Les « Commentaires » d’Immanuel Wallerstein

Commentaire n° 341, 15 novembre 2012

Obama a gagné, et maintenant ?

lundi 17 décembre 2012   |   Immanuel Wallerstein
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Dans la population comme au sein du collège électoral, l’avance de voix qui a donné à Barack Obama sa victoire à l’élection présidentielle a été non négligeable. Pour les élections au Sénat, exception faite d’un cas, les démocrates l’ont emporté dans tous les scrutins qui s’annonçaient serrés. Ces résultats – un véritable soulagement pour le camp démocrate – ont stupéfié les républicains qui pensaient la victoire à portée de main. Le monde entier souhaite désormais comprendre le sens de ces élections pour l’avenir immédiat des Etats-Unis et de la planète. Il n’y a pas de réponse simple.

Quid d’abord de la politique étrangère ? Les Etats-Unis souhaitent poursuivre leur politique impériale à travers le monde mais ils se confrontent à un problème très simple : leur capacité à atteindre leurs buts s’est considérablement affaiblie, ce que les élites (dont Obama) refusent de reconnaître. Celles-ci continuent de présenter les Etats-Unis comme la nation « indispensable » et le « plus grand pays » que le monde ait jamais connu. C’est là une contradiction que les dirigeants étasuniens ne savent pas gérer. Quant aux citoyens ordinaires, un sondage sortie des urnes indiquait que seuls 4% d’entre eux ont intégré comme critère de vote cette question de la politique étrangère. Pour autant, il n’en reste pas moins que la plupart des citoyens des Etats-Unis continue d’adhérer au credo selon lequel leur pays est l’étalon-or des nations.

Il faut donc s’attendre à ce que Barack Obama continue d’agir comme avant : des discours musclés mais, dans les faits, une politique prudente, aussi bien à l’égard de l’Iran, de la Syrie, d’Israël, de l’Egypte, du Pakistan, de la Chine, du Mexique que de la plupart des pays. Sans surprise, cette façon de procéder exaspère les autres Etats et toutes sortes d’acteurs politiques dans le monde. Il n’est pas certain qu’il puisse longtemps continuer sans risque cet exercice permanent d’équilibriste, tant les Etats-Unis s’avèrent désormais incapables de contrôler ce que font les autres pays.

Le président est tout aussi impuissant, ou presque, dans le domaine économique, tant au niveau national que mondial. Je doute fort qu’il parvienne à réduire significativement le chômage aux Etats-Unis et il faut donc s’attendre à un rebond républicain en 2014 et en 2016. Dans l’immédiat, la question cruciale est celle de la bien mal nommée « falaise fiscale » : il s’agit de savoir qui va devoir supporter, pour l’essentiel, le fardeau du déclin économique du pays.

Sur toutes ces questions, alors qu’il a été élu sur des promesses dites « populistes », Barack Obama conduit une politique de centre-droit. Il recherche désormais un accord avec les républicains : des hausses d’impôts pour les riches et, en contrepartie, de coupes importantes dans les dépenses de santé, et peut-être aussi dans les retraites, pour le reste du pays. Une austérité « made in USA ».

Ce compromis est mauvais pour la grande majorité des étasuniens, mais Barack Obama est déterminé à l’imposer. L’accord pourrait toutefois capoter si la droite du Parti républicain était assez bête pour le rejeter, ce que veut éviter le monde des affaires qui fait pression sur l’ensemble des républicains pour l’accepter. A l’inverse, les syndicats et la gauche (à l’intérieur du Parti démocrate comme en-dehors) y sont hostiles, mais leur opposition s’est avérée jusqu’à présent beaucoup moins efficace que l’engagement des forces oligarchiques en sa faveur. Il s’agit là d’une lutte des classes des plus traditionnelles où les 99% ne sont pas jamais sûrs de l’emporter.

Sur les questions de société, qui lors du dernier scrutin ont constitué une vraie ligne de fracture entre les républicains et les démocrates, les électeurs ont battu à plate couture les hommes des cavernes. Le mariage homosexuel a été adopté dans les urnes par quatre Etats, et l’évolution de l’opinion publique indique une tendance de fond vouée à se poursuivre.

Plus important encore, le vote des Africains-Américains et des Latinos en faveur d’Obama et des démocrates a constitué un véritable raz-de-marée. Les procédés détestables employés par certains gouverneurs républicains pour empêcher ces populations de voter se sont retournés contre leurs promoteurs, et cet électorat s’est même davantage mobilisé que lors du scrutin précédent. Pour les Latinos, la question clé était la réforme des lois sur l’immigration. Désormais, des personnalités de premier plan du Parti républicain (comme Jeb Bush, un possible futur candidat à la présidence) déclarent que les républicains doivent s’associer à cette réforme pour espérer de nouveau l’emporter dans un scrutin national (ainsi que dans plusieurs Etats). Selon moi, le Congrès est maintenant en mesure d’adopter une loi sur le sujet.

Barack Obama a beaucoup déçu ses nombreux partisans sensibles aux questions écologiques et environnementales. Il a tenu de beaux discours mais a peu agi, en raison notamment des réticences d’une autre partie de ses partisans – les syndicats –, soucieux avant tout de la protection de l’emploi. Le président parle pour ne rien dire et continuera probablement de le faire. Il fait toutefois légèrement mieux sur le sujet que Mitt Romney, lequel aurait fermé les agences gouvernementales qui tentent tant bien que mal de protéger l’environnement.

Sur la question des libertés publiques, le bilan de Barack Obama est également mauvais, sinon pire par certains aspects que celui de George W. Bush. Il est parti en guerre contre les « lanceurs d’alerte », ces personnes qui dénoncent publiquement les scandales au sein des institutions. Il n’a pas procédé à la fermeture de Guantanamo et continue d’être un soutien zélé du Patriot Act. Il se sert de drones pour assassiner les ennemis présumés des Etats-Unis. Sur tous ces sujets, il a reçu le soutien de la plupart des membres du Congrès et, en général, des tribunaux. Il n’y a aucune raison de penser qu’il changera de politique en la matière.

Par ailleurs, tous les quatre ans, la question des nominations à la Cour suprême est l’une des grandes raisons évoquées pour soutenir le candidat démocrate à la présidence. Il est vrai que, si Mitt Romney eût été élu et que l’un des juges non conservateurs fût mort ou eût démissionné durant son mandat, la Cour aurait viré très à droite pour toute une génération.

Que va-t-il se passer maintenant que Barack Obama a été réélu ? Quatre juges ont plus de 70 ans et il n’existe pas d’âge obligatoire de départ à la retraite. Aucun d’eux ne semble prêt à démissionner, pas même la juge Ruth Bader Ginsburg qui a pourtant été malade à plusieurs reprises. Barack Obama aura une occasion de changer la donne si le juge Anthony Kennedy démissionne ou décède et si son confrère, Antonin Scalia, vient à disparaître (puisqu’il ne compte certainement pas démissionner). Il est bien sûr impossible de prévoir ce qui va se passer. Mais si cela se produit, la réélection de Barack Obama aura permis en effet de changer les choses.

Pour terminer, que dire de l’avenir de la politique étatsunienne ? Il règne ici une grande incertitude. Les républicains semblent s’engager dans une guerre interne opposant les conservateurs du Tea Party aux autres membres du parti. Ces derniers considèrent que les républicains ont gâché toutes leurs chances de s’emparer du Sénat quand, lors des primaires internes, des candidats extrémistes présentés par le Tea Party ont été préférés à des « candidats sûrs ». Seuls 11 % des voix pour Mitt Romney sont venues de non-Blancs. Or le pourcentage d’électeurs latinos continue d’augmenter, y compris dans les Etats acquis actuellement aux républicains comme le Texas et la Georgie. A l’inverse, si les républicains commencent à se recentrer, ne risquent-ils pas de perdre une part importante de leurs électeurs traditionnels qui préféreront l’abstention ?

Les démocrates font face à un problème similaire quoique moins grave. Ils ont été élus grâce aux voix d’une « coalition arc-en-ciel » composée de femmes (en particulier de mères célibataires et de femmes actives), d’Africains-Américains, de Latinos, de juifs, de bouddhistes, d’hindous, de syndicalistes, de pauvres et de diplômés. Leurs attentes sont en contradiction avec les vœux de ceux qui contrôlent le parti, y compris Barack Obama. Cette fois-ci, la base est restée loyale. Mais lorsque certains ont soutenu des candidatures indépendantes, ils l’ont fait uniquement dans des Etats où les démocrates ne pouvaient perdre. Dans aucun des Etats tangents (« swing state »), des candidatures tierces n’ont été mesure de faire basculer l’élection.

La gauche du parti va-t-elle rallier d’autres partis ? Si c’est peu probable aujourd’hui, ce n’est pas impossible à l’avenir. Tout dépendra, d’une part, de la gravité de la dégringolade des Etats-Unis dans les quatre années à venir et, d’autre part, de la propension de Barack Obama à céder aux thématiques « populistes ».

En conclusion, la réélection de Barack Obama a certes quelque peu changé la donne, mais bien moins que ce que prétendent ou craignent les républicains. Une fois encore, je tiens à rappeler que nous vivons dans un monde chaotique en pleine transition, où des changements imprévisibles font partie de notre réalité quotidienne, y compris en matière d’allégeances politiques.

 

 

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Ces commentaires, bimensuels, sont des réflexions consacrées à l’analyse de la scène mondiale contemporaine vue dans une perspective de long terme et non de court terme.





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