’hygiène personnelle et d’entretien du foyer – et la disparition des médicaments courants transforment le quotidien des Vénézuéliens en une recherche incessante pour pallier des pénuries qu’ils n’ont jamais connues à un tel degré.
Les autorités ont fait d’énormes efforts pour combattre ces fléaux. Sans succès. Et cet échec a été durement sanctionné par les électeurs. On estime qu’environ deux millions d’entre eux ont tourné le dos, à cette occasion, au chavisme. Il ne faut pas chercher ailleurs les raisons de la défaite : ce sont les pénuries et les interminables files d’attente qui en sont les causes centrales.
Si l’on y ajoute d’autres très graves problèmes, demeurés sans solution au fil des ans, comme la question de l’inflation [11], celle de l’insécurité [12] et le fléau de la corruption [13], qui polluent fortement, depuis longtemps, l’image de la révolution bolivarienne, on dresse un diagnostic qui se traduit par un sentiment populaire de ras-le-bol critique à l’égard de l’équipe gouvernementale.
L’opposition en déduit que son heure serait arrivée : celle de la restauration néolibérale. Après avoir occulté son programme pendant la campagne électorale, elle annonce déjà à qui veut l’entendre son intention de destituer le président, de multiplier les privatisations, de réduire les services publics, de revoir à la baisse la législation du travail, de liquider les acquis sociaux, de démanteler les accords internationaux… Devant ce qu’il considère une provocation, le président Maduro a alerté l’opinion publique et a accéléré la mise en place d’un Parlement Communal dont le rôle au sein de l’architecture de l’Etat n’est pas encore clair, mais qui pourrait fonctionner comme une instance représentative et consultative de la société, au côté de l’Assemblée nationale. Un peu comme, en France, le Conseil économique, social et environnemental ou, à l’échelle de l’Union européenne, le Comité économique et social européen.
Le président a également annoncé la tenue, au cours de la seconde moitié du mois de janvier, d’un grand « Congrès de la patrie » auquel il a convoqué « les mouvements sociaux, les partis politiques, les groupes d’opinion, les ouvriers et les paysans, les députés et les gouverneurs » dans le but de « consolider les forces révolutionnaires » et de définir des « plans d’action pour contrer la stratégie de la droite nationale et internationale [14] ».
Tout indique donc qu’on s’achemine vers une collision frontale entre les deux grandes forces politiques, le chavisme et l’opposition, qui contrôlent respectivement le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. La société vénézuélienne demeure profondément démocratique et pacifique – elle l’a prouvé au cours de ces dix-sept dernières années – mais le bras de fer pourrait atteindre, dans les prochaines semaines, un degré d’intensité maximal. La tentation sera grande, des deux côtés, d’en appeler à la rue et aux manifestations de masse. Avec les risques que cela suppose.
Un tel scénario de prolégomènes de guerre civile ne correspond nullement au souhait exprimé par les électeurs le 6 décembre dernier. Leur message était plutôt un appel (illusoire ? désespéré ?) à un dialogue entre le pouvoir et l’opposition pour qu’ils s’attellent, ensemble, à résoudre les problèmes structurels du pays. A-t-il été entendu ?
Nous affirmions, au début, que si les tensions seront fortes au Venezuela en 2016, c’est aussi à cause de la conjoncture économique internationale. Cette année en effet s’annonce, pour ce pays, comme l’une des plus préoccupantes des deux dernières décennies [15]. Et cela essentiellement pour trois raisons : l’effondrement du prix des matières premières et du pétrole, la baisse de la croissance en Chine et la hausse du dollar américain.
Inutile d’insister sur l’incidence fondamentale du prix du pétrole sur la vie économique du Venezuela, dont plus de 90% des ressources en devises proviennent de l’exportation de l’or noir. Au cours des dix-huit derniers mois, le prix du baril, qui s’élevait à 115 dollars, a chuté à moins de 30 dollars… Et il n’est pas impossible qu’il tende, en 2016, vers les 20 dollars… Pour tout pays pétrolier (Algérie [16], Angola, Mexique, etc.) c’est une catastrophe en soi, mais pour le Venezuela (et aussi pour l’Equateur [17] et la Bolivie) qui, par conviction progressiste, redistribuent, via des politiques sociales, l’essentiel de leur revenu pétrolier, c’est un coup très dur et une menace mortelle pour la crédibilité de la révolution bolivarienne.
Par ailleurs, la baisse persistante des prix des produits miniers et des exportations agricoles (soja) a un effet très négatif sur les économies de plusieurs pays latino-américains – Colombie, Pérou, Chili, Equateur, Bolivie, Argentine, Brésil – dont certains sont des partenaires commerciaux importants du Venezuela.
Le deuxième paramètre extérieur est la Chine. Asphyxié par une pollution démentielle due à un modèle archaïque de production industrielle, ce pays est contraint de modifier son schéma de développement et de croissance. Aujourd’hui, Pékin procède à un refroidissement de son économie et mise davantage sur son marché intérieur (1,5 milliard de consommateurs), sur l’essor des services et les progrès de la qualité de vie. Son taux de croissance ralentit. Conséquence : sa demande de matières premières, naguère insatiable, baisse. Ce qui entraîne une chute des prix qui frappe frontalement les pays latino-américains dont la structure économique reste fondée (depuis l’ère coloniale) sur les exportations du secteur primaire. Structure que les gouvernements progressistes, au cours des quinze dernières années d’envolée des matières premières, n’ont pas réussi à modifier. Ils ont même, parfois, accru leur dépendance à l’égard des hydrocarbures, des minerais et du soja [18]. Aujourd’hui, avec l’inversion du cycle, ils se retrouvent piégés par un modèle dont on connaît depuis longtemps le danger.
D’autant que la Chine est désormais le premier partenaire commercial du Brésil, du Chili et du Pérou. Et le deuxième de l’Argentine, l’Equateur, la Colombie et le Mexique. A l ‘échelle de l’ensemble de l’Amérique latine, Pékin est devenu, après Washington, le principal partenaire commercial. Ce qui a pour effet que toute turbulence de l’économie chinoise entraîne des soubresauts chez ses associés latino-américains. Les crises politiques que connaissent actuellement le Brésil et l’Argentine ne sont pas étrangères à ce contexte, et cela ne peut pas épargner Caracas, partenaire important de Brasilia et de Buenos Aires dans le cadre, notamment, du Mercosur.
Enfin, la monnaie américaine. La décision prise le 16 décembre dernier par la Réserve fédérale, après neuf ans d’immobilisme, de relever de 0,25% ses taux d’intérêt, renforce l’attrait international du dollar. Cela encourage automatiquement les investisseurs à retirer leurs capitaux, investis massivement dans les pays « émergents » depuis le début de la crise en 2008, et à les réorienter vers les Etats-Unis. Conséquence : la valeur de la monnaie de nombreux pays latino-américains (Brésil, Colombie, Chili, Pérou, Argentine, etc.) chute, se dépréciant triplement : par la baisse des exportations, la hausse du dollar et la fuite des capitaux. Les produits importés renchérissent. Le pouvoir d’achat diminue. L’inflation augmente. En général, quand tous ces paramètres coexistent et coïncident, les troubles sociaux deviennent – c’est une loi de l’histoire – inévitables. Avec des conséquences politiques parfois radicales.
Un tel contexte présage donc, en 2016, un environnement fort sombre pour l’économie vénézuélienne. Et rend improbable, pour les gouvernants, la perspective de trouver des solutions rapides aux graves problèmes du pays. Depuis sa victoire à l’élection du 14 d’avril 2013, le président Nicolás Maduro a lancé des appels réitérés à l’adresse de l’opposition et du secteur privé en les invitant à un grand dialogue national. Devant l’approche des turbulences, les dirigeants de la MUD seraient bien inspirés de répondre à ces appels avec un esprit constructif de responsabilité. Le Venezuela le requiert.