Ces derniers temps, l’état de quasi-guerre civile en Ukraine a entraîné l’intervention sur la scène diplomatique d’une pléthore d’acteurs. Mais les seuls qui comptent réellement sont la chancelière allemande Angela Merkel et le président russe Vladimir Poutine. Ils sont aussi les seuls à témoigner d’une véritable volonté de calmer le jeu et de parvenir à une solution politique.
Tous deux ont le mérite de se concentrer sur les vrais enjeux et de s’atteler sans réserve à cette tâche ardue. Cependant, s’ils sont éminemment puissants, ils ne sont pas omnipotents : chacun doit faire face – en Allemagne, en Russie, en Ukraine et ailleurs – à des acteurs qui recherchent au contraire l’intensification des violences et l’expansion du conflit. Dans cette optique, ces derniers tentent ainsi de saboter toute négociation entre les deux chefs d’Etat.
Il convient tout d’abord de noter qu’Angela Merkel et Vladimir Poutine ont des priorités différentes : tandis que la première tient avant tout à garantir l’intégrité territoriale totale et permanente de l’Ukraine (exception faite de la Crimée), le second souhaite s’assurer que son ancien satellite ne deviendra jamais membre de l’OTAN.
Lorsqu’il s’agit d’analyser la rhétorique d’une controverse publique, il est essentiel de savoir lire entre les lignes. En témoignent les déclarations des uns et des autres au cours des dix derniers jours d’août 2014 : le 23, Angela Merkel se rend pour la première fois à Kiev afin de rencontrer plusieurs personnalités politiques ukrainiennes, dont le président Petro Porochenko. Evoquant les pourparlers de paix qui doivent se tenir à Minsk le 26, elle rappelle à son homologue ukrainien et au reste du monde que ces négociations, aussi importantes soient-elles, ne permettront pas de réaliser des « progrès décisifs ». Interviewée par une chaîne de l’ARD, elle précise : « Le dialogue est indispensable pour trouver des solutions ». Et d’ajouter : « Je suis absolument convaincue que la résolution de la crise, à laquelle l’Union européenne et l’Allemagne veulent et doivent contribuer, passe par une solution nécessairement politique. » Le message à retenir, ici, est celui contenu dans les termes « une solution nécessairement politique ».
Au cours d’une conférence de presse conjointe avec le président ukrainien, la chancelière précise que « l’option militaire ne peut en aucun cas être la priorité », avant de prononcer les mots que son homologue redoutait d’entendre : « Il doit y avoir un cessez-le-feu bilatéral. » Petro Porochenko appelait en effet à une trêve unilatérale de la part des forces séparatistes de Donetsk et de Lougansk. « Malheureusement, l’Ukraine restera soumise à une menace militaire constante », déplore-il alors.
Mais la bataille des mots ne s’arrête pas là. Lorsque, après un retard considérable, les camions russes finissent par acheminer leur aide humanitaire jusqu’à Lougansk avant de faire demi-tour, le président ukrainien qualifie l’entrée du convoi sur son territoire d’« invasion ». Un terme soigneusement évité par Angela Merkel même si cette dernière, comme Barack Obama, déclare que l’initiative de la Russie constitue une violation de la souveraineté de l’Ukraine.
Par ailleurs, lorsqu’Andriy Lysenko, porte-parole belliqueux du Conseil de défense nationale et de sécurité ukrainien, accuse les Russes d’avoir profité de cette incursion pour récupérer discrètement du matériel militaire, Oleg Tsarev, représentant du parlement de « Nouvelle Russie », qui rallie Donetsk et Lougansk, rétorque que ces propos sont « stupides » : si tel avait été l’objectif, les Russes, dit-il, auraient traversé par des points de passages moins exposés sur la frontière qui se trouve sous leur contrôle plutôt que d’utiliser un convoi humanitaire, « au vu et au su du monde entier ».
Enfin, lorsque Barack Obama reproche à Moscou d’entraîner une escalade du conflit en envoyant des troupes chez son voisin, Vladimir Poutine oppose que Russes et Ukrainiens « forment presque un seul et même peuple ». Ici, l’adverbe « presque » revêt une importance considérable : il permet de ne fermer aucune porte, tandis que son absence aurait anéanti toute possibilité de parvenir à un accord.
A ce stade, d’autres acteurs commencent à faire entendre leur voix. Ainsi, le Danois Anders Fogh Rasmussen, secrétaire général sortant de l’OTAN et va-t-en-guerre notoire, a déclaré que l’Alliance atlantique s’apprêtait à déployer ses forces en Europe de l’Est pour la première fois. Mais est-ce vraiment le cas ? Les Etats membres de l’Europe de l’Ouest se sont jusqu’ici fermement opposés à cette option, qu’ils considèrent comme une provocation directe de Moscou. Une réticence qui exaspère les Etats baltes et la Pologne. Dans un article rédigé pour le New York Times, Slawomir Sierakowski, analyste polonais bien connu, soutient que cette politique de non-intervention relègue les pays d’Europe de l’Est au rang de « membres de seconde zone » et qu’il s’agit d’une « marque de faiblesse de la part des anciens membres de l’OTAN, en particulier l’Allemagne ».
L’opération militaire menée par le gouvernement ukrainien dans les territoires rebelles s’est soldée par un échec, mettant en évidence l’incompétence de l’armée. Par ailleurs, si les nouvelles incursions russes dans la région ont été considérées comme une offensive d’envergure, il est peu probable qu’elles donnent lieu à autre chose qu’à des sanctions supplémentaires. En effet, non seulement les Etats-Unis, mais aussi le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne ont fait savoir sans ambiguïté qu’ils n’avaient nullement l’intention d’envoyer des troupes en Ukraine. Des sanctions, oui – jusqu’à un certain point –, un déploiement militaire, non. Or, c’est bien une intervention armée que le gouvernement ukrainien appelle de ses vœux, de même qu’une entrée urgente du pays dans l’OTAN.
Reste à savoir qui sortira vainqueur de l’engrenage de sanctions et de contre-sanctions. Les Etats-Unis et l’Europe de l’Ouest ont limité drastiquement la capacité de Moscou à exporter son pétrole et son gaz, espérant ainsi amputer le revenu réel de la Russie. Cette dernière a réagi en suspendant la vente sur son territoire de divers biens issus d’Europe de l’Ouest, notamment des produits agricoles – une initiative qui, outre ses conséquences pour les exploitants européens, risque à long terme de mettre un coup d’arrêt aux projets d’investissement des pays concernés dans la Fédération. Le Kremlin a également menacé de cesser toute coopération dans le cadre de la lutte pour les concessions pétrolières dans l’Arctique.
Le plus probable est que cette guerre commerciale aura des retombées économiques de plus en plus lourdes pour les deux camps. Parallèlement, Barack Obama devra décider s’il peut se passer de la Russie pour s’atteler à sa grande priorité du moment : constituer une large coalition pour détruire les forces du califat (Etat islamique) en Irak et en Syrie.
Selon de nombreux acteurs issus de l’ensemble du spectre politique mondial (de gauche, de droite et du centre), la crise ukrainienne est en passe de déboucher sur un véritable conflit armé aux accents de guerre froide. Pour ma part, je ne souscris pas à ce point de vue, justement du fait des efforts consentis par Angela Merkel et Vladimir Poutine, qui ne se laisseront pas déstabiliser par une joute verbale chaque jour plus véhémente.
Les deux chefs d’Etat peuvent-ils parvenir à un accord ? En théorie, cela n’a rien d’impossible. Comme l’a écrit avec force Henry Kissinger dans un article publié dans le Washington Post, l’issue du problème réside dans la « finlandisation ». « [La Finlande] revendique une indépendance absolue : elle collabore avec l’Ouest dans la plupart des secteurs, mais se garde de toute hostilité institutionnelle à l’encontre de la Russie », note-t-il. De fait, le pays scandinave est membre de l’Union européenne et de la zone euro, mais n’a jamais souhaité rejoindre l’OTAN.
Traduction : Frédérique Rey
Édition : Mémoire des luttes
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