Le dogme est de retour, plus insidieux qu’autrefois car il se coule dans les déguisements inattendus de la raison. L’Homme peut-il résoudre cette aporie ?
Le néolibéralisme, nouvelle idéologie de la pensée économique, se pare, en effet, des attributs qui caractérisent traditionnellement la science. Ainsi, des économistes tels que Kydland et Prescott, prix Nobel [1] 2004, appellent à enserrer dans des règles incontournables une démocratie jugée trop soumise à l’incertitude. De nouveaux grands inquisiteurs dénoncent les hérétiques et fulminent contre eux des anathèmes. Le livre intitulé Le Négationnisme économique : et comment s’en débarrasser [2] ? dessine ainsi les bûchers modernes au nom de la science.
L’esprit critique
Le développement de ces thèses s’est fait avec le soutien plus ou moins assumé des forces dites « de gauche ». La phrase honteuse de François Mitterrand, « Contre le chômage, on a tout essayé » fut prononcée dans le cadre d’un discours politique qui se voulait rassembleur sur la base d’une « France unie » autour d’un discours européen commun. La mondialisation sert de justification à l’extension universelle de cette pensée présentée comme une vérité.
Mais, comme le rappelle Alain Supiot [3], « les véritables scientifiques savent que les lois découvertes par les sciences de la nature sont inhérentes aux phénomènes observés, alors que celles qui donnent ordre et sens à la vie humaine sont nécessairement postulées. Les scientistes, au contraire, croient trouver dans une science fétichisée les vraies lois qui régiraient l’humanité et s’emploient à les faire régner ». En présentant la mondialisation comme un fait de nature et non comme une construction humaine contestable, les principales forces politiques ont fermé la discussion sur les politiques menées.
Paradoxalement donc, des méthodes dites scientifiques détruisent l’esprit critique qui est pourtant la base fondamentale de la science [4]. Méthode ou apparence ? S’interroge-t-on sur la manière dont sont conçus les chiffres qui abreuvent le public, par exemple le taux de « prélèvements obligatoires » [5], véritable épouvantail des faux débats de plateaux télévisés ?
Méthode ou vocabulaire ? Je repense souvent à Horace, ce personnage d’Eugène Labiche qui déclare à un parvenu plutôt méprisant : « Nous avons de par le monde une bande de petits poseurs… sérieux, graves, avec de grands mots dans la bouche… ça étonne les imbéciles » [6].
Certes le monde est complexe, pour reprendre une formule largement répandue. Mais la complexité doit-elle être le paravent d’un refus d’analyser ou d’une renonciation à comprendre ? Doit-elle in fine servir à empêcher toute contestation ?
La mythification de la complexité aboutit à magnifier les experts, nouvelle élite censée porter la vérité. Que des experts soient utiles pour éclairer la décision publique, pour aider aux choix démocratiques, va de soi. Mais éclairer ne veut pas dire choisir. Car l’expertise se présente de plus en plus comme le substitut à l’échange et à la confrontation des arguments. Elle permet trop souvent d’empêcher la contestation. On est loin du « débat libre et raisonné » proposé par Condorcet. L’esprit critique se méfie des évidences, il questionne, il cherche, il se confronte aux autres, il construit une pensée. A l’inverse, la vision dominante aujourd’hui tend à imposer des a priori.
Dans sa Tour, en Gironde, au plafond de son bureau, sur les poutres du plafond, Montaigne avait fait peindre des maximes, généralement tirées de la Bible. L’une d’elles est particulièrement d’actualité : « Malheur à vous qui vous pensez sages ! [7] ». Peut-on revenir à ce précepte ? Le peut-on, alors que les médias jouent un rôle très négatif en simplifiant à outrance les enjeux, en déséquilibrant la parole publique au profit de la pensée dominante, en plaçant sur le même plan simples témoignages et travaux scientifiques ? Qui plus est, l’absence de critique résulte également de l’évolution des contenus enseignés dans les écoles : la diminution des horaires de philosophie n’est-elle pas un signe de ce refus d’analyse ?
On ne s’étonnera pas, dans ce contexte, de la propagation du complotisme et des intox (fake news). Une société qui a désappris à réfléchir et à débattre est particulièrement vulnérable à ces phénomènes et démunie pour les combattre. Mais, au fond, l’irréalisme du complotisme n’est-il pas le miroir de l’irréalisme du discours dominant ? Au-delà de ces considérations, c’est la conception même de l’être humain qui est en jeu. Car l’esprit critique est le fondement de l’humanisme qui donne au citoyen le rôle de décideur dans la Cité, à l’homme la maîtrise de son propre destin.
Défaite de la volonté
Pour sa part, la pensée dominante magnifie les émotions au détriment de la raison [8]. Elle se caractérise par une justification des démissions face aux défis extraordinaires d’un tournant historique profond. Loin de mobiliser les volontés, elle privilégie les remords et les condamnations sans conséquences. Non seulement les porte-parole les plus écoutés dégoulinent de bonne conscience, mais ils croient, de plus, faire œuvre novatrice en ressassant les mêmes prêches.
Ainsi, on ne peut plus évoquer la République sans s’indigner des abominations de la colonisation, la nation sans s’apitoyer sur les malheurs de la guerre, le peuple sans évoquer les débordements de violence. Dans le panthéon des personnages historiques, la victime a remplacé le héros. Parmi les symboles de cette dérive, évoquons le choix consternant du monument érigé à Paris pour représenter le général Dumas, père de notre grand écrivain, né esclave et devenu héros de la Révolution [9]. Alors qu’un projet du sculpteur sénégalais Ousmane Sow représentant la force et la fonction du général avait été proposé, la mairie de Paris a inauguré, le 4 mai 2009, une énorme chaîne d’esclave. Ainsi, un symbole de la fraternité révolutionnaire, de la promotion républicaine, de la volonté nationale, est-il réduit à son ancienne condition servile.
L’Histoire ne peut alors plus mobiliser une volonté collective. L’analyse de la Révolution française, considérée par le grand écrivain mexicain Carlos Fuentes comme « la meilleure révolution du millénaire [10] », n’est présentée qu’au travers des violences, conduisant par exemple Jean-François Copé à déclarer qu’il régnait « en France, une ambiance malsaine de nuit du 4 Août [11] », anathème porté contre l’abolition des privilèges, symbole historique jusqu’alors consensuel.
Nombre d’intellectuels dits « de gauche » se laissent aller à ces facilités. Ainsi, François Ewald et Dominique Lecourt s’indignent-ils publiquement que, « sous la Terreur, [les révolutionnaires] éliminaient les scientifiques eux-mêmes (Bailly, Condorcet, Lavoisier) » parce qu’ils voulaient « rabaisser l’arrogance du savant que son savoir distinguait trop du peuple des sans-culottes [12] ». Analyse stupide quand on connaît la fascination scientiste de la Révolution et le rôle qu’a joué, sous la Convention, le comité des savants avec Berthollet, Chaptal, Lakanal, Monge.
Ces déclarations ne seraient jamais que des interjections anecdotiques absurdes si l’invasion du politiquement correct ne formatait pas les pensées des citoyens, si les lois mémorielles ne restreignaient pas la liberté de pensée au bénéfice des juges, si le champ du débat n’était pas, par ces biais, réduit à la peau de chagrin.
Notre propos n’est pas de justifier la violence. Mais la volonté de ne regarder l’histoire, ou du moins les moments que l’on choisit de condamner [13], qu’au travers des violences, est totalement contraire à toute utilisation de la raison. Il ne reste à l’homme, ramené à une condition de pécheur, qu’à demander l’absolution.
La démocratie
Ce sont alors la volonté, la souveraineté populaire, le suffrage universel, en un mot la démocratie, qui sont attaqués. On ne compte plus les déclarations ramenant le suffrage universel à sa caricature au travers d’allégations plus ou moins subtilement discutables. Ainsi, anathème commode, le suffrage universel aurait créé Hitler [14]. Que le suffrage universel soit bafoué, ou que le mépris du suffrage soit amplifié par des institutions antidémocratiques, est une évidence que le référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen a particulièrement éclairée. Mais en quoi cela remet-il en cause son principe ?
Les attaques contre le suffrage universel sont, en fait, des attaques contre la raison humaine présentée comme dangereuse ou antisociale. Ainsi, la volonté fort répandue de promouvoir le tirage au sort est une insulte à la particularité, à la parcelle de souveraineté que porte tout être humain. Au nom de l’égalité, on promeut par ce biais l’uniformité, comme si tous les individus étaient interchangeables. Ce n’est sans doute pas par hasard que les thuriféraires d’une telle idée proposent que les heureux gagnants de cette loterie soient entourés par des experts qui vont guider leur réflexion. Coucou, les revoilà !
L’histoire de la République est évidemment contradictoire. Rappeler ceux qui se sont battus pour ses valeurs essentielles, pour la libération de l’humanité et la démocratie, ne peut être que salutaire. C’est Jean Jaurès qui souhaitait amplifier l’œuvre républicaine et déclarait : « Ceux qui prévoient la prise de possession brusque du pouvoir et la violence faite à la démocratie, ceux-là rétrogradent au temps où le prolétariat était réduit à des moyens factices de victoire [15] ». C’est Pierre Mendès France qui, votant contre le traité de Rome, proclamait son refus « de la délégation des pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique [16] ».
Nous sommes loin de telles pensées. Aujourd’hui, loin de chercher à identifier et résoudre les conflits, la vie politique cherche à imposer des consensus, à empêcher l’expression des divergences fondamentales, bref à marginaliser le rôle créatif de l’esprit critique dans la vie publique.
Demain n’est pas fatal
C’est donc la place et le rôle mêmes de l’Homme qui doivent être le cœur du débat aujourd’hui. C’est de lui que doit émaner le pouvoir car c’est la seule manière de faire face efficacement aux défis de ce moment dramatique. C’est dans cette logique que l’élection aux États généraux de 1789 avait été précédée par l’élaboration des cahiers de doléances.
Une telle perspective ne saurait émaner des institutions actuelles. Elle doit être construite par les citoyens, en même temps qu’elle construit les citoyens. Et, tout particulièrement, la présidentielle, élection particulièrement aliénante, ne peut rebâtir la citoyenneté. La logique du scrutin présidentiel est personnalisante et destructrice de la liberté de pensée. En acceptant les moyens, elle privilégie le « faire » par rapport au « penser ».
La reconstruction démocratique doit être un travail philosophique autour de la liberté. Il ne saurait évidemment être lié à un extérieur autoritaire qui enserre la pensée en même temps qu’il donne plus ou moins les réponses. Il doit, de plus, se construire de la façon la plus décentralisée possible pour affirmer la place et la force des initiatives les plus locales possibles. La commune, aujourd’hui massacrée par les pouvoirs successifs, nationaux autant qu’européens, peut être la base de cette dynamique. C’est dans un tel cadre que les initiatives associatives nombreuses peuvent trouver une capacité de synergie.
L’objectif démocratique peut trouver ainsi sa réalisation car une telle démarche allie la liberté de l’individu à la recherche de l’intérêt général. Notre époque n’est plus à la présentation de solutions clefs en main, mais à la reconnaissance de la volonté humaine sur son propre destin.
Illustration : Affichette de la Révolution française, entre 1789 et 1794