Nous traversons une conjoncture particulière en Amérique latine. Une crise à la fois politique et économique semble remettre en question les conquêtes post-néolibérales obtenues au début des années 2000 par les différents gouvernements progressistes de la région.
Afin d’analyser cette conjoncture, nous devons regarder en arrière. Il y a dix ans, lors du Sommet des Amériques de Mar del Plata (novembre 2005, Argentine), les premiers gouvernements progressistes mettaient en échec le projet hégémonique américain de Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA ou ALCA en espagnol et en portugais). Dix ans auparavant, au milieu des années 1990, nous observions que l ‘ALCA constituait la principale initiative lancée par les Etats-Unis dans la région pour consolider leur domination économique. Nous nous trouvions alors dans le contexte post-guerre froide où la première puissance mondiale cherchait à imposer une domination unipolaire. C’était l’apogée de la mondialisation néolibérale caractérisée par le recul des Etats dans l’économie, l’augmentation du chômage, la précarisation du marché du travail, la baisse des salaires et l’avancée de la pauvreté.
Les négociateurs de l’ALCA imaginaient pouvoir conclure ce traité au bout d’un cycle de négociation d’une durée de dix ans. De fait, au Sommet des Amériques de 2001 à Québec au Canada, seul un gouvernement avait commencé à remettre en question (de manière un peu timide) la négociation. Il s’agissait du gouvernement vénézuélien dirigé par le président Hugo Chávez. A ce moment de la négociation, les Américains pouvaient encore être optimistes.
Mais la convergence de deux processus a ouvert un espace pour un changement d’époque. En 1990, en pleine crise de la gauche mondiale frappée par la chute du socialisme bureaucratique en Union soviétique et dans les pays d’Europe centrale et orientale, ainsi que par l’échec de la social-démocratie, le Parti des travailleurs (PT) brésilien et le Parti communiste cubain décident d’organiser une rencontre à laquelle ils convient toutes les forces politiques progressistes et de gauche de la région. De cette rencontre naît le Forum de São Paulo dont l’objectif est d’affronter la domination du conservatisme et du néolibéralisme triomphants. Parallèlement, des mouvements sociaux issus de tout le continent se mobilisent pour organiser la Campagne contre les 500 ans de la colonisation [1]. Cette campagne met en mouvement les organisations indigènes, paysannes, populaires, d’Afro-descendants, etc.
Ces deux processus, tout à la fois de rénovation politique et de résistance sociale, ont préparé la série d’élections de gouvernements progressistes dans la région. La première fut celle de Hugo Chavez en 1998, puis celle de Lula en 2002. Ce cycle progressiste a eu d’importantes répercussions dans nos sociétés : réhabilitation du rôle de l’Etat dans l’économie, développement de politiques sociales réduisant la pauvreté et les inégalités, amélioration des conditions de travail avec augmentation des salaires, croissance du marché du travail formel et renforcement des négociations collectives et de l’activité syndicale. Dans certains cas, le plein emploi a même été presque atteint. Ce cycle a également permis un redressement de l’économie agricole grâce au soutien des politiques publiques. Les différences avec la décennie néolibérale sont donc évidentes et importantes.
Trois étapes ont marqué ces vingt années d’histoire : l’apogée néolibérale et la résistance populaire au milieu des années 1990 ; le développement des politiques progressistes et la défaite de la stratégie impérialiste américaine au milieu des années 2000 ; la remise en question, en 2015, des avancées progressistes dans plusieurs pays.
Le Venezuela, le Brésil et l’Equateur sont confrontés, chacun avec leurs spécificités, à un ensemble de problèmes économiques et aux mobilisations des droites locales. Ces dernières sentent que le moment de déstabiliser ces gouvernements progressistes est arrivé. Ils utilisent tous les pouvoirs parallèles possibles (médias, rue, etc.) et toutes les failles institutionnelles disponibles pour arriver à leur fin – le coup d’Etat parlementaire au Paraguay en 2012 a été précurseur en la matière –. L’Argentine se dirige vers un scrutin présidentiel (premier tour le 25 octobre) qui va sceller un compromis électoral passé entre le progressisme kirchnériste et la composante de centre-droit du péronisme incarné par Daniel Scioli. Pour la première fois depuis 2003, le centre de gravité du pouvoir penchera du côté de cette composante conservatrice de l’alliance.
La droite latino-américaine présente ces évolutions comme annonciatrices de la fin du cycle progressiste. Elle affirme que les conditions du retour au temps du triomphe conservateur des années 1980 et 1990 sont réunies. Mais là où la droite a réussi à battre les forces progressistes dans les urnes, comme lors de l’élection de Sebastián Piñera au Chili (2010), ou par un coup d’Etat, comme au Paraguay en 2012 avec Federico Franco avant l’élection de Horacio Cartes, elle a échoué en matière de résultats politiques. Le Chilien a laissé le pouvoir quatre ans plus tard à Michelle Bachelet, élue à la tête de la coalition « La Nouvelle majorité », plus progressiste que celle avec laquelle elle avait gagné la première fois en 2006 (la « Concertation »). Au Paraguay, les deux dirigeants néolibéraux qui ont obtenu le pouvoir grâce au coup d’Etat parlementaire sont aujourd’hui les hommes politiques les plus rejetés du pays. L’ « offre » conservatrice et néolibérale ne semble donc pas enthousiasmer la population quand elle arrive au pouvoir.
Cependant, il y a ce sentiment de plus en plus répandu au sein des secteurs progressistes que la stratégie et les programmes qui ont permis les conquêtes politiques, économiques et sociales dans la région ne sont plus suffisants pour prolonger et approfondir le cycle. L’absence d’actualisation et de rénovation pourrait même entraîner des reculs.
Il y a au moins trois questions qui s’imposent aux projets progressistes.
Premièrement, nous avons évolué en cohabitant avec des mécanismes clés de la mondialisation néolibérale, par exemple avec le développement des pires normes du marché du travail mondial et des pires salaires (comme par exemple en Asie) qui remettent en cause les conquêtes de la classe ouvrière des Etats providences. Or nos gouvernements ont réalisé l’exact opposé en améliorant les salaires et les conditions sociales. Mais, dans le même temps, ils ont maintenu l’intégration de nos pays à la mondialisation néolibérale. Il y a là une contradiction à résoudre.
Deuxièmement, les gouvernements progressistes ont battu le néolibéralisme sur certains aspects mais ne se sont pas attaqués à un problème central : l’héritage consumériste du « mode de vie américain » et l’industrie culturelle qui le promeut. L’augmentation du niveau de vie obtenue pour de nombreux secteurs sociaux s’est traduite par une augmentation de la consommation « globalisée ». Les consommateurs, futurs électeurs à l’élection présidentielle, exercent donc une pression pour que soient assurées les importations manufacturières venues des pays du centre du capitalisme. Si le gouvernement souhaite rester au pouvoir, il ne doit pas les contrarier. Cette pression se rajoute à celle des entrepreneurs locaux qui préfèrent se transformer en représentants commerciaux de produits asiatiques.
Il y aurait beaucoup à discuter sur ces deux points mais nous souhaitons surtout insister sur le fait que les politiques progressistes ne pourront avancer et être approfondies que dans le cadre du développement d’une stratégie d’intégration régionale qui pourra promouvoir la mise en place de « chaînes de valeur régionales », l’objectif étant d’encourager l’accès à des financements pour favoriser la production et l’accès à la technologie, et ainsi faire face au marché mondial. Aujourd’hui, nous avons recours aux financements chinois, ce qui soulage à court terme mais pose problème à moyen et long termes. En effet, cela créée une situation de subordination aux intérêts de la Chine qui se résument aujourd’hui prioritairement à l’extraction des matières premières de notre région (produits miniers, pétrole, produits agricoles).
Troisièmement, les gouvernements progressistes ont facilité le renforcement d’une nouvelle « bourgeoisie nationale », tant dans les secteurs productifs que dans les secteurs des services. Mais quelle est la relation de cette partie de la bourgeoisie avec le projet progressiste ? Cette question n’est pas un thème nouveau en Amérique latine. L’un des écueils des projets développementalistes du milieu du 20è siècle fut justement l’abandon des velléités nationales par les bourgeoisies locales. A l’heure actuelle, cette bourgeoisie est-elle disposer à rejoindre une alliance progressiste qui favorise un projet de contestation de l’ordre mondial imposé par les Etats-Unis ou préfère-t-elle intégrer les conspirations qui agissent pour en finir avec le « cycle progressiste » ? Ce problème fait partie d’une question déterminante : quels secteurs sociaux composent le sujet historique qui assurera la continuité de notre projet ?
Traduction : Fanny Soares
Edition : Mémoire des luttes
Source : http://www.mateamargo.org.uy/2015/08/13/desafios-al-ciclo-progresista-en-america-latina/